L'Amant de Marguerite Duras et Jean-Jacques Annaud

postez ici vos impressions, vos analyses, vos comptes rendus, résumés ou commentaires des films chinois ou des films ayant trait à la Chine que vous avez aimés ou détestés,

L'Amant de Marguerite Duras et Jean-Jacques Annaud

Messagepar laoshi » 09 Juil 2011, 07:19

Marguertie Duras, vous le savez peut-être, a désavoué le film de Jean-Jacques Annaud, bien qu'elle y participe. Personnellement, j'ai beaucoup aimé ce film, dont la bande son, comme les images, me semble un chef-d'oeuvre de fidélité au texte. J'avais, à la sortie du film, essayé de le commenter pour mes élèves ; je reproduis ci-dessous le texte de mon commentaire. Il y aurait encore beaucoup de choses à dire sans doute, sur l'univers de Marguerite Duras, que Jean-Jacques Annaud me semble avoir fort bien compris. Comme l'Allemand de Hiroshima mon amour ,le Chinois de L'Amant est celui que les préjugés ou les aléas de l'Histoire interdisent d'aimer. Le film y fait clairement allusion : la foule défilant devant les persiennes de la garçonnière rappelle les pieds vus à travers le soupirail de la cave par la jeune fille tondue, enfermée là par ses parents en expiation de sa "faute".

Le film de Jean-Jacques Annaud se veut d'emblée un hommage à la littérature ; fébrile, la plume court sur le papier, et le papier se fait chair, cicatrice, comme bientôt la chair se fera peau où s'inscriront, ténus, les signes de l'amour et du plaisir, sueur et frisson mêlés dans l'alchimie moite des étés d'Indochine tels que les a vécus Marguerite Duras, dans les années vingt... La dernière image dévoilera l'écrivain, seule face à la grisaille de Paris, entrevu par la fenêtre. Ainsi encadré, le film rejoue l'anamnèse de l'écriture et ce redoublement lui-même nous est donné dans la reprise de la scène inaugurale : deux fois nous verrons la jeune fille prendre le bac pour traverser le Mékong. Embarquement symbolique de tous les passages, celui de la vie d'abord, que les asiatiques conçoivent comme l'éphémère traversée d'un "monde flottant", mais aussi emblème d'un autre passage, celui de l'enfance à l'âge de femme, dont l'amour dans le temple bleu sera le rite initiatique.

Dans cet univers, tout fait signe ; comme dans le Nouveau Roman, les objets sont chargés d'assumer le message que nous refuse le sujet. Rébus à déchiffrer, le sens ne se donne jamais immédiatement mais bien dans la rencontre de l'écriture et de la lecture, dans la conjonction de deux réminiscences accordées. ELLE, mise à distance du JE initial, se présente d'abord dans l'entre-deux de l'adolescence : en souliers de lamé mais coiffée d'un impertinent chapeau de feutre, elle tient de la mémoire du conte - où les jeunes filles à marier étrennent leur tenue de bal -, et des outrances insolentes de la garçonne qui garde l'ambiguïté sexuelle de l'enfance. Lorsque l'amour la surprendra, elle aura encore, sous la robe déjà décolletée de la jeune femme séduisante, la petite culotte de coton blanc de l'enfance.

Mais il n'y a pas d'initiation sans souffrance et, comme dans le mythe, le destin s'annonce à quelques images de mort : la fumée du vieux bac, bien sûr, qui déroule ses volutes noires et ocres sur l'eau du Mékong, la voile noire d'une jonque, le cadavre d'un buffle dérivant au fil du fleuve, les tourbillons boueux et lourds des pays de mousson qui créent pour le spectateur un sombre horizon d'attente...
Pourtant, comme dans les contes de fées, notre Cendrillon d'Indochine, lasse des violences et des médiocrités familiales de Sadec, saura s'évader par la magie d'un moderne carrosse, la rutilante limousine du jeune Chinois de Saigon qui devient son amant. Riche, beau et oisif autant qu'on peut l'être, le Chinois réalise la synthèse du Prince Charmant d'Occident et de l'Empereur des palais d'Orient, exclusivement voué au culte de l'amour, tout occupé à assurer l'harmonie entre ses épouses et ses concubines par une parfaite connaissance des secrets plaisirs de la chair... "Il ne sait faire que l'amour, dira la petite, c'est comme un métier qu'il aurait". L'Art de la Chambre à Coucher, tel est le titre de bien des manuels d'érotique chinoise d'inspiration taoïste, soucieux de procurer aux amants santé, longévité et sérénité grâce à la maîtrise du désir et de la jouissance. C'est que, dans la tradition taoïste, l'art d'aimer préserve des sept douleurs et des cent maux... N'est-ce pas ce savoir ancestral qui guide l'amant dans ses gestes et ses hésitations mêmes ? "Tu es trop petite", dit-il en découvrant le corps gracile de l'enfant et, lorsqu'il la verra triste après l'amour, il expliquera son trouble en puisant aux sources des vieilles théories asiatiques de l'humeur : "C'est parce que nous avons fait l'amour dans la journée, aux heures les plus chaudes"...

Dans le temple du Tao, la petite fille ne peut rien DIRE de son amour, frappé d'interdit : qu'elle ait donné tout son cœur d'enfant dans ce baiser sur la vitre où se devine le reflet du visage aimé, doit nous suffire à inscrire cet amour-là dans la grande tradition des amours mythiques, celles qui unissent et séparent du même mouvement Tristan et Iseult, couchés de part et d'autre de l'épée du Roi Marc, celles qui nouent "la Dame de Vinh Long" au souvenir du jeune homme de Savannakhet, s'immolant d'un coup de revolver, sur la grande place du poste, au grand soleil...
Mais "Il est posé en principe que je ne peux pas aimer un Chinois", dit la petite. Quoi de plus douloureux, de plus aliénant pour une jeune fille passionnée par la langue, émerveillée par la vitalité des auteurs de la Pléiade, que de se voir privée de la médiation des mots ? Devant la cruelle réalité sociale ("Après ce que nous avons fait, après ce déshonneur, je ne pourrai plus jamais t'épouser, lui explique le Chinois, chez nous, on ne peut épouser que des jeunes filles vierges"), elle ne peut que bégayer le langage de l'enfance, celui du dépit, cachant sa blessure derrière la cruauté : "Ca tombe bien, les Chinois, j'aime pas tellement..." Il sera donc "l'Amant", l'amant secret que l'on cache à la famille, à ceux dont les mots tuent. A elle, le silence obstiné de l'amour, à eux, les bavardages abjects de la fausse morale, les injures et les crachats...

Reste alors la voix des choses : celle de ces deux bonzaï, de ces arbres nains assoiffés de vie qu'elle arrose avec une infinie douceur comme l'Amant lave son corps d'amoureuse après le sang baptismal de la première caresse. Eau lustrale, encens, clôture et pénombre sacrée font de cet amour une muette célébration dans le tintamarre matrimonial de la rue. Et, lorsque la chambre est rendue à l'espace profane, dépouillée de ses parures rituelles, affichant la nudité du matelas, c'est toute l'enfance d'Elle qui sanglote dans les cris d'un bambin, tandis que, dehors, déferlent les larmes immenses de la mousson...

A celle qui ne peut dire, chacun s'obstine à faire avouer : la mère, le frère aîné, la petite amie du pensionnat même. Mais Elle n'est pas Emma Bovary, ravie de pouvoir se répéter : "J'ai un amant, j'ai un amant", non, il est pour Elle L'Amant, l'absolu d'un amour qui ne peut s'inscrire dans aucun rêve d'avenir. Cette passion au-delà des mots, qui laisse le dialogue des amants au bord de l'étrangeté "journalistique", se dessine avec toute la perfection des caractères chinois sur la blancheur du lit : filmés en plongée, les corps semblent imprimer sur le linge l'idéogramme vivant de l'amour. C'est que la Chine a de l'écriture un autre usage que l'Occident : calligraphie subtile, elle trace l'épure des choses dans un espace idéal (chaque caractère doit pouvoir s'inscrire dans un carré) et dans un présent éblouissant. A l'opposé de notre écriture alphabétique, course effrénée contre le temps, l'écriture chinoise rassemble. Sans doute n'est-ce donc pas un hasard si Jean-Jacques Annaud a choisi de nous montrer, non seulement la plume fébrile de Marguerite Duras, mais encore, lorsque la petite entre pour la première et pour la dernière fois dans le quartier chinois de Saigon, deux signes jumeaux peints sur le calicot blanc d'une échoppe, pareils aux corps des amants : l'écriture chinoise est de l'ordre du sacré, liée à la science des devins anciens, elle révèle à nos yeux les secrets du monde, elle fixe sous les traits du pinceau ce qui se dérobe, ce qui s'évanouit en fumée ; car la fumée est l'autre du caractère : le signe saisit la forme dans son émergence, la fumée la rend à son évanescence dans ce pays où s'abolissent les frontières du monde, où l'eau se mêle à la terre des rizières, où les êtres et les choses se confondent dans le flux, le flot incessant de la foule, hommes et bêtes emportés dans un perpétuel mouvement. Lorsque l'Amant, à son tour, aura désacralisé l'amour, lorsqu'il aura fait répéter à l'enfant les mots qui la nient, tout ne sera plus que fumée, fumée lénifiante de l'opium, fumée endeuillée du paquebot sans retour. Seule, dans son acquiescement muet à l'ordre des ancêtres, elle aura donné à sa passion unique l'éternité de l'éphémère. Car ses ancêtres à elle ne sont pas ceux de l'Amant : ceux de la Chine ancienne exigent le respect absolu de l'autorité du Père, le don de l'encens au seuil de la maison et un rigoureux silence sur les plaisirs du corps. Ceux qu’a choisis l'écrivain disent la joie de cueillir le jour sans penser à demain. Dans l'entre-deux colonial, la petite française d'Indochine trouve le courage de soustraire son amour au temps profane et de rendre l'Amant à son destin, à l'obéissance de son père : "Ton père a raison, et puis, je n'ai pas d'amour pour toi !". C'est pourtant elle, la petite blanche, parée déjà du diamant des fiançailles, qu'il épousera au-delà du mariage, d'un regard muet au milieu du bruit qui chasse les esprits maléfiques de la cérémonie.

Seuls les mensonges farouches de la petite, seul son silence buté préserveront le non-dit de cet amour dont chacun s'acharne à la déposséder, de cette passion qui, telles les eaux du Mékong emportant tous les barrages, telles l'eau joyeuse des savonnages ou les pluies de mousson traversant tous les seuils, balaye les interdits. Tu, mais parfaitement scandaleux, l'amour du Chinois est aussi une revanche, une revanche contre la mère, qui a tout donné à l'aîné, contre les blancs de la colonie, méprisants pour cette famille ruinée, déclassée, contre la faim et le manque. Il n'y a pas de sens à se demander si la petite a voulu cet amour pour l'argent de l'amant non, elle "le désire ainsi avec son argent, lorsqu'elle l'a vu, il était déjà dans cette auto, dans cet argent, elle ne peut donc pas savoir ce qu'elle aurait fait s'il en avait été autrement."

Que la jeune femme ne trouve un langage pour sa douleur que sur le bateau qui l'emmène d'Orient en Occident, qu'elle puisse enfin se dire, portée par la musique d'une Valse de Chopin, dont l'écriture duelle semble réconcilier l'horizontalité occidentale et la verticalité orientale, tel est bien le sens de cette conquête de soi, révélant à elle-même l'écrivain qui déjà se cherchait dans la petite fille des colonies : se trouver enfermée dans les mots que d'autres articulent, s'y heurter sans rémission jusqu'à ce qu'un jour enfin on puisse ECRIRE !

En donnant à son film, par la voix de Jeanne Moreau, le rythme et la temporalité du texte, articulés à la présence synoptique de l'image, Jean-Jacques Annaud a parfaitement servi l’œuvre de Marguerite Duras mais aussi l'âme de la Chine : il conjugue ainsi les deux systèmes d'écriture, apparemment inconciliables, que sont l'écriture alphabétique et l'écriture idéographique. Synthèse de deux esthétiques, ses prises de vue retrouvent les leçons de l'Orient telles qu'au XIX° siècle les avaient découvertes les impressionnistes chez les maîtres japonais de l'estampe, telles que les ont transmises au cinéma les œuvres de Kurosawa ou Mizogushi : perspectives à vol d'oiseau au-dessus du port de Saigon comme les aurait montrées Hiroshige, rond-point écrasé par une vue-plongeante à la Caillebotte, arbres formant grille à travers lesquels file la limousine noire dans des forêts dignes des Peupliers de Monet ou des sous-bois de Rashomon ; grilles encore, celles de La Gare Saint-Lazare de Manet, si joliment évoquées au départ du bateau emportant l'aîné vers la France...
La diagonale filante de la balustrade croisillonnée ouvre, sur la maison de Sadec, l'une des perspectives favorites de l'Extrême-Orient tandis qu'à Saigon, surplombant la cohue qui se presse sur la rivière, apparaît la courbe élégante d'un pont exhaussé tel que la peinture chinoise et japonaise nous a appris à les aimer ; le reflet d'une arche de pierre sur l'eau, le chatoiement des reflets sur les tôles rutilantes de la limousine, les ombres chinoises entraperçues à travers les mailles fines des écrans protégeant les vitres de la limousine ou striées par les raies des persiennes de la garçonnière, le contraste du noir et du blanc entre le kimono du Chinois et le drap dont se couvre la petite, autant d'hommages du cinéaste aux manières de voir que nous devons aux lointains pays d'Asie.

L'espace imaginaire du film est ainsi un entre-deux qui redouble celui dans lequel se meut la jeune fille blanche d'Indochine, prise entre deux cultures (avez-vous remarqué que le rouge de la Petite, dessinant une petite cerise rouge sur sa bouche, à la chinoise, couvre entièrement ses lèvres sur le bateau qui la ramène en France ?) mais aussi entre deux histoires, dans un monde dont les orgueilleuses constructions coloniales semblent s'effriter et fondre sous l'humidité tropicale comme s'émiette la mémoire que l'écriture arrache à l'oubli.
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Quelques images pour mieux comprendre

Messagepar laoshi » 09 Juil 2011, 07:35

Il faudrait prendre le temps de faire des captures d'écran et de mettre en regard chacune de ses prises de vue et leurs sources iconographiques européennes et orientales. En attendant de pouvoir le faire, je vais reprendre ici quelques-uns des sources d’inspiration de JJ Annaud.

D’abord, la fumée du bac, motif iconographique emprunté à Monet, bien sûr, mais, par delà les impressionnistes, à l’art de l’estampe : elle est tantôt grise, tantôt noire, tantôt rousse, irisée de toutes les couleurs du prisme, exactement comme celle que peint Hokusai. A la fin du film, JJ Annaud fait allusion de manière évidente à la toile de Manet, La Gare Saint-Lazare, La position des personnages, dans le coin gauche, est rigoureusement identique.

La grille de fer derrière laquelle se déploient les volutes de fumée est elle-même un motif typiquement japonisant comme on le voit par exemple dans cette oeuvre d'Hiroshige. Les arbres formant grille, derrière lesquels filent la voiture de L’Amant, viennent non seulement du cinéma japonais mais aussi d’Hokusai.

Les Japonais ont en effet inventé les écrans formels à travers lesquels ils ont appris aux impressionnistes à voir le monde. Regardez les Raboteurs de Parquet ou le balcon de Caillebotte, vous verrez que le cinéaste a fait, comme lui, des arabesques du balcon un motif à part entière à travers lequel se montre et se dérobe tout à la fois la ville.

Ces premiers plans envahissants, qui font écran entre le regard et son objet, sont hérités de l’estampe, comme les ombres chinoises qui défilent derrière les persiennes de la garçonnière.

Même filiation pour la perspective à vol d’oiseau qui revient de manière récurrente sur le rond-point de Saigon, lui aussi emprunté à Caillebotte, et, à travers lui, aux Japonais.

Le motif des ponts exhaussés vient de Monet, qui l’a lui-même emprunté au Japonais.

Les images de JJ Annaud s’inscrivent ainsi de manière explicite dans une tradition iconographique, qui, comme l'amour des amants, fait la synthèse de l’Orient et de l’Occident. Les scènes érotiques, qu'il a su styliser pour en faire des calligraphies vivantes, sont d'ailleurs inspirées des « images de printemps » japonaises, (des shunga), à travers lesquels l’Europe a découvert la sensualité orientale. Ces estampes japonaises sont en effet une réinterprétation des « images du palais du printemps » chinoises (très belle exposition il y a quelques années à Cernuschi, je vous renvoie au catalogue) mais les peintres qui les ont introduites en France ne le savaient pas.

Je crois que JJ Annaud a voulu créer une homologie structurale entre la forme et le fond => le recours à des modèles iconographiques conscients faisant la synthèse de l’Orient et de l’Occident pour traduire les amours improbables d’une jeune française d’un Chinois => le parallélisme entre l'écriture diachronique occidentale et l'écriture synchronique des idéogrammes.

Ces idéogrammes sont évoqués, d’une part, par le calicot d’une échoppe, à l'entrée de la garçonnière :

Image

D’autre part, par les deux corps nus filmés en surplomb, immobiles après l’amour :

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J'ajoute que l'affiche du film inscrit incontestablement le sens du film dans cette dimension calligraphique puisque les deux idéogrammes signifiant "l'amant" 情人 [qing ren] sont inscrits de part et d'autre du titre écrit alpabétiquement :

Image

Mais, au-delà de l'esthétique, il y a bien, à mon avis, une réflexion sur la différence de deux systèmes d'écriture dont témoignent les images montrant la plume fébrile de Marguerite Duras courant sur le papier.

Pour ce qui est de musique de piano, qui, à mon sens, réconcilie l’horizontalité de l’écriture occidentale et de la verticalité de l’écriture orientale, je vais approfondir un peu mon analyse.

Je crois que, pour la romancière du souvenir vivant qu’était Marguerite Duras, cette valse ne peut pas ne pas évoquer « la sonate de Vinteuil » qui, dans La Recherche du temps perdu, est comme « l’hymne national de l’amour de Swann et d’Odette ». C’est pourquoi j’y vois un emblème de cet amour retrouvé au moment même où il est perdu et une symbolique du temps : la mélodie se déploie dans l’ordre des successions, comme l’écriture alphabétique ; l’harmonie se donne dans l’ordre de la simultanéité, comme les idéogrammes. Je crois que cette synthèse n’est dénuée de sens ni pour le spectateur ni pour le personnage : « elle n’avait pas été sûre tout à coup de ne pas l’avoir aimé d’un amour qu’elle n’avait pas vu parce qu’il s’était perdu dans l’histoire comme l’eau dans le sable et qu’elle le retrouvait seulement maintenant à cet instant de la musique jetée à travers de la mer ». Vous remarquerez que les deux temporalités (« l’histoire » qui s’écoule, « l’instant » qui rassemble) sont explicitement nommées dans ce passage. Je pense aussi que cette synthèse, qui est au fondement du structuralisme de Claude Lévi-Strauss, l’un des courants de pensée les plus importants de la deuxième moitié du XX° siècle, ne peut pas non plus être dépourvue de sens pour JJ Annaud et pour Duras.

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la polémique Duras-Annaud

Messagepar laoshi » 09 Juil 2011, 07:46

La polémique Duras-Annaud pose une question essentielle : Qui détient le sens de l'oeuvre ? Dire que l'auteur est seul juge du sens de ce qu'il a écrit, qu'il est, en quelque sorte, le mieux placé et même le seul bien placé pour le dire, ce serait oublier que toute oeuvre, littéraire, picturale ou cinématographique, échappe à son auteur. Elle lui échappe non seulement parce que l'inconscient se joue des raisons de la conscience mais encore parce que toute oeuvre est destinée à un public, spectateurs ou lecteurs. Et le destinataire ne compte pas pour rien dans le sens de l'oeuvre : la réception est partie intégrante du sens. Ceci est vrai dans le dialogue ordinaire ; cela est plus vrai encore dans le cas d'une oeuvre d'art. Dès qu'un poème est dit par quelqu'un d'autre que par son auteur, il n'a plus le même sens ! Et pourtant ! Si, par hasard, vous avez déjà entendu Apollinaire ou Aragon dire leurs propres textes, vous aurez été frappé, comme moi sans doute, par la distance qui sépare ces lectures maladroites des interprétations que nous en proposent de grands comédiens.

JJ Annaud a interprété dans le langage du cinéma le texte littéraire de Marguerite Duras. Il n'a pas pu, et pour cause, deviner toutes ses attentes telles qu'elles les a exprimées a posteriori dans L'Amant de la Chine du Nord :

1 – la voix de Jeanne Moreau : elle aurait voulu, dit-elle en 91, que la voix soit très jeune mais l'âge de la narratrice n'est pas indiqué dans L'Amant, on ne peut donc pas considérer cela comme une trahison. La voix d'une toute jeune fille aurait d'ailleurs fait un contraste très peu crédible avec le corps de la romancière qu'on voit assise à sa table de travail dans le film !

2 – elle semble avoir trouvé que l'actrice jouant l'enfant était trop belle : « dans le cas d'un film tiré de ce livre-ci (elle parle de L'Amant de la Chine du Nord), il ne faudrait pas que l'enfant soit d'une beauté seulement belle. Cela serait peut-être dangereux pour le film. » Elle souhaite que l'actrice soit dotée « d'une curiosité sauvage, d'un manque d'éducation, d'un manque de timidité. » A chacun de juger si Jane March remplit ou non ces conditions ; personnellement, je trouve que les images insistent bien sur son manque total de respect des convenances, qu'elles soient vestimentaires, gestuelles (maintien, démarche), corporelles (coiffure et maquillage à la diable).

3 – elle dit avoir trouvé Tony Leung « un peu différent de celui du livre : « il est un peu plus robuste que lui, il a moins peur que lui, plus d'audace. Il a plus de beauté, de santé. Il est plus « pour le cinéma » que celui du livre. Et aussi il a moins de timidité que lui face à l'enfant. » Je ne pense pas que cela soit un péché capital contre le livre.

4 – dans L'Amant de la Chine du Nord, c'est la jeune fille qui prendra la main du Chinois, dans L'Amant, c'est lui qui prend celle de l'enfant. Bon, admettons que JJ Annaud ait trahi le roman sur ce détail.

5 – pour le reste, j'observe que la lecture, par JJ Annaud, de la relation trouble de l'enfant avec le petit frère, Paulo, est justifiée par la réécriture du roman, où l'inceste est consommé.

Cette polémique Duras-Annaud ne me semble pas de nature à disqualifier le film de JJ Annaud. Il a bien évidemment mis beaucoup de lui-même dans sa lecture de l'oeuvre faute de quoi son oeuvre ne serait pas une oeuvre d'art. Duras n'a jamais cessé de réécrire la même histoire. Elle en donne au moins trois versions différentes, dans Un Barrage contre le Pacifique, dans L'Amant, dans L'Amant de la Chine du Nord, et bien malin celui qui dirait ce qui est autobiographique et ce qui est fantasmé dans ces oeuvres. Qu'elle ait réécrit le livre pour corriger le film de JJ Annaud n'empêche pas que le film soit fidèle au roman (autant que peut l'être un film à la littérature, puisque par définition l'image trahit la lettre pour la faire voir.) Bref, je crois que le cinéaste a rendu hommage au livre de Duras même si celle-ci a eu quelques réticences à lui abandonner son oeuvre.
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un rouge à lèvres symbolique

Messagepar laoshi » 28 Août 2015, 10:50

Je viens de revoir L’Amant. Un détail m’avait échappé : l’une des dernières images du film, celle de la jeune fille accoudée sur le bastingage de l’Alexandre Dumas, le navire qui doit la ramener en France, fait contrepoint à celle de son retour à Saigon sur le bac, au début du film ; or, entre les deux images, son maquillage a changé de manière significative.
Sur le bac, son rouge à lèvres, posé à la diable, déborde de toutes parts ; sur le navire, son rouge à lèvres ne déborde plus des lèvres, il ne les couvre pas tout entières, il n’en couvre que le centre, comme une cerise mûre… C’est le maquillage traditionnel des anciennes Chinoises, autre manière de dire que la jeune Française est désormais une Chinoise de cœur, symboliquement unie à cet homme que tous lui interdisaient d’aimer….
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Re: L'Amant de Marguerite Duras et Jean-Jacques Annaud

Messagepar mandarine » 31 Août 2015, 16:36

J'ai aimé le livre et le film que je reverrais avec plaisir compte tenu de toutes vos observations...
Les autorités de votre pays,qui elles aussi pensent forcément à leurs intérêts,ne manqueront pas de comprendre combien le type de célébrité que leur vaut la persécution de personnes telles que vous les dessert Vaclav Havel à Liu Xiaobo
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Re: L'Amant de Marguerite Duras et Jean-Jacques Annaud

Messagepar laoshi » 01 Sep 2015, 06:10

Le film existe en DVD, Mandarine, vous pouvez sans doute le trouver à la médiathèque la plus proche de chez vous. Il est passé récemment sur une chaîne de télévision que je ne regarde jamais, [/i]Chérie 23,[/i] si je me souviens bien, et j'aime tellement le film que je l'ai regardé, malgré les coupures publicitaires... Vous pouvez aussi le regarder en VOD si vous recevez la télévision par Internet.
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