长城 [Cháng Chéng], La Grande Muraille, le dernier film de Zhang Yimou, prétend raconter l’une des innombrables légendes qu’a suscitées la Grande Muraille, en l’occurrence, celle de l’attaque de l’Empire par les 饕餮 [tāotiè], des monstres épouvantables et voraces dont les bronzes rituels de la dynastie Shang et de la dynastie Zhou lui ont fourni le modèle terrifiant.
En réalité, les mythes associés au taotie ne nous sont pas parvenus, on ne connaît ce monstre glouton qu’à travers les représentations qu’en donnent les objets de culte et, en particulier, les bronzes antiques.
Le masque taotie 饕餮紋 [tāotiè wén] est un masque zoomorphe (ou plutôt tératomorphique) à symétrie bilatérale, représentant une face hideuse aux deux yeux grands ouverts et sans mâchoire inférieure ou presque.
Les taotie, que les érudits de la dynastie Ming répertoriant les motifs iconographiques de l’architecture et des arts plastiques comptent parmi les 9 fils du Dragon (龍生九子), « aiment boire et manger » . Les deux caractères qui composent le mot 饕餮 taotie contiennent d’ailleurs le composant食 [shí], qui signifie « manger », « nourriture », « aliments pour animaux » et c’est précisément sur les vases destinés aux offrandes alimentaires qu’on trouve le plus souvent leur image stylisée.
Une verseuse gong du Musée Guimet donne une représentation particulièrement saisissante.
verseuse cong à décor de taotie, Musée Guimet
Selon certaines théories, ces masques auraient été portés par les chamanes ou par les rois-divins qui assuraient la communication des hommes et de leurs ancêtres défunts. Il est probable en tout cas que ces animaux mythologiques aient un rapport avec la religion puisque les objets sur lesquels ils sont gravés avaient eux-mêmes un rôle cérémoniel. Les vases ding, souvent porteurs de ces masques, étaient utilisés pour des offrandes rituelles de nourriture à l’esprit insatiable des ancêtres.
tripode ding, Musée Guimet
On en trouve d’autres figurations au Musée Guimet, entre autres sur cet élégant vase you :
vase you à décor de taotie, Chine du Nord, Dynastie Shang, Musée Guimet
La première occurrence du mot taotie se trouve chez Zuo Zhuan 左傳 [ zuǒ zhuàn], qui commente les Annales des Printemps et des Automnes, 春秋 [chūn qiū], couvrant la période 722 - 468 avant J.-C. Il désigne l’une des quatre créatures maléfiques : 四凶 [sì xiōng] ; le taotie est un ogre glouton, fils du clan de Jinyun, qui aurait vécu au temps de l’Empereur Jaune. Mais le motif du taotie, associé aux bronzes des Zhou (vases ding), est attesté dans les Annales des Printemps et des Automnes de Lu : « le taotie sur les bronzes Zhou a une tête mais pas de corps. Quand il dévore les gens, il ne les avale pas mais il les blesse » Selon une autre traduction du même passage, ce serait le corps du taotie qui serait blessé avant qu’il ait pu avaler ses victimes.
Les mythes concernant les taotie sont perdus, seuls demeurent les vases rituels sur lesquels ils figurent. La légende qu’est censé raconter le film n’existe donc pas, elle n’est qu’une invention du scénariste dans la veine des blockbusters dont raffole l’Amérique, un produit marketing comme un autre, un rouage du dispositif de conquête du soft power à la chinoise. Seuls restent du taotie originel la couleur des bronzes anciens, son œil immense ouvert sur le côté, et le motif géométrique qui se dessine sur son front comme sur les vases ding.
vase ding à décor de masque taotie, Chine
taotie portant sur le front un masque identique à l'ornement des bronzes ding
Repensés à la lumière des jeux vidéos et des créatures fantastiques qui peuplent l'imaginaire des amateurs de l'heroic fantasy, démultipliés à l’infini par les effets spéciaux, les taotie verdâtres du film évoquent tantôt les monstres préhistoriques de Jurassic ParK, tantôt le gorille géant de King Kong, avec ses accroupissements massifs et ses rugissements effrayants (leur cri, précisent pourtant les rares sources mythiques, ressemble au vagissement des bébés).
la reine des taotie entourée par sa garde rapprochée aux accroupissements de gorille
un taotie vu par Zhang Yimou