Le Rire de Madame Lin

postez ici vos impressions, vos analyses, vos comptes rendus, résumés ou commentaires des films chinois ou des films ayant trait à la Chine que vous avez aimés ou détestés,

Le Rire de Madame Lin

Messagepar laoshi » 08 Fév 2018, 11:33

Le Rire de Madame Lin, le film de Zhang Tao, est encore en salles (cf. http://www.allocine.fr/film/fichefilm_g ... 55684.html). Il illustre de manière exemplaire la fonction magique de l'écriture chinoise. Partout, en effet, sur toutes les portes, on lit le mot "bonheur" [fú] mais le monde de Madame Lin, à la croisée de la culture traditionnelle et du "rêve chinois" est d'une tristesse infinie.

Image

Le monde de Madame Lin est le monde d’avant la marchandise où les moindres objets de consommation ont une valeur inouïe : son peigne de plastique est accroché à une ficelle près de la cuvette émaillée où elle fait sa toilette et sa literie la suivra partout où elle ira tandis qu’elle passera de maison en maison en attendant qu’une place se libère à l’hospice. C’est avec les plumes du coq qu’égorge son fils pour le repas de famille que la vieille dame fabrique pour sa petite-fille le volant qui lui servira à jouer au
[jiànzi] [ tījiànzi] ou [jiànqiú], « volant au pied ». La scène, que l’on voit en arrière-plan, à travers l’embrasure de la porte, est comme estompée, comme effacée. Car déjà d’autres jouets attisent la convoitise de la petite fille qui rêve d’une « poupée Barbie » : hébergée chez sa fille, Madame Lin n’hésitera pas à soustraire la somme nécessaire à son maigre pécule, soigneusement emballé dans un mouchoir. Son monde est celui du don et du contre-don, le monde des obligations réciproques réglées par les règles silencieuses de la tradition et des solidarités ancestrales. Qu’une voisine, qu’elle appelle « belle-sœur » et qui n’est peut-être pas de sa parentèle réelle, lui demande de l’argent pour s’acheter les médicaments que lui refuse son fils, et elle sort immédiatement quelques billets de son grand mouchoir. Pas de reçu, la parole suffit et la vieille dame ne manquera pas de mentionner la dette auprès de ses enfants. C’est
Dans le monde de ses enfants, tout a un prix. Inlassablement, les billets graisseux sont comptés et recomptés, dans la caisse de la petite boutique, sur la table de la maisonnée. Les uns, restés au village, convoitent sa pauvre masure pour leur fils, parti, sans succès, travailler à la ville et qui trime pour s’acheter un camion, les autres mesurent ce qu’elle mange et ce qu’elle coûte en médicaments : « Calcule, dit à sa femme l’un de ses gendres, à 1 yuan 50 par galette, on perd 30 et 40 yuans par jour. » C’est qu’il faut du temps pour s’occuper de la mamie et que le commerce de galettes en souffre. « L’argent, c’est sérieux », ajoute-t-il sans mesurer ce que valent ni la tendresse d’une grand-mère ni le patrimoine immatériel qu’elle transmet « naturellement » à sa fille : assise sur ses genoux au début du film, l’enfant apprend les paroles d’une chanson populaire dans son livre de lecture mais l’état de grâce ne dure pas, ce n’est qu’une parenthèse, un rôle machinalement repris le temps d’une visite. Madame Lin, qui a déjà élevé d’innombrables enfants, n’est plus qu’un poids mort pour sa descendance. Ses fils et ses filles ne voient rien de son infinie générosité : ils ne la voient pas broder inlassablement des semelles de toutes les couleurs pour chacun d’eux, ils ne l’entendent pas prier pour eux la Guanyin, le bodhisattva de la miséricorde qui l’accompagne dans son périple comme les pénates accompagnaient les Latins. Et quand sa fille, qui vend des galettes en ville sur son triporteur, l’accuse, à l’instigation de son mari, d’avoir volé 50 yuans dans la caisse, elle ne bronche pas, elle sort à nouveau son grand mouchoir pour rembourser la somme qu’elle n’a pas prise et qu’a sans doute dérobée leur neveu, qui a déjà volé un scooter pour aller « retrouver sa mère à Shanghai » (ce qui suppose une grande ignorance de la géographie).

Mais Madame Lin n’est ni une femme passéiste ni une femme résignée. Si elle encourage le petit voleur, élevé dans une famille qui n’est pas la sienne, à travailler au lieu de chaparder, elle n’incarne pas la morale traditionnelle pour autant : « Pourquoi avez-vous laissé partir mon père ? lui demande sa petite-fille en lui lavant les cheveux. « Il n’y avait pas d’avenir au village, répond-elle, je voulais qu’il puisse voir le vaste monde, mais je m’inquiétais pour lui ». Si elle-même a été une « veuve exemplaire » et si elle est restée au village, c’est qu’elle avait six enfants - de 13 ans à 9 mois -, à la mort de son mari mais elle ne veut pas de cette vie recluse pour la jeune génération : après cette conversation, sa petite-fille, n’écoutant que son rêve, partira crier gare vendre des chaussures à Canton, au grand dam de ses parents. Quant à la veuve de l’un de ses petits-fils, qui n’a encore qu’une enfant, elle lui conseille le remariage, en rupture avec toutes les traditions de soumission de la bru à la belle-famille. Le monde rural, avec ses mœurs et sa misère, est condamné, Madame Lin le sait bien. On y vit dans la crasse et dans le froid au milieu des criailleries des femmes et de la violence des hommes. Mais la vie n’est pas plus douce à la ville dans la promiscuité des appartements surpeuplés où on la traite sans ménagement : sans égard pour sa pudeur et pour sa honte, l’épouse de l’un de ses petits-fils, à qui elle donnera pourtant un bracelet d’argent, crie à la cantonade qu’elle « s’est pissée dessus » ….

Certes, les conditions de vie sont dures dans le Shandong. Mais soixante-dix ans de dictature communiste mâtinés de quelques décennies de capitalisme sauvage ont eu raison des solidarités anciennes et de toute humanité : Madame Lin n’a pas son mot à dire quand le conseil de famille décide de la mettre à l’hospice où les vieillards, déshumanisés, sont traités avec une cruauté inouïe : « le lit n’est pas libre, on attend que cette meure cette dame », dit sans ménagement la directrice en présence de l’intéressée ; « cette dame est très malade, mais elle n’est pas morte, elle est revenue » dit-elle lors d’une deuxième visite et d’une nouvelle tentative pour y faire entrer Madame Lin. En attendant qu’un lit se libère, il faut bien garder la grand-mère dans la famille… Sans égard pour sa maladie, qui lui donne un rire sénile, sa bru, hurlant qu’elle « n’est pas humaine » et qu’elle a « un rire de démon », la reléguera dans sa vieille masure ouverte aux quatre vents, elle installera sa literie sur des fanes de sorgho, près de la vache. Privée de la statuette sa Guanyin,
观音[guān yīn], cassée par son fils instituteur en guerre contre la « superstition », Madame Lin n’aura alors d’autre issue que d’absorber la mort-aux-rats qu’il est venu déposer à ses pieds sous couvert de la protéger des rongeurs. Mais la vieille dame n’est pas dupe et il le sait : « Maman, est-ce que tu me hais ? », lui demande-t-il comme pour implorer son pardon avant d’entamer un dialogue d’une intimité surréaliste vu les circonstances :
« Comment étais-je quand j’étais enfant ? »
- à un mois, tu pleurais tout le temps, ton père me jetait du lit »


Comme le dit l’un de ses gendres, elle a souffert toute sa vie. Alors, quand l’argent de l’assurance-vie vient miraculeusement compenser la mort de l’un de ses fils, mort au volant en état d’ivresse, autant ne pas gâcher la manne céleste en payant l’hospice, n’est-ce pas ?
La suite est à l’avenant. Morte, Madame Lin sera reléguée sur un charriot dans un couloir d’hôpital avant d’être enterrée à-la-va-vite, en pleine forêt comme si son nom (lin signifie forêt en chinois) la prédestinait à cette tombe. Comme de juste, on brûle moult monnaie funéraire et surtout des chapelets entiers de lingots d’or sur sa tombe, mais l’émotion est totalement absente de la cérémonie et c’est le rire qui s’empare de la famille dans le spectacle qui clôt le film. Spectacle traditionnel où la vie triomphe de la mort au son des gongs et des tambours dans un dernier éclat de rire, où les hommes endeuillés sont rappelés à leur virilité de manière obscène : « attention, je pince », prévient une jeune lutteuse qui empoigne les organes sexuels d’un des fils de Mme Lin monté sur scène. C’est que dans la culture traditionnelle du Shandong comme dans nos campagnes au siècle dernier encore, il faut conjurer la victoire de la mort, rétablir le cycle de la fécondité et de la fertilité un instant compromis par le deuil. On comprend alors que Mme Lin assistait elle-même à l’un de ces spectacles paillards au tout début du film, en compagnie d’une voisine, enterrant, elle aussi sous les rires, les larmes de la mort…

Le film de Zhang Tao est un hommage à sa grand-mère, qui s’est suicidée à l’âge de 96 ans : « Nous l’avons trouvée pendue dans sa maison. La veille de sa mort, ses enfants lui avaient annoncé qu’ils l’installaient dans un hospice. (…) Elle m’avait pour ainsi dire élevé et pourtant, je ne lui avais jamais manifesté la moindre affection. Pire encore, j’ai assisté, impuissant, à la violence de ses enfants, y compris mes parents. Je les ai vus nier sa liberté et son intégrité. »
laoshi
Avatar de l’utilisateur
laoshi
Administrateur
 
Messages: 3912
Inscrit le: 06 Juil 2011, 06:23

Retour vers les films

Qui est en ligne ?

Utilisateur(s) parcourant ce forum : Aucun utilisateur inscrit et 1 invité

cron