Le film, dont on peu voir la bande annonce ici, commence sur l’image d’une plaine désolée, qu’on devine battue par le vent. Seule une crevasse, symbole - on le devine a posteriori -, d’un sexe de femme délaissée, rompt la monotonie du paysage ; mais bientôt la plaine semble se hérisser d’herbes sèches. En réalité, ce sont des traits d’encre qui s’animent et se colorent pour devenir feu de camp, armes, soldat blessé, casque de cavalier ou âne égorgé. Belle trouvaille pour évoquer le travail du peintre Jean-Denis Attiret (de son nom chinois 王致诚, Wáng Zhìchéng) exilé par l’Empereur Qianlong en punition de son amour coupable (en réalité Jean-Denis Attiret a accompagné l’Empereur en 1754 en Asie Centrale pour rendre compte de ses conquêtes). Mais la magie ne dure pas et les incrustations numériques qui apparaîtront dans la suite du film sont effarantes de mauvais goût. Le fantôme de la première Impératrice, en surimpression sur les paysages, les tourments du prêtre, qui évoquent les visions de Saint Antoine ou les images stylisées de feuillages qui se superposent aux feuillages naturels lors de la fuite de l’Impératrice déchue sont absolument ridicules !
Pour l’heure, cependant, le procédé fonctionne : le dessin à son tour se métamorphose et une tête d’âne dont le sang se répand sur le sable apparaît en gros plan. L’image, difficilement supportable, sert de plan de coupe pour un retour de trois ans en arrière.
Le peintre jésuite vient d’arriver à la Cour de Qianlong. Il assiste à la présentation du portrait de l’impératrice défunte au souverain (en réalité, Charles de Meaux bouscule la chronologie : le peintre est arrivé à Pékin en 1739 et l’Impératrice Fuca n’est morte qu’en 1748). L’Empereur, semble-t-il, ne s’est pas remis de ce deuil, au grand dam de sa seconde épouse, à laquelle il préfère ses concubines. C’est pour exister dans le regard de son mari que la belle Ulanara (devenue officiellement impératrice en 1750), lui demande l’autorisation de se faire peindre par le nouvel arrivant. Jean-Denis Attiret fera donc le portrait d’Ulanara à l’huile comme Giuseppe Castiglione - de son nom chinois Lang Shining 郎世宁 -, avait fait celui de Dame Fuca quelques années plus tôt. Qu’importe que le peintre ait été immédiatement désigné comme peintre officiel par Qianlong, qui lui commandera plusieurs portraits d’apparat, entre l’Empereur et le peintre, les rapports sont d’emblée tendus dans le film. L’Empereur prendra ombrage du portrait, dont il perçoit intuitivement la charge érotique, et exilera le prêtre tandis que l’Impératrice tombera en disgrâce.
La presse, dans son ensemble, a fort bien accueilli le film :
Isabelle Regnier dans un article dithyrambique du Monde a écrit:
Comme dans Vertigo, dont l’ombre plane sur le film, le tableau est porteur d’une malédiction – une puissance d’attraction hors de la vie. Au fil de cette histoire qui donne à Charles de Meaux l’occasion de faire une magnifique peinture de la Cité interdite, irradié par la beauté de son actrice, enveloppé dans une musique exquise, le cinéma devient un geste de plasticien, et la peinture, qui se met en mouvement dès l’ouverture du film dans une splendide séquence animée, une forme d’expression éminemment cinématographique. En sauvant de l’oubli ces personnages devenus poussières dans le vent, le cinéaste affirme sa foi dans les puissances de transsubstantiation de l’art – dans sa capacité à sublimer les éphémères instants de grâce que dispense la vie.
Je dois dire que je ne partage pas cet enthousiasme. Si Charles de Meaux n’était pas un plasticien en vue, aurait-on regardé son œuvre avec autant de complaisance ? J’en doute ! « Le film a été tourné dans les décors reconstitués de la Cité interdite, avec des centaines de figurants, des costumes en soie brodés main, fidèles au fil près aux originaux, et des objets d’époque d’une valeur de 300 000 euros pièce,» s’enthousiasme Télérama. J’ai envie de dire « Et alors ? » Le budget ne fait pas le talent ! « Le résultat, à l’écran, est somptueux, digne, dans ses extérieurs comme ses intérieurs, des grands drames de Zhang Yimou », continue pourtant Guillemette Odicino.
Référence écrasante ! Pour tout dire, la Cité interdite de Charles de Meaux m’évoque plutôt un dépliant touristique sur papier glacé... N’est pas Zhang Yimou qui veut ! Si la chorégraphie des eunuques et des suivantes qui se croisent dans les allées du Palais est assez réussie, le ballet nonchalant des figurants qui promènent leur chameau devant l’atelier du peintre est digne du plus médiocres des téléfilms...
Sans doute, en effet, Charles de Meaux a-t-il voulu donner à son œuvre le rythme et la lenteur oppressante d’Epouses et Concubines. La folie d’Ulanara, hantée par le fantôme de la première épouse et désespérée de voir l’Empereur lui préférer Khoja Iparhan, dite ici « Fragrance », rappelle d’ailleurs celle de Songlian, obsédée par le destin des concubines infidèles de la « Maison des morts » et tentant désespérément de reconquérir son époux. Son idylle avec le peintre démarque celle de Songlian avec un joueur de flûte, le fils de Maître Chen, et seul le jeu des regards peut unir les amants de cœur, qu’ils soient séparés par l’Empereur au petit pied d’Epouses et Concubines ou par le maître de la Cité Interdite.
Comme Zhang Yimou, Charles de Meaux a voulu traduire l’enfermement de son héroïne par la perspective, par les vues à vol d’oiseau sur les toitures, par le jeu implacable des lignes architecturales qui emprisonnent, comme le dit si bien le titre chinois, 画框里的女人 [huà kuàng lǐ de nǚ rén] « une femme à l’intérieur d’un cadre ». Il a voulu faire du cadre du tableau la métaphore de tous les cadres que transgressent les personnages, tentant désespérément d’échapper à leur destin social, civilisationnel et sexuel. Mais cette romance entre un Jésuite et une Impératrice chinoise est cousue de fil blanc ! Que le peintre puisse toucher le corps et le visage de l’épouse impériale comme le fait Melvil Poupaud avec Fang Bingbing est absolument grotesque !
Qu’Ulanara puisse poser pour lui en présence de quelques suivantes seulement, parfois même d’une seule, l’est tout autant. On sait d’ailleurs par le Père Amiot (lettre du 1er mars 1769), que Jean-Denis Attiret était étroitement surveillé par les eunuques qui « sous prétexte de le servir, n’étaient là que pour le garder, l’observer et faire à son égard l’office des Maîtres de cérémonie, en lui indiquant […] tous les usages minutieux qui sont d’étiquette au Palais ». Les pères jésuites, pour avoir fait vœu de célibat, n’en étaient pas moins hommes et l’Empereur devait s’assurer qu’ils n’abusaient pas sa confiance. Que les stigmates sanglants du peintre reproduisent, en miroir, les arabesques bleues que l’Impératrice a fait tatouer sur ses mains, voilà d’ailleurs un signe qui n’échappera pas au premier eunuque du Palais : le peintre sera prié de finir au plus vite son tableau avant d’être exilé aux marges de l’Empire !
Charles de Meaux brode librement sur les raisons qui ont entraîné la disgrâce de l’Impératrice Ulanara dont de pseudo-archives historiques prétendent qu’elle avait commis un véritable crime de lèse-majesté : en se coupant les cheveux du vivant de Qianlong pour protester contre ses infidélités, elle lui aurait jeté un impardonnable maléfice. Son geste prend dans le film un sens éminemment symbolique : en coupant sa longue chevelure à la manière des nonnes, elle pleure son amour interdit pour le prêtre autant que les infidélités de l’Empereur. On ne la reverra jamais à la Cour.
Le film se clôt avec le retour du peintre amaigri tandis que l’Impératrice semble déjà tombée dans l’oubli et le générique se déroule sur une chanson de Joy Division, The Eternal, censée, sans doute, donner le sens ultime de l’œuvre, comme dans les séries américaines. La vie passe, rien n’est éternel, on ne ressuscitera pas les morts et toute entreprise humaine, fût-elle celle des artistes, est vaine…
Procession moves on, the shouting is over,
La procession s’éloigne, on n’entend plus crier,
Praise to the glory of loved ones now gone.
Louanges à la gloire des êtres chers aujourd’hui disparus.
Talking aloud as they sit round their tables,
Ils parlaient fort assis à leurs tables,
Scattering flowers washed down by the rain.
En répandant des fleurs lavées par la pluie.
Stood by the gate at the foot of the garden,
Debout près du portail au bout du jardin,
Watching them pass like clouds in the sky,
Je les regarde passer comme des nuages dans le ciel,
Try to cry out in the heat of the moment,
Je voudrais pleurer dans l’émotion du moment,
Possessed by a fury that burns from inside.
Pris par la révolte qui me brûle de l'intérieur.
Cry like a child, though these years make me older,
Pleurer comme un enfant, malgré toutes ces années,
With children my time is so wastefully spent,
Avec les enfants, c’est en vain que je passe le temps,
A burden to keep, though their inner communion,
Un fardeau à porter, malgré leur intime communion,
Accept like a curse an unlucky deal
Accepter le sort de cette malheureuse affaire
Played by the gate at the foot of the garden,
Qui se joue, près du portail au bout du jardin,
My view stretches out from the fence to the wall,
Ma vue s'étend de la barrière au mur,
No words could explain, no actions determine,
Les mots et les actes n’y changeront rien,
Just watching the trees and the leaves as they fall.
Je contemple seulement les arbres en regardant les feuilles tomber.