Jia ZhangKe : Au-delà des Montagnes

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Jia ZhangKe : Au-delà des Montagnes

Messagepar laoshi » 28 Fév 2016, 07:13

Raymond Delambre nous a déjà donné son point de vue sur le film sous le titre anglais Mountains may depart, je crée un sujet en français pour ceux qui ne connaissent pas le titre anglais.

La première chose que je vous propose, c'est de voir la bande annonce, elle donne déjà une idée de ce qui va suivre.

Jia Zhang Ke aurait-il mis de l’eau dans son vin ? Malgré le concert de louanges qui a accueilli le film, je ne suis pas convaincue. Quiconque a vu A Touch of sin
注定 [tiān zhùdìng], ne peut en effet qu'être étonné, voire déçu, par Au-delà des montagnes, [shān hé gù rén] (littéralement « les vieux amis sont comme la montagne et le fleuve »)

Entre les deux oeuvres, pourtant, Jia Zhang Ke a tissé d’évidentes passerelles. La structure est un peu la même, des personnages dont les destins et les itinéraires se succèdent et se croisent : là, par hasard, ici, parce qu'ils sont de vieux amis que la vie a unis puis séparés et qu’elle réunira peut-être au gré des vagues dont on suit le flux et le reflux : Tao, dont le nom signifie justement « les grandes vagues » en chinois, les oscillations de la foule qui assiste au spectacle du Nouvel An (magnifique image), les ondulations de la main et du bras dont les jeunes gens enthousiastes accompagnent la danse inaugurale et la danse de clôture du film, autant de mises-en-abyme de cette clef symbolique….

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Le film commence dans une cité charbonnière du Shanxi, comme A Touch of sin, et les paysages de Fenyang (la ville natale de Jia Zhang Ke) avec leurs rues poussiéreuses, leurs chantiers d’extraction à ciel ouvert, leurs fils télégraphiques envahissants ont le même aspect de désespérance que ceux de Wujinshan.

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Mais Wujinshan était symboliquement placé sous la tutelle de Mao, verrouillé par un Parti gangrené par la corruption, Fenyang, au contraire, vit à l’ère de la mondialisation heureuse (?) et de l’Ouverture. Le kitsch capitaliste a remplacé le kitsch maoïste mais le mauvais goût demeure, intact !

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D’un film à l’autre, l’eau semble avoir coulé sous les ponts, à l’image du Fleuve Jaune en plein dégel dont la « la neuvième courbe » arrête symboliquement la voiture des jeunes gens qui rêvaient d'évasion au début du film… Pourquoi quitter la Chine en plein dégel après tout ? La Chine a le vent en poupe ! Nul doute que le renminbi aura remplacé le dollar en 2025, comme le dira l'un des camarades de Daole...

Le rebelle qui faisait un carnage dans la mine de Wujinshan a fait place à Liangzi, le mineur résigné (il deviendra mingong), et le tigre dont le justicier arborait l’emblème vengeur sur sa carabine est devenu inoffensif derrière les barreaux de sa cage ; l’image se retourne d'ailleurs comme un gant et l’on ne sait plus qui de l’homme ou du fauve est enfermé…

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Comme dans A Touch of sin, les personnages sont accompagnés d'un totem animal et cette fois, ce sont tous des signes du zodiaque chinois, dont la signification symbolique est transparente : le tigre (dompté par l'homme) pour Liangzi, le chien, emblème de la fidélité mais aussi de la soumission pour Tao et le singe du Pèlerinage vers l'ouest pour Daole, émigré en Australie, que son professeur de chinois compare explicitement à Su Wukong :

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[nà nǐ shì sū wù kōng] "alors tu est Su Wukong"

Le TGV ne déraille plus dans Au-delà des Montagnes, les mingongs le regardent passer à pleine vitesse, sans amertume apparente :

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seul un vieux camion de charbon s'embourbe, vite dégagé par les villageois venus prêter main forte au conducteur malheureux ou ramasser quelques morceaux de charbons tombés de la remorque pour leur usage personnel.
Bref, c'est un film bien sage qu'a fait ici Jia Zhang Ke...

Qaunt aux explosions violentes d’A Touch of sin, elles reviennent ici en mode mineur : certes, un avion qui venait ensemencer un forêt (?) s'écrase sans qu'on sache s'il s'agit d'un attentat ou d'un accident (merci à Raymond Delambre d’éclairer cette scène), mais les feux d'artifice du Nouvel An ont pris le pas sur les attentats ; significativement, Zhang Jinsheng renonce à faire exploser la bombe qu'il avait préparée pour éliminer son rival, quant au pistolet avec lequel l'ouvrier révolté faisait un carnage en pleine rue, il n'est plus qu'un gadget inutile dans les mains du patron-voyou qui "n'a pas d'ennemi" . Corrompu, Zhang Jinsheng l'est pourtant, comme le patron de la mine qu'éliminait Dahai, mais personne ne s'en prend à lui : Daole ne tirera pas sur son père, dont il a pris le pistolet, et l'un de ses amis conseillera à Zhang Jinsheng de rentrer dans cette Chine qu'il a quittée en plein dans la "campagne anti-corruption", autrement dit, sous le règne de Xi Jinping...
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Le Voyage vers l'ouest revisité

Messagepar laoshi » 28 Fév 2016, 10:59

L'image dont je parlais plus haut, celle du Singe Su Wukong et de son voyage vers l'ouest, me semble la clef du film :

On est en 1999 et les jeunes gens qui dansent, au tout début du film, sur Go West, une chanson du groupe américain Village People (1979) dans la version anglaise des Pet Shop Boys (1993), proclament d’emblée leur désir d’en finir avec les contraintes de la vieille société, de voler de leurs propres ailes, et surtout de partir, de quitter la mère-patrie pour l’espace symbolique de l’ouest, de cet Occident d’où viennent leurs jeans, leurs appareils stéréos et la musique qu’ils aiment.

Les paroles de la chanson qu’on entend dans le film ne laissent aucun doute à ce sujet :

    (Together) We will go our way Ensemble nous irons notre chemin
    (Together) We will leave someday Ensemble nous partirons un beau jour
    (Together) Your hand in my hand Ensemble, main dans la main
    (Together) We will make our plans Ensemble nous ferons des projets
    (Together) We will fly so high Ensemble nous volerons si haut
    (Together) Tell all our friends good-bye Ensemble, disons au-revoir à tous nos amis
    (Together) We will start life new Ensemble nous recommencerons notre vie à zéro
    (Together) This is what we'll do Ensemble, c’est ce que nous ferons

    (Go West) Life is peaceful there Aller à l’ouest, là-bas, on vit en paix
    (Go West) In the open air Aller à l’ouest, à l’air libre
    (Go West) Where the skies are blue Aller à l’ouest, où les cieux sont bleus
    (Go West) This is what we're gonna do, Aller à l’ouest, voilà ce que nous allons faire !

Tao, la jeune femme qui mène cette danse endiablée, rêve d’avoir les pommettes moins saillantes, à l’image des femmes occidentales qui sont devenues son idéal :

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Mais curieusement, Tao, toujours à l'image de la vague dont elle porte le nom, est aussi la gardienne de la tradition et de la Chine éternelle à laquelle le film invite inlassablement à revenir :

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C’est elle qui conduit le
秧歌 [sǎn tóu yāng gē], le "yangge des ombrelles". Or, comme l’a montré Florence Graezer-Bideau et comme nous l’avons déjà vu dans une autre rubrique, la danse du yangge est "un outil de propagande qui a servi de pierre angulaire à la construction de la politique culturelle au temps de Mao" et, plus récemment, "à la promotion de la civilisation spirituelle socialiste, par un Parti communiste chinois en quête de légitimité".

Que le texte mi-déclamé mi-chanté dont Tao a composé les paroles pour l’entrée dans le millénaire soit un hymne à la mère-patrie n’a donc rien d’étonnant :

    Notre ville natale est Fenyang
    Près de la porte du dragon
    Renommée pour ses montagnes et pour ses rivières
    Une brume pourpre auréole la pagode Wenfeng
    Nous entrons fièrement dans le nouveau siècle

L’Orient est rouge,
disait-on au temps de Mao….

D'emblée, donc, tout est dit…. Tao, en chien fidèle, sera la gardienne du Temple et la gardienne des clefs, elle aura beau se marier devant une photo de Sidney, elle restera à jamais attachée à la vieille pagode de Fenyang auréolée de rouge, elle rendra à Liangzi les clefs qu’il a jetées derrière lui en quittant son domicile, elle confiera celles de sa propre maison au petit Daole pour le retour de l’enfant prodigue dans sa mère-patrie.

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Significativement, lorsque Zhang Jinsheng lui promet de l’emmener jusqu’en Amérique avec sa berline flambant-neuve (rouge comme il se doit !), Tao le rappelle à la réalité géographique mais aussi… politique : "il faudrait traverser le Pacifique !", aussi, Macao, qui, précise-t-elle, va justement revenir dans le giron de la Chine éternelle (nous sommes en 1999), suffira-t-elle à son bonheur…. Macao, dira-t-on, est une île, et on voit mal comment Zhang Jinsheng pourrait faire voguer jusque-là sa voiture allemande. Peu importe, ce qui compte, c’est le symbole idéologique. Toutes les îles chinoises reconquises ou revendiquées par la Chine communiste sont d’ailleurs présentes dans le film : Hong Kong, que Liangzi aimerait tant visiter, et bien sûr Taïwan, évoqué de manière obsédante par la chanson de Sally Yeh, Take Care
[zhēn zhòng] Prends soin de toi.

Et cette chanson emblématique de Taïwan n'est pas seulement une chanson de nostalgie amoureuse :


縱在地一也等你 [zòng zài liǎng dì yì shēng yě děng nǐ]bien que nous soyons sur deux terres (séparées), je t'attendrai toute ma vie

On ne saurait être plus explicite !

Métaphore de la mère-patrie, Tao hésite comme par hasard entre deux hommes. L’un, Zhang Jinsheng, est patron, l’autre, Liangzi, ouvrier. « Entre les deux mon cœur balance », comme disent les petits enfants. Mais pourquoi donc Tao, si elle est bien, comme je le pense, l’incarnation de la Chine, préfère-t-elle l’exploiteur au prolétaire ? Là encore, c’est à une lecture symbolique qu’il faut recourir pour le comprendre. Tao est professeur de mathématiques, on le comprend à l’allusion qu’elle fait aux « deux étudiants » qui l’ont mise en retard et à ses jeux de mots : lorsque Liangzi lui suggère de « l’étudier », elle lui demande s’il est « un problème d’algèbre ou de géométrie » et elle fait la même demande à Zhang Jinsheng lorsqu'il lui parle, à son tour, de ses « problèmes » ; "un triangle, c'est solide", affirme-t-elle pour défendre sa volonté de garder intact le trio qu'elle forme avec les deux hommes. Or, comme chacun sait, les mathématiques sont l’emblème du savoir rationnel. Si Tao garde au cœur une tendre inclination pour Liangzi (comme le Parti pour les travailleurs), elle ne peut rester indifférente aux séductions de la modernité, du luxe et de la débrouillardise qu’incarne le capitaliste Zhang Jinsheng (comme le Parti pour les nouveaux-riches).

Il faut bien regarder la réalité en face, l’économie de marché l’emporte en efficacité sur le communisme et la spéculation supplante déjà le petit commerce que symbolise la boutique du père de Tao et son antique boulier, manipulé, comme par hasard, par le gentil Liangzi ! Zhang Jinsheng, patron d’une station-service, jeune voyou aux dents longues, enrichi par la flambée du pétrole et le nouveau culte de la voiture, peut désormais faire la pluie et le beau temps dans la ville, racheter pour une bouchée de pain la mine dont la valeur s’effondre avec celle du charbon et virer sans ménagement Liangzi.
Et quand le cours du charbon remontera, le jour même de son mariage, il deviendra richissime par le miracle de la spéculation.

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Tao n’ignore rien de cette logique arithmétique ! A terme, le charbon est condamné : les mineurs pourront bien errer de mine en mine, comme Liangzi qui songe au Hebei ou au Henan, voire, comme son ami, devenu contremaître (un stylo dans la poche de poitrine de son bleu de travail en témoigne), s’endetter (30 000RMB) pour décrocher un brevet de prospection à Almaty, au Kazakhstan, où l'on construit un oléoduc, les ouvriers seront les sacrifiés du boom économique de la « nouvelle Chine ».

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Les valeurs de solidarité, de vie collective, que symbolise le bain tout à la fois ludique et hygiénique des mineurs après le travail, sont détrônées par l’individualisme conquérant des nouveau-riches.

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Convertie au principe de réalité (toujours comme le Parti), Tao se résigne, après son divorce, à laisser à Zhang Jinsheng la garde de leur fils, Daole (eh oui, il s’appelle « Dollar » par la volonté de son père !) afin qu’il puisse bénéficier du meilleur enseignement dans un école internationale de Shanghai et qu’il ait la possibilité de réaliser son propre rêve de jeunesse : « aller à l’ouest », rejoindre cet Eldorado qu’est l’Australie, à défaut, sans doute de l’Amérique…. Mais Tao n’oublie pas les valeurs qui sont au fondement de la « libération » de la Chine ! Lorsqu’elle apprend que Liangzi, revenu avec femme et enfant au pays, est atteint d’un cancer au poumon, elle vient poser devant lui une liasse de billets qui paiera l’opération et la chimiothérapie, puisque, désormais, dans la Chine communiste, les pauvres n’ont plus rien à attendre de l’Etat !

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Cette bienveillance à autrui, cette idéologie du « care » que les Américains nous ont transmise depuis quelques années (on a même identifié récemment un gêne du « care » !) et que les Chinois connaissent sous le nom de Qing Yi, est précisément, selon Jia Zhang Ke, le thème central du film. Il est mis-en-abyme, non seulement par la chanson de Sally-Yeh, Take Care (littéralement « prendre soin » de quelqu’un, « faire attention » à autrui) mais aussi par un personnage mystérieux du film, un petit garçon portant une hallebarde ornée d’un plumet rouge qu’on voit errer par les rues,

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il l'est aussi par la statue du Dieu Guan Gong que l'on prie dans la mine et à la maison :

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Voilà ce qu’en dit Jia Zhang Ke lui-même :


Jia Zhang Ke a écrit:
Cette région est aussi très attachée à une notion qui est le sujet du film, et qu’on exprime en chinois par les caractères Qing Yi. Cela désigne une notion très forte de la loyauté envers ses proches, qu’il s’agisse de sa famille, de la personne qu’on aime ou de ses amis. Cette idée, qu’on peut comparer à ce qu’on a appelé en Europe au Moyen Age la « foi jurée », est centrale dans les romans de chevalerie. Elle est incarnée dans la mythologie chinoise par Guan Gong, le dieu de la guerre. Son attribut traditionnel est cette longue hallebarde avec un plumet rouge, cet objet qu’on voit réapparaître dans chaque partie du film. Il est porté par quelqu’un qui semble errer sans but, comme s’il ne savait plus que faire de cette vertu.


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Le titre du film, « les vieux amis sont comme la montagne et le fleuve », autrement dit, leur amitié est inébranlable, est lui-même un emblème de cette idéologie du "care".

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Jia ZhangKe, la Chine et les rites

Messagepar laoshi » 02 Mars 2016, 14:25

Formidable ethnographe de la Chine en mutation, Jia Zhangke a en partie construit son film sur l’opposition de deux femmes, la mère, Tao, et la marâtre, la nouvelle femme de Zhang Jinsheng qu’on ne voit jamais mais qui apparaît comme une femme virtuelle, une voix (et une voie) étrangère, sortie de la tablette avec laquelle elle communique, en anglais, avec le petit Daole.

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Tao, gardienne du temple, attachée à sa pagode, incarne la Chine éternelle et le respect des rites : le nouvel an, avec ses lions dansant au son du suona et des percussions, la confection des raviolis, celle des « pêches d’immortalité »
寿 [shou tao], que son père emporte pour l’anniversaire de son ami, les funérailles avec leurs couronnes de fleurs en papier et leurs effluves d’encens. Pas question pour Tao de laisser le corps de son père partir en fumée ou de laisser sa dépouille dans la ville lointaine où il s’est éteint entre deux moines bouddhistes providentiels ; elle fera rapatrier son corps en ambulance pour une somme exorbitante (12000 RMB) et exigera de son ex-époux qu’il laisse Daole venir assister à la cérémonie pour assurer à son père le statut d’ancêtre qu’elle ne peut lui donner en tant que fille. Comme il se doit, Tao pleurera bruyamment pendant les funérailles et l’on sent bien que son chagrin, réel pourtant, n’est pour rien dans ces lamentations rituelles. Et c’est avec la même dévotion que l’épouse de l’aviateur mort dans le crash de son appareil vient brûler de la monnaie funéraire à l’endroit même où il s’est tué.

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Pourtant, la tradition est compromise à l’heure de la mondialisation : en 2014, la farine des pêches d’immortalité n’a plus la saveur d’antan, Tao n’a plus le cœur de composer les paroles du yangge des ombrelles et elle doit faire violence au petit Daole pour qu’il s’agenouille devant le cercueil de son grand-père. Déjà, les funérailles se font au milieu de nulle part, dans un terrain vague désolé, quant au mariage, il se fait désormais en blanc (et non plus en rouge) et le maître de cérémonie qui préside aux salutations entre époux abandonne les prosternations aux vieux parents, au Ciel et à la Terre pour une parodie grotesque du rite ancien : comme par hasard, on célèbre les noces de la meilleure amie de Tao et d’un cadre européen de la banque qui abrite la cérémonie. Comme l’architecte qui a substitué deux lions d’un kitch consternant aux traditionnels gardiens de la porte, le Monsieur Loyal du jour célèbre les noces de la Chine et de l’Occident : il prédit au marié qu’il finira « directeur de la Banque de Chine » et lui fait dire, dans un sabir affligeant, comble du chic à ses yeux, « 我很 happy », "wo hen happy", « je suis très happy ».

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Comme le montre bien Raymond Delambre, comme nous l’avons déjà vu à propos d’A Touch of sin, la question de la langue est en effet essentielle pour Jia Zhangke : perdre sa langue, c’est une autre manière de perdre sa terre et son âme. Peu importe que Tao ne comprenne pas le cantonais, la chanson de Sally Yeh la touche profondément.

Que Daole ne puisse plus communiquer avec son père que par le traducteur de Google interposé, qu’il doive réapprendre, laborieusement, sa langue maternelle en Australie, en dit long sur l’ampleur de la déculturation des Chinois d’outre-mer devenus anglophones. Comme par hasard, la leçon du jour porte sur le mot « patronyme » (je devrais dire « matronyme »),
, en chinois. Le caractère [xing], souvenir probable d’une société matriarcale, est composé de la clef de la femme 女 [nü] et du composant [sheng], « naître » ; il signifie littéralement « descendant de femme ». Daole, qui dit n’avoir pas de mère, avoir perdu jusqu’au souvenir du nom de sa mère, n’a plus rien d’humain, tel le singe Su Wukong, le héros du Voyage vers l’ouest auquel le compare son professeur [nà nǐ shì sū wù kōng] "alors tu est Su Wukong", lui dit-elle, 从石头缝里蹦山来的 « tu habitais une grotte et tu gambadais dans les montages, c’est là d’où tu sors »…

Mais le retour en arrière n’est plus possible pour Daole, la brève liaison qu’il a avec cette mère de substitution, expatriée comme lui, tourne court, il ne rentrera pas dans la mère-patrie. En le privant de sa langue au profit de l’anglais, sa marâtre shanghaienne, qui croyait en faire un petit empereur, l’a non seulement ensauvagé, elle l’a aussi émasculé.

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Tao s’insurge contre le foulard qu’elle lui a attaché autour du cou car ce foulard, pour être de couleur jaune, couleur réservée à l'Empereur, n'en est pas moins féminin. Il symbolise d’une profonde aliénation, une véritable castration (là encore, je rejoins l'analyse de Raymond Delambre), et le vieux Zhang Jinsheng, rebaptisé « Peter » par sa nouvelle épouse, a perdu, avec ses armes devenues inutiles, son autorité paternelle et son statut viril.

Est-ce à dire que la Chine, pour Jia Zhangke, doit retourner à ses racines et à son culte de la force armée pour ne pas disparaître tout à fait au profit de la culture occidentale qu’elle s’est un peu trop empressée d’embrasser ? C’est ce que l’on peut se demander après avoir vu ce film très ambigu, même s’il se termine sur la belle image d’une Tao vieillie, dansant sur la musique du Go West de sa jeunesse, après avoir, symboliquement, enlevé le collier et la laisse de son petit chien.
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