闯入者, [chuǎng rù zhě], tel est le nom chinois de Red Amnesia, « rouge amnésie », de Wang Xiaoshuai.
Les deux titres se complètent admirablement. Le premier caractère du titre chinois, 闯, représente un cheval lancé au galop, 马 [mǎ], faisant irruption sous une porte, 门 [mén] (n’oublions pas que le chinois se lisait traditionnellement de droite à gauche : le cheval est vu de profil avec sa tête réduite à un trait dans le prolongement du corps, sa queue et ses pattes repliées sous le ventre) ; le deuxième caractère, 入 [rù], signifie « entrer » « à la maison », « à l’intérieur » ; 闯入 [chuǎng rù], c’est donc « faire irruption à l’intérieur » ; le dernier caractère, 者 [zhě], est un quasi-pronom qui permet de substantiver le verbe qui précède ; le titre tout entier signifie donc, « celui, celle, qui fait irruption à l’intérieur » ou « ce qui fait irruption à l’intérieur » ; on pourrait le traduire par « l’intrus » mais on manquerait alors la dimension dynamique du caractère chinois et l’ambiguïté entre la personne et l’impersonnel, voire l’indifférenciation chinoise entre le masculin et le féminin. Il vaudrait donc mieux, peut-être, traduire par « l’intrusion ».
Significativement, le jeune garçon à la casquette rouge qui s’introduit bel et bien dans l’appartement de Mme Deng apparaît, comme le cheval du caractère 闯 [chuǎng], encadré sous une porte (d'abord sous une porte de lune puis sous une porte dont l'armure métallique reproduit quasiment le caractère 门 [mén]), invisible pour les caméras de surveillance mais bien visible aux yeux de la vieille dame.
le garçon à la casquette rouge encadré sous une porte de lune
le garçon à la casquette rouge encadré sous une porte dessinant le caractère 门
Car ce qui fait brutalement irruption dans la vie de Mme Deng est tout à la fois une personne et un phénomène psychique : ce jeune homme est pour elle le fantôme du vieux Zhao, qui vient de mourir au Guizhou, et le visage de son propre passé. L’image de la vieille dame prenant place à son tour sous la porte est très symbolique à cet égard. Ses vieux amis ont beau lui dire que « le passé, c’est du passé » (过去是过去), selon une formule tautologique que l’on entend très souvent en Chine, ce passé-là ne passe pas.
La vieille dame encadrée sous la porte de lune
En écho à Zhang Yimou, qui symbolise l’interdit de la mémoire pesant sur la société chinoise à travers l’amnésie de son héroïne, victime de la maladie d’Alzheimer dans Coming Home, Wang Xiaoshuai fait d’un souvenir obsédant le symptôme d’une maladie collective : privée de mémoire historique, la Chine « souffre de réminiscence », comme disait Lacan de l’hystérique. Ce passé qu’elle ne veut pas regarder en face lui revient sans cesse de manière fantomale. Malgré le déni des autorités, qui veulent absolument que Mme Deng soit frappée, justement, de la maladie d’Alzheimer, la vieille dame ne délire pas : 我没做梦, 我跟你们说的都是真的, « je n’ai pas rêvé, tout ce que je vous dis est la pure vérité » ! Sans doute Mme Deng est-elle un peu sourde (elle ne sait plus de quelle oreille, la droite ou la gauche, surdité symbolique, bien entendu) mais elle sait parfaitement que le téléphone (rouge, comme il se doit !) ne cesse de sonner chez elle et qu’aucune voix ne lui répond.
le téléphone rouge, les photos anciennes et les appels du passé
Ces coups de téléphone anonymes et silencieux se réduisent à « un souffle » (notion essentielle dans la psychologie chinoise) : 有时候能听见人喘气, « à certains moments, on peut entendre quelqu’un haleter », dit la vieille dame, comme si un esprit, une âme, voulait entrer en communication avec elle. Derrière elle, les photos du temps passé donnent corps à sa hantise. Bientôt, elle parlera explicitement de fantôme, 鬼魂 [guǐ hún]. Car ce n’est pas parce que les caméras officielles n’ont pas enregistré la présence du garçon à la casquette rouge sous la porte de lune (là encore, on ne peut s’empêcher de penser qu’il s’agit d’une cécité très symbolique) qu’il n’existe pas !