Back to 1942, de Feng Xiaogang

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Back to 1942, de Feng Xiaogang

Messagepar laoshi » 15 Mars 2017, 18:38

Raymond Delambre, qui intervient dans le MOOC sur la géopolitique de la Chine auquel je participe, oppose dans sa vidéo de présentation du cinéma chinois Feng Xiaogang (que je viens de découvrir dans le magnifique 潘金 [wǒ bú shì pān jīn lián], I am not Madame Bovary) à Wang Bing et à Zhang Yimou.

Je serais beaucoup moins sévère à l’encontre de Back to 1942 –《一九四二》 en chinois -, que lui. Feng Xiaobang, dit-il, est un "faiseur". Le mot, qui renvoie au praticien habile, concerne surtout le monde de la couture et de la mode, et c’est d’abord en ce sens que je l’ai entendu. Certes, et cela vaut pour tous les films qui mettent en scène des êtres faméliques (La Liste de Schindler par exemple), aucun des affamés de Feng Xiaogang n’est crédible ; jamais (heureusement !) les visages ne seront assez émaciés et les corps assez décharnés pour dire la réalité de la faim. C’est alors aux accessoires et aux artifices du costume, ou plutôt des haillons, méticuleusement reconstitués d’après les documents photographiques de l’époque, que l’on confie le soin de dire ce qu’on ne saurait voir, au risque d’esthétiser la déchéance humaine….

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Il faut le talent de Wang Bing dans Le Fossé pour filmer la famine en évitant cet écueil. A l’évidence, Feng Xiaobang n’a pas ce talent ! Il suffit de regarder la bande-annonce du film pour s'en rendre compte.

Le faiseur est un bon technicien, ce n’est pas un créateur… le problème, c’est qu’il ne le sait pas, c’est un "poseur" qui n’est pas à la hauteur de ses prétentions. Mais le mot "faiseur" a aussi un sens très péjoratif, dérivé du précédent : dans le monde des lettres, c’est un "nègre", un écrivain fantôme qui travaille pour le compte d’un autre. Consacrer un film à cette famine oubliée, serait donc - consciemment ou non -, faire œuvre de propagande. Ce serait détourner l’attention du Grand Bond en avant et de son terrible bilan (entre 36 et 45 millions de morts) ; ce serait un moyen d’exonérer le PCC de sa responsabilité dans la Grande famine, révélée dans toute son horreur par Yang Jisheng, dans Stèles, en accablant le Guomindang, responsable des 2 à 3 millions de victimes de la tragédie 1942.

Je ne ferais pas ce reproche à Feng Xiaogang. D’abord, parce que le devoir de mémoire vaut pour toutes les victimes, quelles qu’elles soient ! Ensuite parce que la réalisation du film, adaptation de l’essai de Liu Zhenyun, Se souvenir de 1942, n’a pas été un long fleuve tranquille. Feng Xiaogang a eu maille à partir avec la censure à plusieurs reprises et le tournage a même dû commencer clandestinement. Enfin parce que l’impact mémoriel de Back to 1942 ne se limite sans doute pas à l’année 42 pour les spectateurs qui se sont précipités en masse dans les salles lors de sa sortie en 2012 : les 25 millions d’euros de la production ont été amortis dès la première semaine !

Habitués à déjouer les tabous idéologiques, les cinéastes chinois et leur public sont en effet rompus au jeu des chronologies-écrans :
古讽 [jiè gǔ fěng jīn] "se servir du passé pour faire la satire du présent" ou "parler du passé pour dénigrer le présent" est l’un des stratagèmes les plus constants de la dissidence… Parler du Grand-Bond-en-avant est interdit ? qu’à cela ne tienne, nous parlerons de 1942 ! cette famine-là est une « bonne famine », c’est une famine « politiquement correcte » : propriétaires fonciers, spéculateurs et cadres corrompus du Guomindang, seigneurs de la guerre et armée japonaise, font de « bons coupables » ! On peut dire beaucoup de choses à l’abri du passé.

Le film se prête en effet tout naturellement à une lecture comparative qui met à mal l’explication officielle de la Grande Famine maoïste. Car, à la différence de ce qui s’est passé au Henan en 1942, où ont bel et bien sévi une terrible sécheresse et des invasions massives de criquets, les "trois années de catastrophes naturelles" - l’euphémisme officiel pour désigner la Grande Famine de Mao -, relèvent du mythe pur et simple. Comme l’a établi Yang Jisheng dans Stèles en publiant les données météorologiques de l’époque, ni la pluviosité, ni le froid, ni la canicule, ni les ravages des insectes n’ont été exceptionnels entre 1959 et 1961 ! Et, à la différence du gouvernement nationaliste de 1942, Mao n’avait pas même l’excuse de la guerre !

Mais, encore qu’il y aurait des causes naturelles, elles ne sauraient à elles seules expliquer l’ampleur d’une telle famine, ni en 1942 ni, a fortiori, au tournant des années 50 et 60. C’est ce qu’affirme clairement le correspondant du Time, Theodore White, dans le film ! Sans l’incurie du gouvernement, qui refuse d’ouvrir ses greniers aux sinistrés et qui continue à pressurer les paysans au nom de "l’effort de guerre", jamais les conséquences des mauvaises récoltes n’auraient été aussi dramatiques. Les cadres du Guomindang, qui font la sourde oreille aux nouvelles alarmantes en provenance du Henan, voient dans le journaliste américain un gêneur qu’il vaudrait mieux réduire au silence… Museler la presse, c’est exactement ce que feront les autorités communistes pendant la Grande Famine, c’est ce que n’ont pas fait les nationalistes de 1942… Alors que le Grand Bond est une tragédie sans images (ou presque), la famine du Henan est parfaitement documentée, grâce au travail de White qui est parvenu à mettre Tchang Kaï-chek en personne devant ses responsabilités… Les images qu’il a prises des chiens errants dévorant les cadavres des hommes tombés sur la route, les témoignages qu’il a recueillis sur le cannibalisme auront raison du scepticisme du Généralissime.

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Mieux, le film souligne que la vérité vient d’un "Américain" tandis que tout l’appareil d’Etat sombre dans le déni d’une part dans le cynisme d’autre part : "Cinquante ans après les faits, disait Liu Zhenyun lors de la sortie de son livre en France, j’ai honte de notre propre attitude, honte de notre désintérêt de l’Histoire et honte que ce soit un étranger qui ait porté son regard, un regard de compassion, sur cette période."
L’aide alimentaire sera massivement détournée par les cadres, les bordels et les entreprises trouveront de la chair à plaisir ou de la main d’œuvre à bon compte et la bureaucratie reprendra d’une main ce qu’elle a fait mine de donner de l’autre ! Les autorités ayant défini les limites géographiques des aires touchées par la famine, les réfugiés qui les ont quittées pour survivre seront impitoyablement refoulés de Luoyang pour être renvoyés vers une mort certaine à bord de trains bondés.

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Les images du film, là encore, sont directement empruntées aux reportages de T. White. Les communistes n’auront pas à se donner la peine d’affréter des trains pendant le Grand Bond en avant, les affamés seront littéralement interdits d’exode, assignés à résidence, bouclés dans les zones de famine.

Le livre de Yang Jisheng, interdit en Chine, circule sous le manteau, en édition piratée et le mensonge d’Etat sur la Grande Famine commence à être éventé. Je pense que le film de Feng Xiaogang contribue à dessiller les yeux des spectateurs.
Certes, le film ne dit pas tout, ce qu’il ne dit pas, c’est que les Japonais fourniront aux affamés l’aide alimentaire que ne leur fournissaient pas les Chinois et que les affamés auront la reconnaissance du ventre : on ne voit qu’un personnage louche collaborer avec les Japonais dans le film contre sa pitance ; en réalité, les paysans du Henan ont massivement soutenu l’armée japonaise qui les avait nourris…

Je dirai enfin un mot de la réception du film à Taïwan où il a remporté le prix du Meilleur film de la Chine continentale en 2013. La République de Chine (c’est le nom officiel de Taïwan) a fait de la mémoire un enjeu démocratique, à la différence de la République Populaire de Chine (c’est le nom officiel de la Chine communiste), elle affronte ouvertement le passé et sait reconnaître les crimes du Guomindang ! Elle l’a encore montré, très récemment, en commémorant les massacres dont se sont rendues coupables les armées nationalistes sur l’île, le 28 février 1947, après le soulèvement de la population contre le gouvernement de Tchang Kai-Chek.

On attend encore que la RPC fasse le bilan réel de la "libération", qu’elle reconnaisse les massacres de la Réforme agraire, ceux des purges à répétition, la responsabilité du PCC dans les quelques 36 à 45 millions de morts du Grand-Bond en avant, les millions de victimes de la Révolution culturelle et qu’elle honore enfin les "âmes errantes de Tian’Anmen" au lieu de manipuler l’histoire (comme elle vient de le faire en rallongeant de 6 ans la "guerre de résistance") et de s’acharner contre la mémoire ! Liu Zhenyun, originaire de Yanjin, l’épicentre de la famine de 1942, n’a appris cette tragédie qu’à l’âge de 32 ans : la lutte contre l’amnésie de Feng Xiaogang me semble donc, quelles que soient les faiblesses indéniables du film, une lutte salutaire.

Il me semble très regrettable que le film ne soit pas diffusé en France ; comme le rappelle Raymond Delambre, le marché du cinéma français est en effet "engorgé" par une certaine "surproduction" française et par les produits "mainstream" américains mais aussi protégé par une sorte de "Grande Muraille idéologique" héritée du maoïsme qui a si longtemps sévi dans intelligentsia française….

Fort heureusement, on peut voir le film, sous-titré en anglais, sur Youtube.

Les quelques photos que j'ai intégrées dans ce message proviennent du site China underground, j'ai choisi les moins épouvantables...
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