Zhang Yimou : La Grande Muraille et les taotie

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Zhang Yimou : La Grande Muraille et les taotie

Messagepar laoshi » 03 Fév 2017, 09:45

长城 [Cháng Chéng], La Grande Muraille, le dernier film de Zhang Yimou, prétend raconter l’une des innombrables légendes qu’a suscitées la Grande Muraille, en l’occurrence, celle de l’attaque de l’Empire par les [tāotiè], des monstres épouvantables et voraces dont les bronzes rituels de la dynastie Shang et de la dynastie Zhou lui ont fourni le modèle terrifiant.

En réalité, les mythes associés au taotie ne nous sont pas parvenus, on ne connaît ce monstre glouton qu’à travers les représentations qu’en donnent les objets de culte et, en particulier, les bronzes antiques.

Le masque taotie
[tāotiè wén] est un masque zoomorphe (ou plutôt tératomorphique) à symétrie bilatérale, représentant une face hideuse aux deux yeux grands ouverts et sans mâchoire inférieure ou presque.

Les taotie, que les érudits de la dynastie Ming répertoriant les motifs iconographiques de l’architecture et des arts plastiques comptent parmi les 9 fils du Dragon (
九子), « aiment boire et manger » . Les deux caractères qui composent le mot taotie contiennent d’ailleurs le composant [shí], qui signifie « manger », « nourriture », « aliments pour animaux » et c’est précisément sur les vases destinés aux offrandes alimentaires qu’on trouve le plus souvent leur image stylisée.

Une verseuse gong du Musée Guimet donne une représentation particulièrement saisissante.

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verseuse cong à décor de taotie, Musée Guimet

Selon certaines théories, ces masques auraient été portés par les chamanes ou par les rois-divins qui assuraient la communication des hommes et de leurs ancêtres défunts. Il est probable en tout cas que ces animaux mythologiques aient un rapport avec la religion puisque les objets sur lesquels ils sont gravés avaient eux-mêmes un rôle cérémoniel. Les vases ding, souvent porteurs de ces masques, étaient utilisés pour des offrandes rituelles de nourriture à l’esprit insatiable des ancêtres.

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tripode ding, Musée Guimet

On en trouve d’autres figurations au Musée Guimet, entre autres sur cet élégant vase you :


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vase you à décor de taotie, Chine du Nord, Dynastie Shang, Musée Guimet

La première occurrence du mot taotie se trouve chez Zuo Zhuan [ zuǒ zhuàn], qui commente les Annales des Printemps et des Automnes, 春秋 [chūn qiū], couvrant la période 722 - 468 avant J.-C. Il désigne l’une des quatre créatures maléfiques : [sì xiōng] ; le taotie est un ogre glouton, fils du clan de Jinyun, qui aurait vécu au temps de l’Empereur Jaune. Mais le motif du taotie, associé aux bronzes des Zhou (vases ding), est attesté dans les Annales des Printemps et des Automnes de Lu : « le taotie sur les bronzes Zhou a une tête mais pas de corps. Quand il dévore les gens, il ne les avale pas mais il les blesse » Selon une autre traduction du même passage, ce serait le corps du taotie qui serait blessé avant qu’il ait pu avaler ses victimes.

Les mythes concernant les taotie sont perdus, seuls demeurent les vases rituels sur lesquels ils figurent. La légende qu’est censé raconter le film n’existe donc pas, elle n’est qu’une invention du scénariste dans la veine des blockbusters dont raffole l’Amérique, un produit marketing comme un autre, un rouage du dispositif de conquête du soft power à la chinoise. Seuls restent du taotie originel la couleur des bronzes anciens, son œil immense ouvert sur le côté, et le motif géométrique qui se dessine sur son front comme sur les vases ding.


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vase ding à décor de masque taotie, Chine

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taotie portant sur le front un masque identique à l'ornement des bronzes ding

Repensés à la lumière des jeux vidéos et des créatures fantastiques qui peuplent l'imaginaire des amateurs de l'heroic fantasy, démultipliés à l’infini par les effets spéciaux, les taotie verdâtres du film évoquent tantôt les monstres préhistoriques de Jurassic ParK, tantôt le gorille géant de King Kong, avec ses accroupissements massifs et ses rugissements effrayants (leur cri, précisent pourtant les rares sources mythiques, ressemble au vagissement des bébés).

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la reine des taotie entourée par sa garde rapprochée aux accroupissements de gorille

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un taotie vu par Zhang Yimou
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la ruche et la fourmilière : un imaginaire socio-biologique

Messagepar laoshi » 04 Fév 2017, 12:00

Un éclectisme étrange préside à la construction de ce film d’heroic fantasy. Les taotie, raconte le général qui dirige la Grande Muraille, sont des monstres chthoniens que la chute d’une météorite a libérés des profondeurs de la terre. Tous les soixante ans (autrement dit, au terme de chaque cycle zodiacal chinois), ils envahissent l’Empire pour capturer des proies humaines destinées à nourrir leur reine et assurer ainsi leur reproduction.

Un imaginaire socio-biologique se conjugue au légendaire pour créer l’univers fantastique du film. Les deux groupes ennemis sont pensés sur le même modèle, celui des insectes sociaux, les abeilles et les fourmis.


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le mouvement brownien d'une fourmilière en révolution

La horde des taotie, dont les innombrables spécimens (plus de 300 000 !), aux trajectoires en apparence désordonnées, épousent les mouvements browniens, a tout de la fourmilière même si le mode de reproduction de sa reine l’apparente aux abeilles : protégée par une garde rapprochée de taotie qui déploient en ombrelles leurs membranes céphaliques – version zoomorphe de la « tortue » des boucliers -, la matriarche monstrueuse est nourrie par les soldats qui régurgitent leurs proies dans sa gueule.

La ruche civilisée est le pendant exact de cet conglomérat mouvant primitif. La Cité impériale, avec ses toits de tuiles jaunes, couleur de miel, déploie ses alvéoles en une géométrie implacable dont la salle du trône, ruisselante d'or, est le centre immuable.


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la cité impériale avec ses toits de tuiles jaunes, couleur de miel

Curieusement, l'Empereur est entouré de ses concubines ; toutes, ici, portent un éventail à l'image des "ventileuses" qui régulent la température de la ruche animale :

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l'Empereur et ses "ventileuses"

Comme dans la ruche, la spécialisation fonctionnelle des différents corps d'Etat est la clef de l'efficacité. Tandis que ses mandarins administrent l'Etat, l'Empereur peut s'adonner en toute quiétude au loisir cultivé. Et il en va de même sur la Grande Muraille où la division du travail entre ouvriers et soldats d'une part, entre les différents corps de métier et les différents corps d'armée d'autre part, est extrême : chacun accomplit une tâche et une seule : préposé aux cuisines, tourneur de cabestan, fabricant de boulets, bouteur de feu... chaque cohorte a sa fonction et son uniforme, « le noir pour les fantassins, le rouge pour les archets, le bleu pour les femmes ».

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la ruche civilisée : une stricte distinction fonctionnelle

L'escadron volant de ses vierges guerrières - un corps d’élite combattant à égalité aux côtés des hommes -, complète le dispositif métaphorique de la ruche :

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les guerrières de l'escadron volant

Et c’est à une véritable chorégraphie que l’on assiste, avec ses guetteurs, ses archets lançant leurs dards empoisonnés (couleur miel), sur l’ennemi, son escadron volant d’amazones aux lances acérées.

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l'amazone en chef de l'escadron volant

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un dard empoisonné

Mais si la ruche est le modèle de la cité impériale, c'est bien l'opposition de la nature et de la culture qui est la clef structurale du film.

Alors que les taotie communiquent à l’aide de signaux infra-linguistiques (vibration de la membrane qui se tend au-dessus du front de la reine ou des poils qui hérissent l’échine des soldats), les gardiens de la Grande Muraille combinent le langage – autrement dit le propre de l’homme -, et de multiples systèmes de signes artificiels, y compris dans l’art de la guerre : le rythme des tambours varie à chaque manœuvre, les panaches de fumée transmettent l’alerte de tour en tour le long de la muraille et le pouvoir se communique par le truchement d’un lourd pendentif orné de gemmes (variante du sceau impérial).


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les soldates de la Muraille battant le tambour

Quant au salut rituel et aux bandeaux blancs du deuil, ils inscrivent leurs rapports sociaux dans l’ordre symbolique.

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la mort du général et le salut rituel des soldats

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les soldats de la muraille portant le deuil de leur général

Ce qui distingue surtout les Han de la masse indistincte des taotie, c’est en effet leur rapport aux dieux : les milliers de lanternes qui dessinent un dragon de feu dans le ciel après la mort du général disent la nature spirituelle des hommes et leur opposition à la nature chthonienne des taotie. L’Empereur, que défendent les soldats de la Grande Muraille, est « le fils du Ciel », il ne faut pas l’oublier !

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les lanternes dessinant le corps d'un dragon dans la nuit

Très significativement, des statues d’oiseaux couronnent les créneaux de la Muraille et certains soldats portent un casque en forme d’aigle

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les oiseaux tutélaires de la Muraille

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un casque en forme d'aigle

La bataille finale opposera les taotie, qui ont creusé un tunnel jusqu'à la cité impériale - confirmant ainsi leur nature chthonienne -, aux valeureux défenseurs de la Grande Muraille, arrivés du Ciel, en montgolfière, et c’est du haut d’une tour aux vitraux irisés de couleurs, ouvrant sur un arc-en-ciel de lumière, que le couple héroïque lancera son offensive ultime contre ces monstres gloutons !

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la galerie souterraine creusée par les taotie jusqu'à la cité impériale

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une montgolfière

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un arc-en-ciel de lumière
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La Grande Muraille : vous avez dit ethnocentrisme ?

Messagepar laoshi » 05 Fév 2017, 11:44

On a accusé à tort Zhang Yimou d’avoir fait un film raciste avec la Grande Muraille sous prétexte que William Garin, le mercenaire anglais, génie du tir-à-l'arc, sauve l’Empire de la malédiction des taotie. C’est une critique injuste, non seulement parce que William Garin ne se fait que l'adjuvant de la commandante Lin Mae mais encore parce que, loin d'apporter le progrès à la Chine, c'est lui qui se met à l'école de la culture chinoise ! On pourrait dire, certes, que, dès les premières images, l'acteur américain, chevauchant au milieu de la steppe, usurpe le rôle du chevalier errant, héros des [wǔxiá piàn] (films de cape et d'épée), mais, qu’il s’agisse des valeurs morales auxquelles il se convertit (le 信任 [xìn rèn] vanté par la valeureuse Lin Mae) ou des prouesses technologiques, la supériorité des Han sur le monde occidental et sur les autres cultures orientales est au contraire hautement proclamée.


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William Garin, figure du chevalier errant, une usurpation typique du white whashing ?

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le chevalier errant, héros des [wǔxiá piàn]

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William Garin, génie du tir à l'arc

Si le film doit quelque chose à l’imaginaire mythique, c’est en effet son système formel et le jeu d’oppositions binaires qui le structure. De même que le Ciel s’oppose à la Terre, la ruche impériale à la fourmilière souterraine, le régime des appétits raffinés s’oppose aux appétits gloutons comme la culture s’oppose à la nature : « vous avez l’odeur des bêtes, dira Gallard aux deux mercenaires en quête de la poudre noire, allez vous laver, ils vous nourriront ; ici, la nourriture est régulière ! » Les taotie, mangeurs de cru, s’opposent aux hommes, mangeurs de cuit, mais les hommes se distinguent entre eux selon une hiérarchie implicite conjuguant les préjugés ethnocentristes de l’idéologie américaine et ceux de l’idéologie chinoise : l’Espagnol mange goulûment avec ses doigts tandis que l’Anglais, mieux dégrossi, maîtrise d’emblée le maniement des baguettes même s’il ignore les raffinements de manières de table chinoises ! Significativement, Tovar bâille à s'en décrocher la mâchoire devant une table luxueuse après l'exploit de Garin.

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les deux mercenaires, sales, hirsutes et sentant la bête

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les manières de table, symbole de la supériorité culturelle chinoise

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Tovar, bâillant devant une table luxueuse

A l’évidence, le mépris pour les hispaniques, typique du sens commun aux USA, est passé par là et l’on peut se demander si la scène de corrida, dans laquelle Pero Tovar détourne un taotie à l’aide de sa cape rouge pour permettre à son comparse de le tuer, relève du clin d’œil humoristique ou de la dérision de la culture hispanique !

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Pero Tovar détournant un taotie avec sa cape rouge à la manière d'un torero


Quant aux [xiōng nú], ces éleveurs venus des steppes mongoles auxquels les deux mercenaires ont volé des chevaux (au tout début du film), ils restent à mi-chemin de la nature, incarnée par les taotie, et de la culture incarnée par les Han : avec leur feu en plein air, leur corps à moitié dénudé et leurs défroques de fourrure, ce sont des « barbares » qui ne savent rien de la technique prométhéenne chinoise et qui jouent stupidement à la balle avec les calebasses remplies de poudre. Ils seront victimes de leur ignorance et périront dans l’explosion qu’ils auront eux-mêmes provoquée tandis que l’Arabe, présent dans la première scène et alibi historique du film (il est censé assurer la vraisemblance de cette jonction précoce entre l'Orient et de l'Occident), est très vite évacué du scénario, emporté qu’il est par un taotie.
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Re: La Grande Muraille ou le génie de la Chine

Messagepar laoshi » 08 Fév 2017, 18:54

La quête de la "poudre noire", qui lance Garin et Tovar dans l'aventure, permet de dater la fiction : l'Occident n'a eu connaissance de cette poudre qu'à la fin du XIIe siècle alors que les alchimistes chinois l'avaient découverte accidentellement, dès le IXe siècle, en menant leurs recherches sur l’élixir d'immortalité !

Zheng Yin, auteur de L'Abrégé du Dao de la véritable origine de tous les êtres, cité par Robert Temple dans Le Génie de la Chine, p. 252, a écrit:
Certains ont chauffé conjointement du soufre, du réalgar et du salpêtre mélangés à du miel ; la fumée et les flammes qui en ont résulté leur ont brûlé les mains et le visage, et parfois même la maison où ils travaillaient.


Mais la véritable formule de la poudre noire n'apparaît qu'en 1040 dans Les Grandes techniques militaires de Zeng Gongliang après au moins un siècle d'utilisation dans les bombes incendiaires, les bombes explosives et les boulets fumigènes, véritables précurseurs de la guerre chimique.

La supériorité des Chinois sur l'Occident dans "l'art de la guerre" éclate à chaque image dans le film malgré l'extraordinaire habileté de William Garin au tir à l'arc.

Alors que nos deux mercenaires ne maîtrisent guère que la hache d'arme (celle que Tovar emprunte aux Han, en l'occurrence), l'épée, l'arc et les armes de jet, les soldats de la Grande Muraille utilisent une incroyable panoplie d'arbalètes, des modèles simples aux modèles sophistiqués.


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Tovar armé d'une hache d'arme empruntée aux Chinois et Garin portant son arc

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Tovar armé de son épée et Garin de son arc abattant un taotie, déjà blessé par une flèche incendiaire tirée des remparts

Si l'on en croit Robert Temple, qui cite les sources les plus anciennes, un texte du IIe siècle attribue l'invention de l'arbalète à un certain Qin du VIIe avant J.C. et une "arbalète-pistolet" de bronze semble remonter aux Zhou occidentaux (1121-771 av. J.-C.)

Robert Temple, dans Le Génie de la Chine, p. 244 a écrit:
Qin [...] ajouta une pièce de bois perpendiculaire à l'arc et plaça dans un logement un mécanisme de détente qui en augmentait la puissance. [...] Qin transmit son invention aux Trois Seigneurs de Chu [...] et c'est d'eux que la reçut Ling Wang [qui régna de 539 à 527 av. J.-C.]


Mais, à supposer que ces sources ne soient pas entièrement fiables, L'Art de la guerre du Maître Sun, qui date de - 345, et les bronzes du IVe siècle avant J.-C. qui portent ce motif iconographique, attestent de l'existence de l'arbalète et de l'arcuballista ("canon-arbalète") dès le IVe siècle av. J.-C.

On sait avec certitude que l'Empereur Ershi Hunagdi (ou Zi Ying), qui succéda à Qin Shi Huangdi, avait 50 000 arbalétriers à son service et, selon Sima Qian (145-86 av. J.-C), le prince Liang Xiao Wang dirigeait des arsenaux comptant plusieurs centaines de milliers d'arbalètes en 157 av. J.-C..

L'armement des arbalètes demandait beaucoup de force. En équipant leurs arbalètes d'un étrier - encore une invention chinoise -, les armuriers chinois ont soulagé la peine des arbalétriers dès le XIe siècle (il suffisait de mettre le pied dans l'étrier pour bander l'arme) mais les lourds canons-arbalètes, comme on le voit dans le film, étaient équipés de treuils permettant un armement rotatif (une variante de la manivelle, elle aussi inventée par les Chinois). Quant aux "arbalètes-mitrailleuses", inventées au XI-XIIe siècle, elles avaient un chargeur contenant plusieurs carreaux (de 10 à 12) : dès qu'une flèche était tirée, une autre prenait sa place. Des essais ont montré que 100 hommes équipés de ces armes pouvaient lâcher quelque 2000 flèches en 15 secondes ! Bien que la portée de ces arbalètes-mitrailleuses - dont l'usage ne s'est répandu qu'au début du XVIIe siècle, malgré leur invention précoce -, ait été moindre que celle dont nous avons parlé plus haut, elles présentaient un avantage évident par leur rapidité d'armement et par l'effet de surprise que provoquait la pluie de flèches s'abattant sur l'ennemi !

La puissance des arbalètes des fantassins était telle qu'elles pouvaient "percer un orme à la distance de cent quarante pas" dès le XIe siècle ; au VIIIe siècle, l'arbalète-canon armée par treuil avait une portée d'environ 1000 m ; celle des fantassins n'était que de 450 m mais "l'arbalète était une arme d'autant plus mortelle que les flèches étaient souvent empoisonnées", comme le harpon qui permet d'endormir le taotie dans le film. Les Chinois conjuguent donc les armes traditionnelles que connaissent les Occidentaux - les simples soldats sont équipés de l'arc de Garin -, et les innovations technologiques les plus performantes, réservées aux grades supérieurs.


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les archets de la Grande Muraille

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un arc simple

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les arbalétriers de la Grande Muraille : les arbalètes-canon à treuil et les arbalètes simples des fantassins

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les arbalètes de la Grande Muraille : les arbalètes-canon

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les arbalètes de la Grande Muraille : les arbalètes-mitrailleuses

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les arbalètes de la Grande Muraille : les arbalètes-mitrailleuses et leur chargeur

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le harpon-empoisonné lancé par une arbalète-canon de la Grande Muraille

On sait que la production des arbalètes demandait une précision extrême puisqu'une "erreur d'alignement de l'épaisseur d'un grain de riz" enrayait le mécanisme de détente. Les ouvriers marquant de leur nom les mécanismes qu'ils avaient fabriqués et la production étant massive, on peut supposer qu'une stricte division du travail présidait à la fabrication de ces armes d'une extrême technicité. Or, comme nous le disions plus haut, la séparation fonctionnelle des espaces et des tâches est extrêmement poussée dans la ruche civilisée. Tandis que les soldats combattent sur les remparts, tout un monde d’ouvriers et de techniciens s’affaire efficacement, en sous-sol, dans la salle-des-machines.

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en surface, une machinerie complexe à engrenages multiples

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en sous-sol, la roue-à-aube de la salle des machines

La division du travail, qui fait de la Grande Muraille une redoutable machine de guerre, est l’emblème de la supériorité intellectuelle et technologique de la Chine sur l’arriération féodale de l’Occident, incarnée par les deux mercenaires en armure. Des roues hydrauliques actionnent les engrenages des chaînes de production – fordistes avant la lettre -, qui font défiler les boulets de canon d’un poste de travail à un autre selon un rythme et un ordre immuable : à peine sorti des mains du magasinier, la boule, recouverte d’une toile épaisse, passe devant un deuxième ouvrier qui l’enduit de pétrole ou de résine en fusion avant qu’un troisième n’y boute le feu ; le boulet roule alors sur un plan incliné jusqu’à la trappe qui le projettera sur l’assaillant au pied du rempart.

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une rationalisation du travail digne du fordisme !

Sur une autre ligne de production, de lourds chariots transportent les boulets aux pointes acérées qui seront mis à feu de la même manière. Ces bombes incendiaires s'accrochaient dans les structures de bois des constructions ennemies et, pourquoi pas, comme dans le film, dans les chairs des taotie !

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un chariot transporte les boulets incendiaires munis de pointes métalliques sur une autre ligne de production

Ailleurs, de véritables athlètes tournent les cabestans qui manœuvrent les ascenseurs ou actionnent les bras mobiles des balistes qui lanceront les bombes de poudre noire à des distances impressionnantes sur les ennemis plus lointains.

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un cabestan

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les balistes, avec leur bras articulé

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les bombes puantes répandant leur fumée noire, première forme de la guerre chimique

Le génie inventif des Chinois éclate à chaque image même si le film extrapole à partir de sources historiques indéniables. La description que Robert Temple donne de la bombe à excréments dans le Génie de la Chine correspond parfaitement à ce que montre le film de Zhang Yimou :

Robert Temple, dans Le Génie de la Chine, p. 242, a écrit:
Cette bombe puante projetait sur l'ennemi de la poudre d'excréments mélangée à des poisons mortels. Tous les ingrédients [...] étaient entourés de poudre à canon, le tout emballé dans plusieurs couches de papier retenues par des cordes de chanvre enrobées de résine fondue. Ce paquet mortel était lancé par une pièce d’artillerie appelée trébuchet : la bombe, placée dans une poche, était projetée en l'air par un long bras. Une fusée, allumée avant le lancement, faisait exploser la bombe soit au-dessus de la tête des ennemis soit peu après sa chute, et l'engin crachait alors des flammes et répandait de lourdes volutes de fumée nauséabonde.

A ces lourds boulets, s’ajoutent les roquettes envoyées par les arcs ou les arbalètes et même la « bombe coup de tonnerre volant toute seule et pilonnant l’ennemi », autrement dit la roquette autopropulsée : lorsque la fusée avait épuisé sa charge, le détonateur s’amorçait et la bombe, d’un diamètre maximal de 12 cm, tombait.

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une roquette

Le dispositif de mise à feu que les archets portent au poignet comme une montre-bracelet est sans doute une invention de Zhang Yimou mais il ne contredit pas la réalité historique : les allumettes, comme nous l’avons vu ailleurs sur le forum, ont été inventées au VIe siècle.

La maîtrise du feu, emblème de la culture, se décline en effet sous toutes ses formes et dans toutes ses dimensions chez les Han : le soufflet à double chambre, qui sert à gonfler d’air chaud le ballon de la montgolfière, date du IVe siècle avant J.-C !

Quant aux montgolfières elles-mêmes, elles ont été imaginées à partir de témoignages historiques :


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les montgolfières, une extrapolation fantaisiste à partir de sources historiques

Dès le IVe siècle, le maître taoïste Ge Hong parle de « voitures volantes » faites « avec le bois du cœur du jujubier » qui comportent « des courroies de cuir attachées à des lames en rotation de façon à mettre la machine en mouvement » ; ces « voitures volantes », qui semblent décoller comme nos hélicoptères, prennent ensuite de l’altitude en « utilisant les nuages comme un escalier » avant de « planer sans effort ». Rien ne nous dit, néanmoins, que ces cerfs-volants géants aient réellement transporté un pilote.
La première mention d'un engin volant « habité », si l’on peut dire, date du VIe siècle ! Appliquant de manière très particulière le rituel de "libération des êtres vivants" au cours duquel le croyant relâche des oiseaux ou des poissons captifs pour s'assurer des mérites, l'Empereur Gao Yang "libéra" les membres de deux familles déchues, les Toba et les Yuan, du haut d'une tour lors de son intronisation bouddhiste :


Robert Temple, citant l'histoire officielle du règne, p. 192 du Génie de la Chine, a écrit:
il les fit harnacher avec de grandes nattes qui figuraient des ailes puis leur ordonna de voler depuis le sommet de la tour jusqu’au sol. […] tous les prisonniers ont péri mais l’empereur a assisté au spectacle avec joie et a beaucoup ri.

En 559, la pratique était devenue courante, les condamnés à mort étaient utilisés pour tester les cerfs-volants lancés du haut de la tour du Phénix d’Or. Si l’on en croit les annales de l’époque, un des malheureux cobayes aurait réussi à voler sur 3 kilomètres environ :

Robert Temple, citant le Miroir de l'histoire pour aider au gouvernement, p. 192 du Génie de la Chine, a écrit:
Gao Yang fit précipiter Yuan Huangtou et d’autres prisonniers de la Tour du Phénix d’Or, attachés à des cerfs-volants en forme de hibou. Yuan Huangtou fut le seul qui réussit à voler jusqu’au Chemin Pourpre, où il se posa. Après quoi il fut livré au président du Censorat, Bu Yiyun, qui le fit mourir de faim.

Marco Polo confirme que la pratique du vol en cerf-volant perdurait dans la Chine du XIII° siècle :
Marco Polo, dans le Manuscrit Z, cité par Robert Temple, p. 194 du Génie de la Chine, a écrit:
Aussi nous dirons-vous comment, lorsqu’un navire doit partir, ils déterminent si l’issue du voyage sera heureuse ou non. L’équipage aura une claie d’osier ; à chaque coin et sur chaque côté de ce cadre sera liée une attache. Il y aura donc huit attaches, qui seront fixées à l’extrémité d’une longue corde. Ils dénicheront ensuite quelque fou ou ivrogne qu’ils ligoteront à ce bâti, car qui possède toute sa raison ne s’exposerait pas à un tel péril. Ceci se fait lorsqu’un vent fort prédomine. Le châssis est alors disposé face au vent, qui le soulève et le transporte dans les cieux tandis que les hommes au sol tiennent la longue corde. Et si, pendant qu’il est en l’air, le châssis se penche vers le chemin du vent, ils tirent à eux la corde pour le redresser, puis ils la relâchent et le châssis reprend son ascension. Et s’il bascule à nouveau, ils tirent une fois de plus la corde à eux, jusqu’à ce qu’il soit droit et s’élève ; après quoi ils laissent aller la corde. De cette manière, le bâti montera si haut qu’on ne le verrait plus si la corde était suffisamment longue. Quant à l’augure, ils l’interprètent ainsi : si le cadre monte droit vers le ciel, ils disent que le bateau pour lequel l’expérience a été menée fera un voyage rapide et prospère […] . Mais s’il ne parvient pas à prendre son essor, aucun marchand n’acceptera de monter à bord.

Je n'ai pas trouvé trace des dispositifs de surveillance acoustique - véritables sonotones géants, mis en oeuvre sur la Grande Muraille mais cela ne veut pas dire qu'ils n'aient pas existé, il faudrait que je trouve le terme chinois adéquat pour faire la recherche :

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les sonotones géants permettant de déceler l'approche de l'ennemi avant qu'il ne soit visible

Si, à l'évidence, Zhang Yimou a beaucoup extrapolé pour imaginer le dispositif militaire de la Grande Muraille, il n'a pas trahi la réalité historique en montrant la supériorité technologique de la Chine sur l'Occident dans "l'art de la guerre" comme dans les techniques de production.

Face aux châteaux-forts de pierre européens du XIIe siècle, la Grande Muraille apparaît elle-même comme une prouesse architecturale sans pareille aux yeux de nos deux aventuriers, tant par la hauteur, la longueur et la largeur de ses remparts que par son système de bastions communiquant entre eux au son des tambours et par signaux de fumée.


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une prouesse architecturale sans pareille

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une prouesse architecturale sans pareille

Quant à la cité impériale de ou [biànliáng], capitale des Song du Nord (960-1127), devenue Kaifeng, elle surpasse en richesses et en beauté tout ce que l'on peut voir à cette époque en Europe.

Seule entorse à l’antériorité du génie de la Chine sur celui de l’Occident, l’usage de la boussole, que William Garin semble connaître alors que les Chinois l’ignorent. En réalité, l’usage de la pierre de magnétite comme boussole, dont parle le héros, n'est mentionné qu'en 1190 par Alexandre Neckam dans son De naturis rerum ("De la Nature des Choses") alors que les Chinois en avaient découvert les propriétés dès le IVe siècle avant J.-C. !
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Les mythologies alternatives de Zhang Yimou

Messagepar laoshi » 11 Fév 2017, 11:56

Pendant des siècles, la Grande Muraille, dont la construction a coûté la vie à quelque 10 000 000 d’ouvriers, a symbolisé, aux yeux des Chinois, la monstruosité de la tyrannie. Comme en témoigne la légende de Meng Jiang Nü, dont je vous ai donné la traduction sur le forum, elle représente la cruauté du despote qui détruit les familles, qui réduit les hommes en esclavage et qui n’a pas même pour leurs cadavres les égards du deuil. « Sais-tu au prix de combien d'hommes, morts d'épuisement, de morts aux os blanchis, on a pu l'ériger ? dit au jeune lecteur le texte du petit livre dont j'ai tiré la légende. Sais-tu combien de parents, pour qu'elle soit édifiée, ont été privés de leur fils, combien d'enfants ont été privés de leur père et combien d'épouses ont perdu leur mari ? » Les « os blanchis » des ouvriers et des soldats, épars sur la steppe, abandonnés aux bêtes, sont un topos de la poésie lettrée ancienne et les habitants des villages voisins disent encore que c’est aux ossements enfouis sous la Muraille que les joints doivent leur blancheur exceptionnelle.

Or voilà que Zhang Yimou renverse le mythe : l’image cauchemardesque cède le pas à l’image glorieuse de la Grande Muraille devenue le rempart de la civilisation contre le Mal et contre les forces monstrueuses de la nature ! Comme par hasard, le thème du deuil, auquel est associée la légende, est essentiel dans le film. Nous l’avons vu plus haut, le salut rituel de l’état-major au commandant tombé au combat, les milliers de soldats au front ceint d’un bandeau blanc, les lanternes s’envolant dans la nuit étoilée, disent le respect du pouvoir impérial pour les hommes qui le servent. Ils sont l'antithèse des morts sans sépulture de la légende.


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des funérailles majestueuses pour le commandant de la Grande Muraille, antithèse des "os blanchis" épars sur la steppe

Quant à la douce Meng Jiang Nü de la légende, celle qui renverse les murs à force de larmes, celle qui ose défier l’Empereur, celle qui le contraint à faire des funérailles grandioses à son mari et, à travers lui, à toutes les victimes de la tyrannie, elle devient l’héroïne intrépide qui sauve la vie de l’Empereur. On remarquera d'ailleurs que Lin Mae partage avec Meng Jiang Nü ses aptitudes intellectuelles : si elle ne brille pas dans l'apprentissage de la poésie, comme la belle jeune fille de la légende, elle brille dans celui des langues : Gallard lui a enseigné l'anglais, qu'elle parle à la perfection, et le latin ! Comme Meng Jiang Nü, elle se jettera dans le vide la tête la première, mais dans un but inverse : l'héroïne de la légende renversait la Muraille et humiliait l'Empereur, elle protège l'une et sauve la cité impériale de la destruction en tuant la reine des taotie !

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Lin Mae se jetant dans le vide pour sauver l'Empereur, antithèse Meng Jiang Nü se jetant dans le vide pour échapper à l'Empereur et détruire la Muraille

Etrange renversement donc, qui participe du renouveau maoïste et nationaliste patent dans la Chine de Xi Jinping. Car c’est Mao qui, le premier, a opéré ce renversement des valeurs associées à la grande Muraille ! Admirateur de Qin Shi Huangdi - le Ier Empereur -, indifférent, comme lui, à la vie humaine et au bonheur familial, Mao a célébré le bâtisseur impérial au mépris des millions d’hommes qui ont péri sur la Grande Muraille… une Grande Muraille que célèbrent aujourd'hui l'hymne national chinois ou les "chants rouges" et dont l’image orne significativement l’insigne de la police !

Mao a aussi, très logiquement, condamné la légende de Meng Jiang Nü comme « herbe vénéneuse » et instauré l’interdit des larmes pour les victimes du communisme : ceux qui veulent pleurer aujourd’hui les morts de Tian’Anmen le savent bien, il ne fait pas bon poster ne serait-ce que l’image d’une bougie ou d’une larme sur le net à la veille de l’anniversaire du 4 juin 89 ! La Grande Muraille - électronique, cette fois -, est là pour « protéger » la Chine de toute incursion des valeurs occidentales sur son territoire ! Curieusement, l'image de la toile d'araignée - autrement dit, du WEB -, s'inscrit de manière explicite sur la Grande Muraille, on l'aperçoit dans un panorama de la bande-annonce et à l'arrière-plan de la scène burlesque de corrida sous la forme d'un lourd filet de fer sans doute destiné à s'abattre sur l'ennemi :


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un lourd filet de fer en forme de toile d'araignée, curieuse métaphore du WEB et de la Grande Muraille électronique

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un lourd filet de fer en forme de toile d'araignée, à l'arrière-plan de la "corrida" burlesque de Tovar

Les grandes oreilles dont nous parlions plus haut ne sont pas seulement un témoignage du génie technique de la Chine ancienne, elles prennent un sens éminemment politique dans ce contexte.

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les "grandes oreilles" de la Grande Muraille, une métaphore des dispositifs de surveillance contemporains ?

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les "grandes oreilles" de la Grande Muraille, de l'autre côté du pavillon : l'écouteur

Les valeurs chinoises, exaltées par le film, le fameux 信任 [xìn rèn] ] « la confiance », impliquent le sacrifice de soi au pouvoir suprême ! C'est l'Etat major qui sait ce qui est bon pour les soldats, c'est à lui qu'il faut obéir aveuglément. Il n'y a aucune place, ici, pour les libertés individuelles, pour le débat et la contradiction, bref, il n'y a aucune place, sur la Grande Muraille, pour la démocratie. Si Garin, qui s'est jusqu'alors vendu au plus offrant, découvre l'idéal et "la seule guerre qui vaille la peine d'être menée", celle de la défense de la civilisation contre la barbarie, il apprend d'abord à s'en remettre entièrement à une puissance qui le dépasse, comme les Chinois doivent s'en remettre entièrement au PCC ! L'idéal du film, c'est une société enrégimentée où la vie individuelle n'a aucune valeur sinon post-mortem ! « L’escadron de la mort », qui s’élance à l’assaut des taotie du haut de la Muraille sans aucun espoir d’échapper aux formidables mâchoires des monstres gloutons, rappelle les exploits fantasmatiques des petits soldats du Grand Timonier prêts à « escalader des montagnes de couteaux et à traverser des rivières de flammes » pour défendre le nouvel Empereur !

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l'escadron de la mort, une réminiscence des fanfaronnades maoïstes ?

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l'escadron de la mort, le sacrifice de soi des gardes-rouges ?

Zhang Yimou, qui a si souvent mis en scène des femmes rebelles tenant tête au pouvoir – dans la lignée de Meng Jiang Nü - , se serait donc rangé aux côtés de celui-ci ? Incontestablement, le film est une pièce du dispositif de conquête de l’opinion mondiale par le soft-power chinois ! Comme le notait récemment Vincent Durand-Dastès sur France Culture, « la censure fait retirer les mauvaises critiques sur internet, sur Duban, la note du film a miraculeusement bondi de 4,9 à 8,4 ! Ce film doit être un succès parce que cette Grande Muraille, c’est un symbole national ! » Depuis Hero, son film de 2002, Zhang Yimou est devenu « une sorte de cinéaste officiel » entonnant la sempiternelle rengaine du Parti « garant de la stabilité, de l’unité du pays et de la grandeur de la Chine » au prix, sans doute, de quelques libertés individuelles qui ne sont que les « herbes vénéneuses » venues d’Occident ! La Grande Muraille est plus que jamais nécessaire pour la Chine de Xi Jinping. « Les tribunaux chinois, affirmait récemment le Président de la Cour Suprême de Pékin, « doivent opposer une ferme résistance aux idées occidentales de démocratie constitutionnelle, de séparation des pouvoirs et d’indépendance de la justice. Ce sont des idées erronées de l’Ouest qui menacent le rôle dirigeant du Parti et bafouent la voie socialiste chinoise vers l’état de droit. Nous devons lever haut notre drapeau et tirer le glaive contre de telles idées. » On ne saurait être plus clair !

Une sorte de retour du refoulé s’accomplit pourtant dans le film à l’insu de Zhang Yimou. Car ces taotie indiscernables dans leur peau verdâtre, clonés à l’infini, font irrésistiblement penser aux foules déshumanisées du maoïsme, aux « masses » mises en branle par un autocrate sanguinaire telle une fourmilière en révolution. Là encore, la plurisémie des images est très significative : le chiffon rouge qu'agite Tovar pour détourner les taotie de leur trajectoire initiale pourrait bien être un clin d’œil au drapeau rouge ! L'imaginaire sociobiologique dont nous avons parlé plus haut prend tout son sens dans cette perspective. Zhang Yimou, qui, on s'en souvient, a travaillé avec Mo Yan dans Le Sorgho rouge et il se pourrait bien qu'il ait lu Le Clan des Chiqueurs de paille, où le romancier, jouant avec la censure, file la métaphore de l'invasion des sauterelles vertes dévastant tout sur leur passage pour décrire la conquête de la Chine par les communistes !


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les taotie à l'assaut de la Grande Muraille, telle une armée de sauterelles vertes

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une métaphore des foules révolutionnaires ?

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image de la Révolution Culturelle : les "masses" déshumanisées par l'uniforme...

Que l'uniforme des soldats de l'APL, également porté par les gardes rouges, ait précisément la couleur bronze des taotie me semble d'ailleurs éminemment symbolique, que Zhang Yimou l'ait voulu ou non !

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une jeune garde rouge portant l'uniforme de l'Armée Populaire de libération en 1972

Quant à la reine, entourée du cercle de ses gorilles accroupis, tout droit sortis de King Kong, elle pourrait bien être une caricature du leader suprême régnant sans partage sur le Politburo, dont les membres siègent aujourd'hui autour d'un bureau ovale…

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le cercle des taotie-gorilles, un clin-d’œil à King Kong et une caricature du Parti ?

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la reine entourée du cercle de ses gorilles, une métaphore du politburo ?

Car le Parti reste une mère archaïque dans l’imaginaire communiste et ce n'est pas pour rien que les dissidents ont fait de l'insulte à la mère - le fameux cao ni ma ("nique ta mère") -, l'étendard de leur révolte ! "Les parents sont importants mais Mao l'est plus encore", chantaient en chœur les enfants pendant la Révolution Culturelle, « Papa m’est cher et maman m’est chère, mais aucun ne m’est aussi cher que le président Mao. » (爹亲如毛 。[Diē qīn niáng qīn bùrú Máo Zhǔxí qīn].

L'œil formidable du monstre, filmé en gros plan, enfin, ne peut manquer d’évoquer le panoptique terrifiant du communisme.


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l’œil du taotie, en gros plan, une image emblématique du panoptique communiste

Le sens du film se retourne alors comme un gant. Car c’est rien moins que la civilisation impériale, non pas celle du sanguinaire Qing Shi Huangdi mais celle des Song du Nord qu’il s’agit de défendre contre l’invasion de ces monstres. Que le jeune empereur de la cité impériale, se cachant derrière son trône face à la menace du taotie, fasse penser au Dernier Empereur de Bertolucci n’est sans doute pas un hasard et c'est finalement la culture "féodale", celle contre laquelle les maoïstes se sont acharnés, qui triomphe !

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le vandalisme des gardes rouges pendant la Révolution Culturelle

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l'héroïne au milieu des débris de la Cité impériale

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le jeune Empereur Song, un clin d’œil significatif au Dernier Empereur de Bertolucci

C’est bien, au-delà du politique, d’un enjeu civilisationnel qu’il s’agit : montrer la horde des taotie détruisant les monuments de Kaifeng, n’est-ce pas une manière de rappeler les destructions de la Révolution culturelle dont on « célébrait » (ou plutôt dont on ne célébrait pas) le 50ème anniversaire en 2016 ?
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Re: Zhang Yimou : La Grande Muraille et les taotie

Messagepar mandarine » 14 Fév 2017, 14:58

Merci Laoshi pour cette impressionnante analyse d'un film que je ne suis pas certaine de vouloir regarder pour autant ...

Le "décodage" que vous nous offrez est indispensable à la bonne compréhension d'un film plein de clins d'oeil,volontaires ou pas ,mais très très riche en représentations de toutes sortes ? L'approche du film en sera grandement facilitée .

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Re: Zhang Yimou : La Grande Muraille et les taotie

Messagepar laoshi » 14 Fév 2017, 15:13

Je dois dire que je suis allée voir le film à reculons, Mandarine, mais j'ai finalement, je m'y suis moins ennuyée que je croyais même si on a le sentiment que Zhang Yimou a, en grande partie, perdu son âme !
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Re: Zhang Yimou : La Grande Muraille et les taotie

Messagepar mandarine » 14 Fév 2017, 17:12

Ne serait ce que pour les décors,j'irai probablement le voir . ;)
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La Grande Muraille dans la propagande chinoise

Messagepar laoshi » 03 Mars 2017, 07:55

En complément de cette analyse, je vous propose de lire un article (en anglais) sur la place de La Grande Muraille dans la propagande chinoise.
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une bande annonce chinoise

Messagepar laoshi » 04 Mars 2017, 15:30

Une bande annonce chinoise de plus de 8 minutes est visible sur youtube, vous y verrez des images inédites en France...
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