Le précepte paulinien fut l'un des plus chers à l'ascétisme protestant qui a accompagné l'émergence du capitalisme dans les pays d'Europe du Nord. Dieu ayant "fixé à la vie éternelle la sphère du repos" et l'ayant limitée sur cette terre au seul dimanche, chacun devait "travailler inlassablement aussi longtemps que dure le jour" (une durée évidemment très vite dépassée dans le monde industriel)...
Repris par Lénine, mis en pratique par Staline (lui-même ex-séminariste), ce principe témoigne d'accointances paradoxales entre ces frères ennemis que sont le capitalisme et le communisme. Marx, qui avait montré la parenté secrète unissant protestantisme et capitalisme dès 1844 ("son véritable idéal, écrivait-il, est l'avare ascétique mais usurier et l'esclave ascétique mais producteur"), et qui militait avant tout pour la baisse du temps de travail, aurait sans doute été très étonné de voir les "prolétaires", dont il prônait la libération, réduits en esclavage dans les casernes du collectivisme. Il n'en "sanctifiait" pas moins lui aussi le travail comme moyen de libération.
Quant à Nietzsche, renvoyant dos-à-dos les discours libéraux et les rêveries socialistes dans Aurore (1880) du haut de son élitisme, il avait bien vu le bénéfice qu'un pouvoir autocratique, qu'il soit de droite ou de gauche (pour employer nos catégories modernes), pourrait tirer d'un tel outil de dépersonnalisation, de désindividuation et de massification.
Nietzsche a écrit: Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même arrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, on sent aujourd'hui, à la vue du travail - on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir -, qu'un tel travail constitue la meilleure des polices, qu'il tient chacun en bride et s'entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l'indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l'amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l'on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité : et l'on adore aujourd'hui la sécurité comme la divinité suprême. Et puis ! épouvante ! Le « travailleur », justement, est devenu dangereux ! Le monde fourmille d'« individus dangereux» ! Et derrière eux, le danger des dangers - l'individuum !
Prémonitoire, n'est-ce pas ?
Je ne crois pas que Mao, à supposer qu'il ait eu connaissance des conséquences dramatiques du Grand Tournant aurait reculé devant le précédent stalinien. Dès la conférence de Lushan, en 1959, il était parfaitement au courant des conséquences dramatiques de la mise en place des communes populaires et du mensonge criminel des "spoutniks" (les rendements effarants annoncés par lesdites communes) mais il n'en avait cure. Peng Dehuai, qui avait eu l'audace de le mettre en garde contre ces conséquences, le paiera très cher. Le but de Mao était précisément de détruire l'individu et, comme le montre bien Yang Jisheng dans Stèles, de faire entrer le contrôle totalitaire de l'Etat dans "les tripes" de chacun... Rien de plus cynique !
"de quoi se faire des souvenirs pour toute la vie", dites-vous à propos de votre mère qui a survécu, quant à elle, à la grande famine stalinienne... j'imagine que ces souvenirs ont été douloureusement confrontés non seulement au "déni total" qui a régné en Union Soviétique jusqu'à la chute du communisme mais encore aux fariboles du "bilan globalement positif" chères à Georges Marchais et à tant d'autres...