Le film est sorti en salle mercredi dernier, je l'ai vu dimanche. Bouleversant, comme la version courte diffusée par Arte dont nous avons longuement parlé ici même. A ma grande surprise, la salle du Panthéon était pleine. Le public, malheureusement, était globalement âgé, comme si ce genre de problème ne touchait pas les jeunes générations.
Pas grand-chose à ajouter à ce que nous avons déjà dit sinon que le père finit par revenir au village avec une femme et la fille de celle-ci. Pour Yingying, elle sera visiblement une marâtre. Sa fille, qui semble avoir elle aussi une dizaine d'années, est dispensée de la corvée de lessive et est mieux habillée que les petites qui reviennent de la ville avec les habits qu'elles avaient en partant. Yingying, quant à elle, n'a pas changé une seule fois de sweat-shirt durant tout le tournage qui s'est pourtant déroulé sur plusieurs mois,d'octobre 2010 au Nouvel An de 2011 au moins, en février donc.
Wang Bing a beau dire, Yingying ne connaît rien des joies de l'enfance. Pas question qu'elle fasse ses devoirs quand il faut s'occuper des bêtes : "Tu es encore dans tes livres ?”, lui reproche son grand-père un jour qu'il rentre seul les moutons… Pour le grand-père, Yingying a d'abord le tort d'être née fille ; Wang Bing dit en effet dans une interview avoir rencontré la mère des trois fillettes dans le sud du Yunnan en 2013 : "Elle s'est remariée et a deux autres enfants, c'est une femme honnête, bienveillante, qui a eu de gros problèmes relationnels avec la famille dupère, furieuse de ne pas avour d'héritier mâle." Le grand-père ne voit donc en Yingying qu'une bouche inutile même si elle s'éreinte à faire paître les moutons, à préparer la pâtée des cochons, à ramasser du crottin, des pommes de pin, à ramasser du fourrage pour les bêtes et à porter des charges trop lourdes pour elle. A plusieurs reprises, il lui reproche son "appétit" et lui dispute même le peu qu'elle mange : il lui affirme qu'elle ne pourra finir son bol et lui ordonne d'en donner une partie à ses soeurs. Comme si elle comprenait ce qu'il y a d'insupportable dans cette remarque, la toute petite, Fenfen, répond, en mandarin, parlant d'elle à la troisième personne, "Fenfen aussi est rassasiée" : 粉粉也吃饱了![Fěnfěn yě chī bǎo le] : l'expression, en chinois, évoque vraiment un sac débordant de nourriture.
Visiblement, les petites ont appris le mandarin à la ville et la nouvelle femme apporte avec elle des habitudes alimentaires rapportées de celle-ci : on mange des nouilles à leur arrivée. Mais les scènes consacrées à la vie urbaine du père ont été supprimées du film qui se consacre avant tout à la vie de Yingying à la campagne.
Par contre, on y voit une fête de Nouvel An chez le grand-oncle, le seul repas où l'on mange de la viande, qui n'était pas dans le documentaire d'Arte. Le chef du village, convié au festin, explique à ses concitoyens qu'il devra prélever plus d'impôts encore que l'année précédente : 10 yuans de plus, mais sachant bien que les villageois sont trop pauvres pour les payer, il affirme qu'il n'organisera pas la réunion au cours de laquelle il est censé en exiger le paiement. Il explique que le Parti fait construire des maisons en ciment dans de "nouveaux villages" qu'il s'agit de financer et que les autorités sont intraitables, pour cent yuans d'impayés, elles confisquent le bétail. Quand on connaît le degré de corruption des cadres et l'ampleur des détournements de fonds, on ne peut qu'être très en colère devant la misère de ces gens qui n'ont même pas un morceau de savon pour se laver, qui vivent encore dans des maisons en torchis, couvertes de chaume et rongées d'humidité... Je le disais à propos du documentaire d'Arte, les bêtes sont mieux traitées que les hommes dans ce hameau délaissé du miracle chinois. Les bêtes, sauf le chat, une bouche inutile lui aussi mais qu'il faut bien tolérer sans doute pour qu'il chasse les rats et les souris : on l'entend miauler désespérément à longueur de repas....
La bande son est particulièrement remarquable ; aucune musique, aucune voix off, mais des moments forts : Zhenzhen chantant une comptine disant que sa maman est "la meilleure des mamans", le silence de Yingying, sa toux, obsédante, et sa respiration coupée par l'altitude, le brouhaha de la classe où elle tente, en vain, de lire à l'unisson de ses camarades, le remugle des cochons mangeant leur pâtée ou le bêlement des moutons, le vent s'engouffrant bruyamment dans le micro de la caméra, les pleurs ou les rires de la petite Fenfen, tout cela contribue à donner au film une vérité bouleversante.
Wang Bing ne l'a sans doute pas fait exprès mais les couleurs de son film et les scènes de repas évoquent les toiles des frères Le Nain ou Le Mendiant de Murillo. Mais on peut difficilement, ici, regarder les images avec la distance qu'autorise la peinture de Le Nain et avoir une approche esthétique du film...
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