Flowers of war, réalisé en 2011 par Zhang Yimou, n'a été projeté en France que dans le cadre de festivals de films chinois. Il a été présenté par Raymond Delambre au Festival du cinéma chinois de Paris en 2012 mais, à ma connaissance, il n'est sorti ni en salles ni en DVD. Faute de mieux, on peut le voir sur Youtube, ce que je viens de faire. Le titre chinois, 金陵十三钗, que Raymond Delambre traduit par Les Treize Fleurs de Nankin, est celui d'un roman de Yan Geling ; il évoque les beautés des femmes de la vieille capitale du Sud, devenue la capitale de la République de Chine en 1912 puis celle du Guomindang en 1928, détruite par l'armée japonaise en 1937.
Le film commence dans un chaos visuel et sonore que seule dissipe en partie la voix off de Shujuan, l’héroïne de Yan Geling dans Flowers of war. On est au 13 décembre 1937 : Nankin, recouvert par un épais brouillard et par la fumée des incendies, est investi par l’armée japonaise après 20 jours d’intenses bombardements. Quelques images confuses émergent de ce chaos ; trois jeunes filles courent, leur valise à la main. Contraintes de se jeter de côté pour éviter une voiture, elles voient passer devant elles quelques élégantes emportées au galop des chevaux : l’une d’elle porte une pipa dont les cordes sont arrachées l’une après l’autre par une enseigne de fer forgé, symbole de la fragilité de la culture face à la barbarie, symbole aussi de la déchirure des viols qui vont suivre la chute de Nankin… En chinois, les « cordes du luth » sont un euphémisme métaphorique bien connu du sexe féminin ; on le retrouvera dans l’image des cordes ensanglantées après le viol à mort d’une des prostituées par les Japonais….
les cordes de la pipa arrachées par une enseigne de fer forgé, symbole de la fragilité de la culture face à la barbarie
les cordes ensanglantées de la pipa après le viol à mort d'une des prostituées de la Rivière Qing Huai
Il ne reste plus qu’une poignée d’hommes au Major Li pour protéger la fuite d’un autre groupe de jeunes filles entr’aperçues dans la brume. Déjà, les Japonais, ivres de viol, tentent de les rattraper. Le Major Li a choisi de combattre avec des armes dérisoires, quelques mitraillettes, quelques fusils à lunette, contre l’artillerie lourde et les chars japonais. Tandis qu’un de ses soldats, chargé d’explosifs, se jette sur un char du haut d’un immeuble, le jeune officier, resté au sol, applique une technique apprise de l’art de la guerre antique pour déposer sous les roues du char ennemi la bombe qu’il n’a pas les moyens de projeter sur lui. Contrepoint visuel à la fuite éperdue des adolescentes, la colonne de fantassins court droit vers l’ennemi. L’un après l’autre, les soldats tombent sous les balles des mitrailleuses malgré les couvertures mouillées qui leur servent de gilets-pare-balles ; la file avance ainsi inexorablement jusqu’au tank japonais qui saute sur la charge explosive que porte sur lui le dernier homme de la colonne….
Les trois jeunes filles, séparées du groupe en fuite, cherchent désespérément un abri. Tandis que l’une d’elles est abattue, les deux autres, réfugiées dans une citerne vide, voient, encadré dans le cercle béant du couvercle, un Américain mis en joue par un Japonais. Soulignant la relation indécomposable du point de vue et de la chose vue, Zhang Yimou multiplie les effets de cadrage qui mettent en abyme le regard cinématographique : c’est à travers la mire de son fusil à lunette que le Major Li regarde courir les jeunes filles ou le soulier qu’une d’elles a perdu dans sa fuite, c’est à travers la poussière blanche du tas de farine dans lequel il s’est jeté pour échapper aux balles japonaises que l’Américain observe celui qui le menace de sa baïonnette, c’est à travers son judas que le petit George découvre les prostituées qui frappent au portail de la cathédrale et c’est à travers un trou du vitrail que les pensionnaires du couvent les verront franchir le seuil…. Comme Tianqing ménageant dans la cloison de la grange un « oculus » pour regarder la femme de son oncle dans Ju Dou, Shujuan observe ces femmes mystérieuses à travers le soupirail du cellier qu’elle recouvre de vieux paniers d’osier quand elle se sent découverte.
une mise en abyme du regard cinématographique : John Miller vu à travers le couvercle d'une citerne
une chaussure de collégienne vue à travers la mire du fusil à lunette
les prostituées franchissant le seuil de l'enclos paroissial vues à travers un trou du vitrail
Mais cet effet de cadrage n’est pas seulement visuel, il symbolise aussi le filtre de la mémoire qui arrache à l’oubli des éclats du passé dans leur intensité vécue, bien loin de la réalité objective et de leur importance relative : comme l’image de la pipa émergeant du chaos inaugural, comme le son de ses cordes qui se rompent, comme les vitraux de la cathédrale irisant le visage des pensionnaires des sept couleurs du prisme, nos souvenirs émergent du magma mémoriel avec une aura émotionnelle très éloignée de la rationalité de l’historien….
Comme je l'écrivais déjà à propos d'Epouses et Concubines, tous les films de Zhang Yimou ou presque sont travaillés ainsi : les images sont vues à travers des filtres qui donnent au film un aspect kaléidoscopique, comme si l'on voyait toujours la même réalité à travers les lumières colorées d'un vitrail, tantôt d'un somptueux vitrail, où les jaunes et les rouges flamboient, tantôt d'un vitrail glacé découpant les angles, pâlissant les visages, trempant toutes les choses dans une lumière bleutée et blafarde. Cela crée une atmosphère quasiment liturgique, c'est aussi une belle métaphore du rapport de l'art au réel et, plus largement, de notre conscience sensorielle au réel. Comme Zola dans sa théorie des écrans, le cinéaste revendique la part de "mensonge" sans laquelle l'œuvre d'art n'existerait pas en tant que telle, il refuse l'illusion réaliste et de ses naïves prétentions d'objectivité. Dans un contexte où le "réalisme socialiste" reste un dogme esthétique et idéologique incontestable, c'est déjà, à mon avis, une belle preuve d'indépendance. Je n'ai pas vu tous les films de Zhang Yimou mais je crois que c'est en 2006, dans La Cité interdite, qu'il remplace pour la première fois (à vérifier) les filtres monochromes de ses premières œuvres par l'utilisation explicite de la lumière diaprée des vitraux. On les retrouve ici comme dans La Grande Muraille par exemple.
les vitraux de la cathédrale irisant le visage des collégiennes des sept couleurs du prisme
le visage de Shujuan regardant le Major Li à travers le vitrail de la Cathédrale
un arc-en-ciel de lumière dans La Grande Muraille
La rosace de la cathédrale volant en éclats, la fleur brodée trempée de sang d'un rideau déchiré, les miroirs brisés, les feuilles multicolores de la papeterie dispersées par le souffle d’une bombe, les valises éventrées, la bouteille de vin qui se fracasse contre le sol et les cordes ensanglantées de la pipa ne sont pas seulement des métaphores obsédantes de la défloration et/ou des viols de Nankin, ils épousent aussi, par une savante mise-en-abyme, les caprices de l’anamnèse et le jeu étrange des sensations qui s’attarde sur tel ou tel détail apparemment insignifiant du réel.
la rosace de la cathédrale volant en éclats
la fleur brodée trempée de sang d'un rideau déchiré
lla bouteille de vin se fracassant contre le sol
les miroirs brisés
les feuilles multicolores de la papeterie dispersées par le souffle de la bombe
Le film de Zhang Yimou n’est pas le récit de la bataille de Nankin, même s’il rend justice aux soldats du Guomindang dont l’héroïsme est trop souvent occulté par la propagande, c’est celui d’une adolescence violée par l’Histoire.
Pour Shujuan, ce 13 décembre 1937 c’est le télescopage de la monstruosité et de l’innocence, du monde des adultes - tout bruissant des fureurs de la guerre -, et du monde de l’enfance. C’est le jour d’une rencontre doublement improbable entre une jeune fille élevée au couvent et un grand diable d’Américain jouisseur et mécréant, entre une écolière tout juste pubère et une troupe de prostituées échappées du bordel….
Ce qui intéresse Zhang Yimou, c’est cette expérience absolument singulière de l’éveil du désir dans la tourmente de la guerre. Comment accueillir en soi le désir dans un monde où Thanatos mène la danse, pire, dans un monde où Eros a pris le visage abject et grimaçant du viol collectif ?
La sexualité des adultes, telle que la découvrent les enfants, prend toujours à leurs yeux quelque chose de bestial et Shujuan ne peut voir les hanches ondulantes de Yu Mo et, plus encore, le regard concupiscent de John Miller, sans en éprouver pour eux un certain dégoût. Quand elle refuse à ces femmes, qui ont donné au cellier du couvent des airs de tripot, l’usage de la salle-de-bain sans savoir ce qu’elles font au juste à La Rivière Qin Huai (c'est le nom du bordel), la jeune collégienne pressent qu’elles incarnent une partie de son propre mystère. Leurs robes de soie moulante lui renvoient, en miroir, le trouble qu’elle éprouve, dans son uniforme de pensionnaire, devant John Miller, leurs poitrines généreuses et leurs maquillages provocants ce qu’elle refuse en elle-même…. Un formidable jeu de doubles structure ainsi tout le film, non seulement parce que les filles publiques de la Rivière Qin Huai prendront bel et bien la place des pensionnaires en endossant leur costume mais encore parce qu’elles leur donneront cette part de liberté qu’aucun client, aucune maquerelle n’a pu leur prendre au sein même de leur aliénation. Lorsque Yu Mo se prétend "institutrice d'un jardin d'enfants", elle ne fait pas qu'ironiser, elle dit donc aussi l'une des vérités profondes de Flowers of war. En donnant à Shujuan la pipa de Dou, c'est sa féminité même qu'elle lui donne.
le don de la pipa, symbole d'une féminité assumée
Le roman de Yan Geling dont est tiré le film est un roman d’éducation, ce n’est pas un livre d’histoire. Reprocher à Zhang Yimou, comme le fait Mike Hale dans le New York Times, d’avoir enfermé la plus grande partie de l’action à l’intérieur de la Cathédrale, d’avoir transformé en huis clos un « film de guerre », c’est donc lui faire un mauvais procès. Quand toute l’histoire, singulièrement l’histoire chinoise, est écrite du point de vue « des masses », lui s’intéresse aux individus et à la part de liberté qu’ils gardent au cœur même d’événements qui les dépassent. Shujuan, pour qui son père a réussi à obtenir un laissez-passer, a choisi de rester avec ses camarades moins fortunées ; alors que l’Etat-major abandonne Nankin à ses bourreaux, Li, le tireur d’élite, refuse la fuite et les prostituées du bordel sacrifient leur vie pour des collégiennes. Quant à John Miller, il découvre, douloureusement, le paradoxe sartrien de la liberté : « Jamais nous n’avons été aussi libres que sous l’occupation allemande », disait le philosophe….