Ju Dou, un film de Zhang Yimou

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Ju Dou, un film de Zhang Yimou

Messagepar laoshi » 06 Juil 2011, 17:10

Voici la présentation du film par Télérama. On peut le voir en ligne, en chinois ici ; il est sous-titré en mandarin. Le film est également disponible en DVD en version originale sous-titrée, à un prix très abordable.

Résumé : Dans la Chine des années 1920, le vieux Yang Jin-Shan, propriétaire d'une teinturerie, vient d'acheter une jeune épouse dont il exige qu'elle lui donne un garçon : sans héritier mâle, comment pourrait-il accéder lui-même, dans la mort, au statut d'ancêtre ? Il n'a, pour l'heure, qu'un neveu d'une quarantaine d'années, Tianqing (qui est peut-être d'ailleurs son fils adultérin), dont il a fait son fils adoptif pour respecter les usages du clan, et qu'il traite quasiment en esclave.
Lorsque Tianqing, de retour d'une tournée de livraison, découvre la jeune femme, il comprend que celle-ci est en danger car Yang Jin-Shan, quasiment impuissant, cherche dans les raffinements sadiques de la sexualité la jouissance que lui interdit son infirmité : son épouse précédente, elle aussi achetée, est morte sous les coups. D'emblée, entre ces deux personnages qu'unit une communauté de destin, se noue un amour indéfectible. Mais Jú Dòu, dont le prénom évoque non seulement le soja mais aussi un vase sacrificiel contenant les offrandes de viande, n'a pas une mentalité de victime ! Elle a un furieux désir de vivre, d'aimer et de rire. Rire libérateur et éminemment symbolique dans la Chine de 1990 comme dans la Chine ancestrale : on ne rit pas au Parti, on ne rit pas dans la Chine qui vient de massacrer les étudiants de la place Tian'Anmen, on ne rit pas sous la loi du clan !
A la faveur d'un voyage du vieillard, Jú Dòu devient la maîtresse de Tianqing qu'elle arrache à la résignation ancestrale des fils soumis à un père castrateur. De cette union naît bientôt un fils que le vieillard prend pour le sien. Mais cet aveuglement ne durera pas : paralysé à la suite d'une chute dans un ravin, Yang Jin-Shan est condamné à voir ce qu'il ne voulait pas voir, sa propre impuissance et le bonheur insolent de ceux qu'il humiliait. Enfermé dans un tonneau à roulettes, comme un petit enfant, il assiste, impuissant, à leurs ébats amoureux.
Mais on ne bafoue pas impunément la loi ancestrale et les rouages qui tournent inlassablement dans l'atelier, écrasant les tissus de leurs lourds marteaux, sont aussi ceux qui broient les individus pris dans un engrenage terrifiant. Le fils de Jú Dòu, dont le vieillard a pris symboliquement la place, prend la place de celui-ci pour punir les amants. Curieusement, cet enfant, né des amours joyeuses de Jú Dòu et de Tianqi, semble en effet avoir hérité du caractère ombrageux de Yang Jin-Shan, son père social : en retard pour sourire, en retard pour parler, Tian Bai est quasiment mutique. Or la violence, véritable retour du refoulé, commence là où bute la parole : dans l'inconscience de l'enfance, il tuera d'abord, par accident, le vieillard ; puis adolescent, habillé d'un costume qui évoque irrésistiblement celui des gardes rouges, il tuera aussi Tianqing, coupable à ses yeux de lui avoir ravi sa mère et d'avoir enfreint la loi du père.
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Ju Dou, un film freudien

Messagepar laoshi » 25 Sep 2011, 14:27

Audacieusement placé sous le patronage psychanalytique, Jú Dòu, film magnifique et bouleversant, est aussi une belle réflexion sur le cinéma : Tianqing, qui a quelque ressemblance avec Zhāng Yìmóu, découvre le calvaire de Jú Dòu à travers la bande son, si l'on peut dire : à travers ses cris, les injures de son oncle. Bande son minimaliste dans un pays bâillonné par la censure où l'on ne peut dire ni les blessures de l'âme individuelle ni celles de l'histoire.
Et ce sont celles-là mêmes dont le corps martyrisé de Jú Dòu montre symboliquement les stigmates à Tianqing mais aussi, à travers lui, au réalisateur et au spectateur. A travers le personnage de Tianqing, ménageant dans la cloison de la grange un « oculus », un judas ou un objectif qu'il agrandit ensuite pour mieux voir Jú Dòu, c'est le regard cinématographique et le travail de l'actrice eux-mêmes qui sont mis en abyme. Car le cinéaste est toujours un peu un voyeur qui vole des images par effraction : à l'instar de Tianqing bloquant la roue du moulin pour regarder, entre deux rayons, le visage de la jeune femme, il choisit les cadrages qui donneront sens à l'image, presque muette, qui prend le relai de ce qu'on ne peut dire. Quant à l'actrice, si elle exhibe son corps devant la caméra, ce n'est par narcissisme ou par exhibitionnisme mais bien pour donner à voir ce que le pouvoir ne veut ni montrer ni entendre. C'est aussi le cinéaste qui choisit les couleurs, comme Tianqing déversant la teinture dans les cuves où baignent les pièces de tissu ; de ce point de vue, le choix, par Zhāng Yìmóu, du technicolor fait sens : toutes les scènes semblent filmées à travers l'écran des lés de soie teints de rouge, de jaune, de bleu ou de vert, qui filtrent la lumière et donnent aux choses la couleur surannée des rêves.

La ritournelle qui revient en leitmotiv dans le film est elle aussi pleine de sens (pour ceux qui veulent aller plus loin, je l'ai traduite sur mon site d'initiation au chinois) ; le premier vers, « clochettes et tambours se répondent en écho », 铃儿铃儿镗镗响, [língr língr tāng tāng], donne la clef de la filmographie de Zhāng Yìmóu.
Non seulement le premier vers nous fait entendre cet écho dans la répétition mais toute la chanson est construite sur un jeu de ricochets entre les mots, chaque phrase reprenant, en écho, un mot ou une expression de la phrase précédente. Et c'est exactement ce qui se passe entre les films de Zhāng Yìmóu : le nom de l'héroïne, "Jú Dòu", "Chrysanthème-soja", figure déjà, en partie, dans 秋菊打官司 [qiū jú dǎ guānsī] Chrysanthème d'automne intente un procès (en français Qiu Ju, une femme chinoise) ; le film a été tourné, comme Epouses et concubines à 王家 [wáng jiā], au hameau de la résidence des Wang ; la première fois qu'on l'entend dans le film, c'est à l'occasion de la fête du huitième mois, alors que 杨金山,le tortionnaire de Jú Dòu, vient d'acheter deux immenses lanternes rouges 灯笼, deux « lanternes de fécondité » qui préfigurent celles que l'on accroche devant le pavillon de la femme qui recevra les honneurs du maître Chen ; comme l'héroïne d'Epouses et concubines, Jú Dòu prend la place d'une autre épouse, elle aussi victime de la loi implacable du clan. L'âne de Jú Dòu, qui a, aux yeux de son mari, plus d'importance qu'une femme, était déjà, dans Le Sorgho rouge, le prix contre lequel un père monnayait sa fille et la palette de couleurs des deux films est rigoureusement la même. Le mutisme du petit Tian Bai se retrouve dans celui de la fille de Fu Gui dans Vivre !

Les jeux d'échos formels redoublent, à l'intérieur du film, ces résonnances entre les films : Zhang Yimou a en effet construit tout son scénario sur des identités formelles, des analogies structurales : des lourds rouages du moulin de teinture à la roue tournée par l'âne, de la roue de l'âne à la ronde des petits enfants qui marchent à cloche-pied, on retrouve le même motif, aussi obsédant que la ritournelle que chantent tour à tour les petits enfants, le grand-père et les parents de Tian Bai. Les dialogues eux-mêmes adoptent d'ailleurs la logique de la répétition en écho qui président à la construction de cette petite comptine obsédante : Jú Dòu, rencontrant Tianqing de retour vers Wang Jia, accueille celui-ci des mots mêmes qui saluent l'entrée de son mari dans le village au plan précédent.

Cette rigueur formelle, qui serait académiste si elle était autonome, est mise au service du sens. Zhang Yimou a en effet choisi d'inscrire son film dans une riche symbolique psychanalytique.
Les symboles phalliques, comme la spatule qui se dresse devant la table de toilette de Jú Dòu en un premier plan envahissant ou le légume que Ju Dou prend audacieusement de la bouche de Tanqing, les symboles sexuels féminins, comme les coloquintes et les paniers d'osier pendus au plafond de la grange, sont légion. La barrière que l'on referme et qui sépare les amants, symbole de l'interdit et de la transgression, l'escalier devant lequel piétine et hésite Tianqing, symbole de l'acte sexuel et de la montée vers l'extase orgastique, les freins et les clapets qui bloquent les rouages et les engrenages du moulin, tout cela se décrypte aisément. Mais le désir l'emporte sur l'interdit : tous les freins cèdent, un flot de soie rouge, symbole des noces chinoises et du sang de la défloration, tombe en volutes dans la cuve de teinture, rouge elle aussi, et les amants sont inondés de plaisir. Et quand ils descendent à la cave pour y abriter une dernière fois leurs amours, c'est à une superbe régression vers la vie intra-utérine que l'on assiste, conformément à l'interprétation freudienne qui unit la mort et l'amour dans une même quête de ce paradis à jamais perdu.

Zhang Yimou semble même s'être fait un devoir de souscrire au dogme freudien de l'Œdipe : la soumission de Tianqing au père castrateur, le meurtre du père par le fils, tout cela nous est familier. Il n'est pas jusqu'à la difficulté des personnages à marcher qui ne s'inscrive dans cette filiation œdipienne : chacun le sait, tous les noms que portent les personnages de la lignée œdipienne évoquent une difficulté à marcher : « Œdipe » signifie d'abord « pied enflé » en grec, « Laïos » veut dire « boiteux » et « Labdacos », « qui peine à marcher droit ». Or l'entrave de la marche est omniprésente dans le film de Zhang Yimou : plus encore que la paralysie qui cloue le mari brutal dans le tonneau à roulettes de son petit-fils et le condamne à descendre les escaliers sur les mains, la ronde, à cloche-pied, des enfants de Wang Jia (et Wang jia, c'est "la maison du roi"), symbolise cette claudication oedipienne.
Le cénacle qui réunit les ancêtres du clan pour décider du prénom de l'enfant ou du cérémonial qui devra entourer les obsèques de Yang Jinshan semble d'ailleurs un hommage à la célèbre photographie réunissant Freud, avec lequel le chef du clan a quelque ressemblance, et ses disciples.

Tout cela pourrait sembler un peu laborieux au spectateur occidental, rompu à l'interprétation freudienne. Mais cette symbolique psychanalytique était très audacieuse, voire très subversive, dans la Chine de 1990 : non seulement, en effet, la psychanalyse, longtemps interdite en Chine, n'y occupe encore qu'une place très marginale aujourd'hui, mais Zhang Yimou n'a pas adopté par hasard cette grille de lecture de la réalité historique et individuelle. En construisant son oeuvre comme un rêve, il nous invite à nous interroger sur le sens même de son activité cinématographique. Qu'est-ce qu'un rêve en effet sinon un scénario, une mise en images du désir et de la transgression, une manière, pour le rêveur, de ruser avec la censure ? Or la censure n'est pas seulement une réalité psychologique, Freud la pense explicitement par analogie avec la censure politique. De même que le journaliste, en butte à la répression, parsème son texte de métaphores et de symboles qui mettront le lecteur sur la voie du sens, de même le rêveur élabore, à travers les images, le rébus de son désir.

Zhang Yimou nous indique par là-même le sens politique de son oeuvre ; les autorités chinoises de l'époque ne s'y sont d'ailleurs pas trompées puisque le film a d'emblée été interdit en Chine.
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la place de la psychanalyse en Chine

Messagepar laoshi » 02 Oct 2011, 12:56

ImagePetite Fleur de Manchourie, dont je vous ai parlé ailleurs, confirme la place très marginale de la psychanalyse en Chine ; Xu Ge Fei y raconte sa visite au premier psychanalyste installé à Pékin ; si mes calculs sont bons, la visite doit dater de 2006. C'est dire la modernité et l'anti-conformisme de l'approche de Zhang Yimou en son temps. Je vous donnerai l'extrait correspondant dès que possible.
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"se servir du passé pour faire la satire du présent"

Messagepar laoshi » 08 Oct 2011, 21:32

Je viens de revoir dans l'un des feuilletons récemment rediffusés par CCTV, Troupe théâtrale féminine, l'une des méthodes principales qu'utilisent traditionnellement les intellectuels chinois pour déjouer la censure : 古讽 [jiè gǔ fěng jīn] "se servir du passé pour faire la satire du présent" ou "parler du passé pour dénigrer le présent". Elle est explicitement désignée comme telle dans le feuilleton. Les acteurs d'une modeste troupe de théâtre, qui présentaient jusqu'alors des pièces patriotiques au service du "front uni" de la résistance anti-japonaise, contraints de jouer devant un parterre d'officiers japonais, utilisent cette méthode pour continuer leur lutte par des moyens détournés. Cela correspond exactement à ce que Freud appelle "le déplacement". En s'attaquant en apparence aux archaïsmes féodaux de la Chine d'avant la Révolution, Zhang Yimou critique toujours en réalité le temps présent : l'audace de Ju Dou est de mettre en évidence les liens secrets qui unissent répression politique et répression sexuelle.

L'interdiction du film montre en tout cas que les autorités chinoises ne sont pas dupes : elles sont depuis longtemps rompues au décryptage de ces stratégies de contournement de la censure, comme en témoigne l'affaire qui mit le feu aux poudres et qui devait déclencher la Révolution culturelle. La Révolution culturelle chinoise commença en effet, pour ainsi dire, par un coup de théâtre : un genre traditionnel, celui des "tragédies du mandarin Ming", avait refait surface dans l'actualité théâtrale au début des années 60. Or le Mandarin Ming, qui sermonnait l'Empereur au nom des malheureux au risque de sa vie, était la personnification du courage et de la justice. C'est pourquoi Mao prit ombrage de la reprise de ces "tragédies du mandarin Ming" dans lesquelles il voyait une allusion au ministre de la défense, Peng Dehuai qui, en 1959, s'était élevé publiquement contre lui et l'avait rendu responsable de la famine consécutive au Grand Bond en avant (entre 13 et 30 millions de morts). Pour conjurer le danger, Mao dressa d'emblée une liste de 39 écrivains et intellectuels qu'il qualifia d'"autorités bourgeoises réactionnaires", et les fonctionnaires du Parti reçurent l'ordre de débusquer les suspects parmi les enseignants les plus éminents. La plupart des fonctionnaires chargés de cette triste besogne ayant fait la sourde oreille, "le grand Timonier" décida de jouer le peuple contre les cadres du Parti, coupables de résistance passive, et lança la "révolution culturelle" avec les tristes conséquences que l'on sait.
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