"Les Ames Mortes" de Wang Bing

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"Les Ames Mortes" de Wang Bing

Messagepar laoshi » 12 Mai 2018, 16:06

Jacques Mandelbaum, dans Le Monde a écrit:
Cannes 2018 : « Les Ames mortes », mémoires plurielles des crimes maoïstes

Hors compétition, le cinéaste chinois Wang Bing filme les rescapés des camps communistes.

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Le réalisateur Wang Bing dans le parking de l’hôtel Gray d’Albion à Cannes, le 8 mai 2018.

SÉLECTION OFFICIELLE – HORS COMPÉTITION, SÉANCE SPÉCIALE

Pardon, mais il faudra surseoir, en ce premier jour ouvré du calendrier cannois, à l’injonction du glamour. Le premier grand événement de cette édition 2018, projeté ce mercredi 9 mai à 10 heures du matin dans la modeste jauge de la « salle du soixantième », est un documentaire chinois de huit heures, consacré aux victimes des purges maoïstes. Film d’une âpreté totale, minéral comme le sable du désert, intensément focalisé sur la parole des survivants, dépourvu de la moindre fioriture esthétique, et pourtant film de feu et de dévotion, geste de courage et de défi, inscription inédite par son ampleur de la tragédie du peuple chinois sous le joug communiste.
Auteur en 2000 d’une des plus grandes œuvres du siècle qui se levait – le non moins monumental A l’ouest des rails, consacré au démantèlement d’un complexe industriel dans le nord de la Chine –, Wang Bing, réalisateur quasi clandestin dans son propre pays, ne dément pas avec ce nouveau film sa réputation d’exceptionnel documentariste. Les Ames mortes est le troisième volet d’une obsession historique et filmique inaugurée pour le cinéaste en 2004, à la lecture d’un ouvrage de Yang Xianhui (Le Chant des martyrs. Dans les camps de la Chine de Mao, ­Balland, 2010), fictionnalisation des récits de survivants de Jia­biangou, complexe concentrationnaire du désert de Gobi, situé dans la région de Gansu.

Lire le portrait : Wang Bing, dans les failles de l’histoire chinoise

Parti à son tour à la recherche des survivants, Wang Bing les a longuement filmés entre 2005 et 2017, accumulant six cents heures de rushes dans des périples rendus improbables par l’absence de moyens, et dont le récit à lui seul pourrait passer pour épique. Il s’en est suivi un premier documentaire, intitulé Fengming, histoire d’une femme chinoise (2007), puis une fiction, Le Fossé (2010), aujourd’hui enfin, Les Ames mortes, dont la production a été rendue possible par la société française Les Films d’ici. La séquence historique dans laquelle s’inscrit le film est celle du Grand Bond en avant (1958-1962), un processus économique et politique qui se solde par des millions de victimes. Le film circonscrit son propos au complexe de Jianbiangou, où trois mille deux cents « droitiers » sont envoyés censément pour se rééduquer, en réalité pour y mourir d’inanition.

Des paroles terrifiantes

Cinq cents d’entre eux survivent en 1961, mais demeurent objets de persécution jusqu’à la mort du Grand Timonier en 1976. Une quinzaine de survivants témoignent aujourd’hui dans le film. Les paroles de ces hommes et de ces femmes sont terrifiantes. Elles disent la faim torturante, la dysenterie et l’anémie, l’animalisation et la chosification, l’infestation par les poux, le cannibalisme, la solitude et le désespoir les plus absolus. Elles disent, aussi bien, le mépris souverain de la dignité et de la vie des hommes, l’indifférence féroce à leurs souffrances. Elles stigmatisent enfin l’ineptie ubuesque en même temps que l’insigne perversité du régime responsable de cette atrocité.

En cela beaucoup de ces témoignages se recoupent, décrivant un même processus d’exclusion. Encouragés à critiquer le Parti durant la libéralisation de la « campagne des cent fleurs » (1957), ces hommes et ces femmes – des intellectuels et des enseignants dans leur majorité – se retrouvent quelques mois plus tard pris dans la nasse de la persécution anti-droitière lors du retour de bâton du Grand Bond en avant. Une parole un tant soit peu critique, voire nulle parole mais leur simple statut ou un rapport difficile avec le secrétaire de la cellule du quartier leur vaut une déportation d’autant plus assurée que chaque cellule a des quotas de dénonciation à satisfaire.

« ILS VOULAIENT LEUR MORT (…) L’AGRICULTURE, C’ÉTAIT DU FOUTAGE DE GUEULE, LES TERRES ÉTAIENT STÉRILES »
Beaucoup partent au camp avec la volonté sincère de se rééduquer. Tous, aujourd’hui, disent n’avoir jamais compris de quoi on les accusait. Un ancien cadre du camp, lui seul, accablé et lucide, ose le premier et dernier mot de ce mystère : « Ils voulaient leur mort (…) l’agriculture, c’était du foutage de gueule, les terres étaient stériles. »

Au-delà de Jianbiangou, au-delà de ses ossements encore ostensibles que Wang Bing filme longuement entre deux entretiens, rien ne devrait interdire de penser que Les Ames mortes vaut aussi pour les millions de victimes, non recensées, de la violence d’Etat en Chine, qui s’exerce sous diverses appellations, depuis les exécutions de masse des « contre-révolutionnaires » lors de l’avènement de la République populaire jusqu’au massacre de Tienanmen en 1989, en passant par la sinistre Révolution culturelle.

Registre de la litanie
On pourrait être tenté, à ce titre, de comparer Les Ames mortes au Shoah de Claude Lanzmann. Même obsession à recueillir la parole des survivants, même souci d’évoquer les morts par l’entremise de ceux qui les virent mourir. Même démiurgie du film qui fonde dans l’Histoire un événement insu et enfoui en même temps qu’il en écrit le tombeau. Mais les deux œuvres, aussi bien, divergent. Wang Bing s’attache moins à la pédagogie minutieuse d’un processus de mise à mort et à la construction d’un récit qu’à la pure exaltation de la parole des survivants et au miracle industrieux de leur survie, opération d’autant plus émouvante que les témoins de son film, âgés et affaiblis, filmés longuement dans ce que l’on pressent être leur dernière demeure, rejoignent au moment où ils parlent la mort à laquelle ils ont miraculeusement échappé.

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Le réalisateur Wang Bing dans le parking de l’hôtel Gray d’Albion à Cannes, le 8 mai 2018.

Le réalisateur Wang Bing dans le parking de l’hôtel Gray d’Albion à Cannes, le 8 mai 2018. STEPHAN VANFLETEREN POUR « LE MONDE »

La répétition possiblement fastidieuse de ces témoignages est pourtant cela même qui transcende le film et définit son registre, qui n’est autre que celui de la prière, plus précisément de la litanie dans sa dimension mélancolique et incantatoire. C’est à la version laïque de Paul Eluard qu’on sera pourtant tenté de rapprocher ce plus téméraire d’entre les films de fantômes chinois. Liberté, illustre poème écrit clandestinement sous l’Occupation, qui célèbre tout ensemble les vertus de l’anaphore et de l’aspiration à la délivrance : « Sur toutes les pages lues, sur toutes les pages blanches, pierre sang papier ou cendre, j’écris ton nom. »


Documentaire chinois de Wang Bing (8 h 16). Sortie en salle le 24 octobre. Sur le Web : http://www.adokfilms.net/production/fil ... mes-mortes

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