Liao Yiwu à France Culture

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Liao Yiwu à France Culture

Messagepar laoshi » 30 Jan 2013, 21:36

France Culture a consacré sa Grande Table du 23 janvier à Liao Yiwu, je n'ai pas encore eu le temps d'écouter l'émission mais, connaissant son intérêt habituel, je vous la recommande.

Vous pouvez la télécharger ici.
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"Dire ce que l'on ne veut pas entendre"...

Messagepar laoshi » 31 Jan 2013, 18:58

Pour ceux qui auraient des difficultés à écouter l'émission ou qui préféreraient l'écrit à l'oral, en voici le verbatim ou presque (j'ai supprimé quelques redites mais je n'ai corrigé que les fautes de syntaxe, les lapsus, les approximations ou les erreurs manifestes de la traduction simultanée : le chinois ignorant les marques du singulier et du pluriel, l'interprète ne peut pas anticiper sur ce que va dire Liao Yiwu, elle emploie donc parfois le pluriel à la place du singulier et inversement, mais on ne le comprend pas tout de suite). J'ai découpé l'émission en plusieurs chapitres pour en faciliter la lecture. Je publierai les chapitres suivants peu à peu.

Caroline Broué : C'est le livre d'un poète chinois revenu de l'enfer des prisons et des laogai, l'équivalent du Goulag soviétique, après avoir été condamné par le Parti pour activités contre-révolutionnaires, son crime, avoir écrit un poème annonçant les massacres de Tian'Anmen, un poème qui commençait par ces mots :

« Le Grand massacre commence par le cœur de Pékin
Quand le premier ministre s’enrhume le peuple tousse,
La ville vient d’être fermée, puis bloquée, et enfin assiégée.
La machine d’Etat de ce vieux pays malade n’a plus de dents
Pour broyer le peuple qui résiste et voudrait lui échapper.

Pas l’ombre d’une arme entre leurs mains et pourtant, ils sont des milliers tombés à terre
Les assassins professionnels, eux, arborant fer et cuivre,
Nagent dans une mer de sang, un incendie criminel ravage notre maison
Ils ne tremblent pas d’essuyer leurs bottes de cuir aux jupes des filles mortes »…


Lors d’une soirée organisée la semaine dernière par son éditeur au palais de Tokyo à Paris, Robert Badinter lui-même a déclaré que ce livre « prendra sa place parmi les grandes œuvres de la littérature carcérale, dans la lignée de Soljenitsyne et de Dostoïevski ». Car après des années de péripéties, son témoignage exceptionnel paraît aujourd'hui en français.

Ce qu’il y raconte et ce qu’il décrit relève tout bonnement de l’insoutenable, comme les œuvres de ceux qui l’ont précédé dans cette tentative de dire ce que l’on ne veut pas entendre. A cette différence près que, même si 20 ans ont passé, ce n’est pas de l’histoire ancienne : le régime politique qui l’a condamné, même si le pays a changé, est encore en place…

Bonjour Liao Yiwu et bienvenue à la Grande Table. Votre livre s'appelle Dans L'Empire des ténèbres, il a été traduit sous la direction de Marie Holzman - qui est aussi avec nous et que je salue -, avec Gao Yun et Marc Rimbourg. C'est un livre qui a paru aux éditions François Bourin avec une préface de vous, Marie Holman, et une post-face d'Herta Muller qui est le prix Nobel de littérature 2009 ; Herta Muller qui est allemande. L'Allemagne est le pays que vous avez choisi de rejoindre l'année dernière, Liao Yiwu, après avoir fui la Chine, et je tiens à remercier très chaleureusement notre interprète, Jia Jia Cheng, qui est avec nous parce que je crois que c'est une preuve de courage qu'elle ait accepté de venir traduire aujourd'hui les propos simultanés de Liao Yiwu puisqu'on a eu "un peu" de mal à trouver un interprète, qui acceptait de venir traduire ses propos pour cette émission !…

Liao Yiwu, le livre est reçu ici, en France, à la fois comme un choc et comme un véritable événement, peut-être d'ailleurs, comme le fut en son temps, L'Archipel du Goulag de Soljenitsyne, Soljenitsyne dont vous parlez beaucoup, dans L'Empire des ténèbres. Est-ce que c'est une revanche, positive pour vous, sur toutes ces années de solitude, de silence, d'enfermement et d'abandon ?

Liao Yiwu : - Pour moi, écrire ce livre, c'était me souvenir. Cela m'a permis de guérir de toutes ces années de souffrance, de prison, c'est un travail que je devais faire moi-même, personne ne pouvait m'aider. C'est un livre de témoignage sur l'histoire, mais c'est aussi un livre qui m'a permis de guérir.

- un livre qui a été écrit à quel moment ? parce que votre expérience, dans les prisons chinoises, Liao Yiwu, date de 1990 à 1994. Quand et comment avez-vous commencé à écrire ce livre ?

- En 1994, à ma sortie de prison, je me suis mis tout de suite à écrire ce livre. A ce moment-là, je me sentais abandonné par la société, ma femme a demandé le divorce, mes amis m'ont abandonné aussi, tout le monde m'évitait comme la peste. La personne que je voyais le plus souvent à l'époque, c'était un policier et j'étais chez mes parents, je ne pouvais aller nulle part ; donc ce livre m'a aidé.

- C'est pour cela que vous dites que ce sont les policiers qui connaissent le mieux votre œuvre aujourd'hui parce que, ce livre, vous l'avez écrit, il a été confisqué par la police qui vous surveillait à l'époque, vous l'avez réécrit, il a été à nouveau confisqué, donc ça veut dire que les services de police ont passé de nombreuses heures à le lire, voire à l'apprendre, pour savoir ce qu'ils allaient laisser et ce qu'ils allaient enlever. C'est la raison pour laquelle vous dites avec humour, avec ironie, que ce sont eux, les policiers, qui connaissent le mieux votre travail ?

- C'est vrai, ce policier a en fait essayé de m'aider, il a essayé de me trouver une solution pour moi, parce qu'il voyait en moi quelqu'un de très têtu. Il m'a conseillé d'ouvrir une boutique de pantalons, il a même trouvé le local de mon magasin. Mais moi, je ne savais pas comment faire des affaires, ce policier m'a aidé à trouver un endroit, un marché noir qui pouvait me permettre de réaliser des bénéfices plus larges, donc il a vraiment essayé de m'aider mais moi j'ai refusé. Et il était vraiment très fâché, on a failli se battre. Finalement, je n'ai pas fait le commerce des pantalons, je me suis mis à écrire. Un an après, le même policier, qui était mon ami, a confisqué mon manuscrit !
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Ecrire contre l'oubli

Messagepar laoshi » 01 Fév 2013, 07:22

Caroline Broué : - Vous dites que c'est un livre de souvenirs. Comment avez-vous travaillé avec la mémoire ? On lit beaucoup dans ce livre, Dans l'Empire des ténèbres, une souffrance qui a trait au corps ; c'est avant tout dans votre corps que s'est passée la souffrance, on pense évidemment au nombre de tortures que vous avez subies, mais est-ce que cette mémoire corporelle a pu faire jaillir une mémoire des mots, parce que votre travail est un travail de recréation des dialogues, vous n'aviez pas, à ce moment-là, quand vous étiez en prison, de quoi prendre des notes... Donc, c'est un travail de recréation de la mémoire ? Quelle est la part de reconstitution, quelle est la part de souvenirs très précis que vous avez de toutes ces années ?

Liao Yiwu :- La première fois que j'ai écrit le livre, j'avais beaucoup d'imagination, j'étais très en colère, j'écrivais passionnément, c'était le premier manuscrit. La deuxième fois, après la confiscation, après avoir perdu le premier manuscrit, j'étais vraiment très triste, j'avais peur d'avoir oublié ; cependant, cette deuxième création m'a permis de me rappeler beaucoup de choses. Après que le deuxième manuscrit a été confisqué, j'ai éprouvé de nouveaux sentiments. En fait, l'écriture a duré des années, j'ai eu le temps de mieux réfléchir mais, pour moi, le premier manuscrit était toujours le meilleur. Maintenant, je pense que le dernier manuscrit correspond mieux à la réalité parce que j'étais plus mûr. Et l'écriture de ce livre m'a permis aussi de renforcer ma capacité de mémoire. C'est une grande aide pour moi.

- Vous parlez, Liao Yiwu, de réalité, est-ce que vous vous rendez compte que ce que vous écrivez (et on va venir au cœur de ce livre) est de l'ordre de l'indicible, de l'insoutenable, de l'impensable, pour des lecteurs européens qui plus est ? Je pense à la phrase de votre ami Liu Xiaobo, prix Nobel de la Paix encore emprisonné aujourd'hui, qui dit à propos de votre livre, qu'il a pu lire : "Aucun homme ordinaire ne peut imaginer l'horreur des conditions de détention". Est-ce que vous êtes préparé à faire face au scepticisme parfois même de ceux qui vont vous demander quelle est la part d'authenticité de ce témoignage ?

- En fait, je raconte ce que j'ai vécu. L'écriture de ce livre a bouleversé mes idées sur la littérature ; maintenant, je suis un conteur, je raconte ce que j'ai vécu. Quand j''écrivais ce livre, j'étais à cent lieues de penser qu'un lecteur occidental lirait mon livre ! à cette époque-là, je n'ai pas pensé aux sentiments du lecteur ; c'était vraiment pour moi que j'écrivais ce livre.

- Marie Holzman, la première fois que vous avez découvert ce manuscrit dont vous avez, je le rappelle, œuvré à la traduction, comment avez-vous réagi ?

- Eh bien, c'est un livre, comme vous dites, qui est vraiment insoutenable, et à certains moments on se demande comment les êtres humains peuvent se comporter comme ça entre eux ; on a l'habitude de dire "les animaux ne feraient pas des choses pareilles", et, en même temps, on connaît la noirceur de l'âme humaine. Donc je ne peux pas dire que c'était une énorme surprise, d'autant plus que je connaissais son écriture. C'est vrai qu'il a approché ce roman un peu par le biais ; il a d'abord publié une série de portraits qui sont inspirés de ce séjour en prison donc j'ai retrouvé dans ce livre des traces du premier ouvrage que j'avais traduit, Dans l'Empire des bas-fonds, qui, en chinois est Une Enquête auprès de la société d'en-bas, et c'était très amusant de voir l'évolution littéraire, justement, de son écriture, à travers ces deux ouvrages.

- Il y a une "évolution littéraire à travers ces deux ouvrages" mais il y a aussi une alternance, il y a deux types d'écriture dans l'Empire des ténébres, Liao Yiwu. Je pense à cette alternance de passages documentaires et de moments de nature plus poétiques. Herta Muller, qui signe la postface, écrit que "par la force de votre langue, vous devenez froid comme un museau et chaud comme une peau", et elle ajoute : "ce mélange ne vrille pas seulement la tête, il pèse sur l'estomac." Avez-vous pensé, en écrivant ce livre, avec tout ce que ça représentait du réveil, encore une fois, de la mémoire de ce que vous aviez vécu, des souffrances, puisque vous décrivez des moments de torture qui sont, encore une fois, insupportables, que votre écriture pouvait de temps en temps s'échapper par la poésie ? Vous êtes un poète, à la base... Donc, ça vous permettait de vous évader, par l'écriture, par la poésie, de cet implacable documentaire que vous nous donnez là.

- Oui, dans mon livre, il y a des passages un peu poétiques mais ces passages ne venaient pas de mon parcours comme poète. En fait, je pense que ces éléments poétiques venaient d'un maître-musicien que j'ai rencontré en prison : c'est lui qui m'a appris à jouer de la flûte. Il m'a dit : "nous sommes dans une prison, voilà, nous sommes enfermés ici, mais les gens de l'extérieur sont eux aussi en prison, mais une prison sans murs... Donc, l'essentiel, c'est de trouver la liberté à l'intérieur de soi ; alors il faut que tu saches que tout le monde vit dans une sorte de prison."

- L'autre aspect de votre écriture, qui peut frapper quand on lit votre livre, Liao Yiwu, c'est la dimension bestiale, la "déshumanité" qui ressort du traitement que vous avez reçu et la façon dont votre livre plonge la plume aussi loin que possible dans les poux, l'haleine, la vermine, les latrines, la morve, le sang, la merde. Vous écrivez, à un moment, dans ce livre, "la devise de mon écriture peut se résumer à ceci : les soies du porc poussent sur la peau des cochons, pour comprendre quelque chose avec profondeur et certitude, il faut te coller à la bête comme une mouche-à-merde. Est-ce que cela veut dire que seule la trivialité laisse entrevoir quelque chose de la vérité de la captivité ?

- Quand je montre cette laideur dans mon livre, il faut savoir qu'il y a quelque chose qui est plus vicieux que cette laideur… C'est qu'en prison les gens commencent quelquefois à perdre leur humanité ; c'est quelque chose qui est lié à la spécialité de la région, à la nature des gens de cette région : c'est un humour qui permet d'oublier la souffrance dans la douleur. Quand j'étais en prison, j'ai remarqué que beaucoup de gens avaient perdu la capacité de compatir : tout le monde était content de voir quelqu'un d'autre torturé ; voilà, c'est la règle de la prison : il faut être violent, féroce… Moi, j'ai fait des tentatives de suicide ; je me suis cogné contre un mur, j'avais la tête en sang, mais personne n'a eu de compassion pour moi, tout le monde venait voir ma tête, ils disaient : "tu es vraiment un acteur-né, tu as vraiment tous les effets que tu as souhaités, tu as bouleversé la prison, mais tu n'es pas mort ! L'un d'eux m'a même dit : "si tu voulais vraiment mourir, tu ne ferais pas tant de bruit, tu ne ferais pas tout ce cinéma ; tu trouverais un endroit tranquille, calme, et tu te coquerais contre un objet pointu, comme ça, tu mourrais sur le champ ; comme ça, tu ne laisserais tranquille au lieu de déranger tout le monde." Moi, je n'arrivais pas comprendre comment il se faisait que les gens puissent être à ce point cruels, que les autres puissent se moquer de ma tentative de suicide. Voilà, j'avais du mal à croire tout cela.

- Et c'est tout cela qu'il fallait montrer dans ce livre, qu'il fallait rapporter, y compris tous les détails des tortures ? Vous racontez que lorsque vous arrivez, presque le premier jour (je crois que c'est le premier jour), on vous montre "le menu", c'est vraiment comme cela que ça s'appelle, le menu qui était administré par les chefs de la cellule, et qui a pour nom les "108 herbes rares de la montagne des pins", qui correspondait à l'endroit où vous étiez. Quelques exemples, juste pour que les auditeurs se rendent compte (je ne vais pas insister, parce que c'est vraiment très dur) : "le ragoût de groin de cochon", autrement dit l'exécutant écrase les lèvres du détenu entre deux baguettes ; "les pastilles pour la gorge", l'exécutant frappe le détenu à la pomme d'Adam avec le tranchant de la main ; le "ma po dofu", des grains de poivre qu'on met dans l'anus : ou encore un dernier, "le menton de cochon rôti", l'exécutant administre un uppercut au détenu pour lui briser les dents... Autant de marques de la déshumanisation dont vous faisiez l'épreuve dans les différentes prisons où vous êtes passé, puisque vous êtes passé par différents centres de détention… Il fallait, pour le lecteur et pour vous, consigner tout ça, rapporter la cruauté, rapporter les détails, aussi insoutenables soient-ils, pour vous en libérer ?

- Je n'ai pas pensé à tout cela quand j'écrivais le livre. La seule chose que j'ai pensée, c'est que je voulais noter tout cela ; même si jamais personne ne voulait lire mon livre parce qu'il est trop cruel, trop cru, au moins il serait gardé quelque part, dans les archives. Un jour, quand le Parti communiste chinois n'existera plus, quand cette histoire sera révolue, au moins on trouvera une trace de cette histoire, c'était cela mon souhait : témoigner.

- Marie Holzman : si je peux me permettre, je pense aussi que c'est une réaction très naturelle d'un citoyen conscient de la nature de son propre régime. Or le régime communiste chinois a pris soin d'effacer toute la mémoire du peuple ; tout ce qui s'est passé en 58-61, qui a quand même fait 40 millions de morts de faim, n'est consigné nulle part, aucun enfant chinois ne l'apprend ! Tout ce qui s'est passé pendant la Révolution culturelle, les massacres (il y a eu près de 2 millions de gens qui ont été massacrés et des centaines de millions de gens qui ont été torturés), tout cela est complètement oublié, gommé ! Liao Yiwu a reçu une éducation "normale" de ses parents et son père le mettait en garde. Il lui disait, tu ne sais pas ce que c'est que ce régime : ils ont fait ceci, ils ont fait cela, mais quand son père parlait, il ne le croyait pas. Donc, au moment où il est entré dans la prison, il était d'une innocence quasi-totale, il ne connaissait ni la nature des prisons chinoises, évidemment, ni la nature du régime chinois proprement dit, donc c'est aussi une réaction très très forte à cette tendance qu'a le régime de toujours tout effacer.
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Re: Liao Yiwu à France Culture

Messagepar mandarine » 01 Fév 2013, 09:00

bonne idée Laoshi , que d'avoir pu retranscrire cet entretien
Les autorités de votre pays,qui elles aussi pensent forcément à leurs intérêts,ne manqueront pas de comprendre combien le type de célébrité que leur vaut la persécution de personnes telles que vous les dessert Vaclav Havel à Liu Xiaobo
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Re: Liao Yiwu à France Culture

Messagepar laoshi » 01 Fév 2013, 12:47

Je pense, depuis l'âge de 10 ans (!), que chacun de nous a sa part de responsabilité dans les tragédies qui ravagent la planète. Où que l'on soit, qui que l'on soit, on peut, on doit "faire ce qui dépend de soi" pour que les bourreaux ne fassent pas leur sinistre besogne à l'abri de l'indifférence générale. "Dire ce que l'on ne veut pas entendre" (n'importe où, dans une petite épicerie ou dans les étals d'un super-marché), "écrire contre l'oubli" (dans sa correspondance privée ou sur un forum comme celui-ci), aucun de nous ne peut se dédouaner du "fardeau de sa liberté".

Mes études de philosophie, ma carrière de professeur n'ont finalement été qu'une conséquence de cette évidence première, contemporaine de la découverte des camps de concentration et d'extermination. Comme mon premier maître, Socrate, j'ai tenté d'être, un tant soit peu, "le taon" qui empêche le sommeil de la conscience...

Et malheureusement, les causes n'ont pas manqué depuis lors et ce, dans tous les camps politiques ! la dictature des Colonels en Grèce, la guerre du Vietnam, l'apartheid, le goulag, l'invasion de la Tchécoslovaquie, les dictatures d'Amérique latine, les massacres de Sabra et de Chatilla, ceux des Khmers rouges, la Roumanie de Ceausescu, "l'épuration ethnique" en ex-Yougoslavie, le génocide rwandais avec la complicité française, les exactions du fanatisme religieux, la condition insupportable des femmes dans tant de pays du monde, l'esclavage résiduel, celui des enfants en particulier, j'en passe et j'en oublie...

Devant la chape de plomb qui est tombée sur la Chine après Tian'Anmen, je tente de faire ce qui dépend de moi pour donner la parole à ceux que Pékin voudrait empêcher d'écrire, de parler et plus encore d'être entendus...


Liao Yiwu, répondant à Caroline Broué, dit très justement :
Je ne comprends pas pourquoi vous oubliez si facilement l'histoire chinoise. Est-ce que les Chinois sont inférieurs aux Occidentaux ? Est-ce que la souffrance des Chinois est plus facile à oublier ? Je pense qu'il y a des valeurs universelles et que n'importe où dans le monde on doit se souvenir de cette histoire douloureuse.


Vous retrouverez ces propos très pertinents dans le chapitre suivant de mon compte rendu.
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Re: Liao Yiwu à France Culture

Messagepar jolvil » 01 Fév 2013, 16:26

Merci Laoshi pour le gros travail de retranscription, de recherche, de synthèse que vous partagez sur le forum.
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Du poète de la décadence au romancier de la dissidence

Messagepar laoshi » 01 Fév 2013, 18:03

C'est moi qui vous remercie de vos encouragements. Voici donc la suite de l'entretien :

Carolone Broué : - Liao Yiwu, "innocence" a dit Marie Holzman, pour qualifier le moment où vous êtes entré dans cette prison ; on pourrait ajouter "insouciance", parce qu'en fait, vous racontez dans la première partie de votre livre, votre vie d'avant, une vie plutôt joyeuse, dissolue, décadente même, dites-vous ! Vous étiez une bande de poètes un peu fous, beatniks même, dans les années 80, assez machos, il faut bien le dire, et assez indifférents à la politique. Je lisais au début de cet entretien le début de votre poème ; ce poème, Massacre est un texte prémonitoire puisqu'il a été écrit quelques heures avant le massacre de la Place Tian'Anmen. C'est ce poème qui a mis le feu aux poudres mais presque malgré vous, vous n'étiez pas un dissident avant de découvrir les geôles chinoises ?

Liao Yiwu : - Oui, à ce moment-là, je vivais dans une petite ville ; il y avait beaucoup de policiers dans la rue, on n'avait jamais vu ça, des policiers armés, c'était la première fois que je voyais cela ! J'avais un ami canadien, il était chez moi, il écoutait la BBC, donc il m'a informé de ce qui se passait à Pékin, de l'entrée des chars à Pékin ; c'était dans la journée du 3 juin 89, c'est après avoir appris tout cela que j'ai écrit le poème Massacre ; c'était une réaction naturelle. Effectivement, quelques heures après, il y a eu le massacre de Tian'Anmen et cette nuit-là il y a eu peut-être 2000 ou 3000 morts : l'armée a ouvert le feu sur la foule ; je pense que même Mao Zedong n'aurait pas pu faire cela ; il n'y a que Li Peng et les dirigeants de l'époque qui étaient capables de faire une chose pareille. A l'époque de Mao, la Chine était fermée, mais, en 89, la Chine était déjà ouverte ! J'étais sidéré de voir un massacre (perpétré) dans la Chine ouverte devant le monde entier. Maintenant beaucoup de gens l'ont oublié, même le monde occidental a aussi oublié cette histoire.

- On a oublié aussi en Occident, pour vous ?

- Oui, vous avez oublié facilement cette histoire liée à la Chine alors que vous avez une très bonne mémoire concernant votre propre histoire : l'invasion nazie de Paris, l'occupation nazie et la libération de Paris par De Gaulle ; vous vous souvenez aussi de l'histoire de l'Union Soviétique et je ne comprends pas pourquoi vous oubliez si facilement l'histoire chinoise. Est-ce que les Chinois sont inférieurs aux Occidentaux ? Est-ce que la souffrance des Chinois est plus facile à oublier ? Je pense qu'il y a des valeurs universelles et que n'importe où dans le monde on doit se souvenir de cette histoire douloureuse.

- Vous parlez des Soviétiques. On pourrait parler des écrivains qui vous ont précédé dans cette expérience absolument terrible qu'un être humain peut avoir à vivre. Dans l'émission à laquelle vous avez participé sur France Culture, il y a deux jours, Le Grain à moudre, Liao Yiwu, l'invité, Nicolas Werth, rapportait une discussion entre Chalamov (auteur de Récits de la Kolyma) et Soljenitsyne après l'expérience qu'ils avaient vécue. Nicolas Werth disait que Chalamov disait qu'on ne pouvait rien tirer de positif d'une expérience comme celle-là alors que Soljenitsyne avait tendance à penser, à espérer que l'écriture était quelque chose de positif. Est-ce que vous pensez plutôt comme Chalamov ou comme Soljenitsyne ?

- Je suis entre les deux. Je ne suis pas aussi optimiste que Soljenitsyne parce qu'à l'époque, tout le monde était terrorisé par le communisme, à l'époque c'était "dans le vent" si l'on peut dire, parce qu'il y avait cette terreur du communisme donc son livre a été accepté facilement, rapidement alors que maintenant les temps ont changé. La Chine est devenue une puissance économique et le monde occidental fait des affaires avec les Chinois : on a tendance à oublier que la personne à qui on sert la main a été le bourreau de la Place Tian'Anmen ou alors que ses parents, ses frères, son père étaient des bourreaux ; donc maintenant, ça ne dérange plus personne de faire des affaires avec des anciens bourreaux alors qu'à l'époque de Soljenitsyne, il y avait quand même un consensus général pour s'opposer au communisme. Donc c'était plus facile pour lui de se faire connaître, de faire connaître son livre, alors que maintenant les choses ont changé. C'est pourquoi j'ai été étonné qu'il y ait autant de gens qui s'intéressent à mon livre. Voilà pourquoi j'accepte ces interviews avec une telle patience alors que je répète toujours la même chose, c'est parce que j'apprécie beaucoup cette liberté de la presse, cette liberté d'expression.

- Vous parlez justement de la Chine d'aujourd'hui, Liao Yiwu, la prison que vous décrivez, la hiérarchie que vous décrivez dans la prison ; vous dites que c'est une métaphore de la société chinoise. Ça, c'était vrai il y a 20 ans, aujourd'hui vous parlez beaucoup d'argent, vous dites que la Chine s'est transformée en un véritable marché. C'est vrai qu'en 20 ans on a parlé du boom de l'économie chinoise et que l'Occident regarde la Chine uniquement avec ces yeux-là, la plupart du temps ; est-ce que ce que vous décrivez malgré tout dans votre livre, même si vous n'y vivez pus, vous n'en êtes parti qu'il n'y a qu'un an, est-ce que ce que vous décrivez est encore vrai ? En particulier, on a annoncé le démantèlement des camps de rééducation par le travail en 2013, on entend dire qu'il n'y a plus de prisonniers politiques, quand on pense à votre ami Liu Xiaobo, ou quand on pense à votre autre ami Li Bifeng - que vous avez rencontré en prison -, on peut être en droit d'en douter. En dehors de cela, peut-on considérer la Chine uniquement comme un pays tourné vers l'argent ?

- En 1989, à cause des événements de la Place Tian'Anmen, beaucoup de gens ont été emprisonnés ; parmi ces détenus, il y avait beaucoup de gens comme moi, des intellectuels, des poètes ou des écrivains. Nous savions à l'époque que nous allions passer quelques années en prison mais qu'on ne courait pas le risque d'être condamnés à mort. Cependant, après le Printemps arabe, les choses ont changé, le régime a serré la vis. Il y a eu beaucoup de disparitions ; si la Chine a pu devenir la Chine d'aujourd'hui, c'est parce que le régime est très puissant ; le communisme chinois sait très bien gérer la situation, il sait acheter les Occidentaux ou les gens ; c'est une situation terrifiante ! Le régime est capable de faire taire les gens, c'est la raison pour laquelle j'ai décidé de m'enfuir ; je pense vraiment que c'est une situation terrifiante !

- Vous racontiez tout à l'heure que votre sortie de prison vous aviez été abandonné de tous ; seule votre mère vous a ouvert sa porte, votre femme a demandé le divorce, votre fille a refusé de vous voir, vos amis ont disparu… à vrai dire, je trouve que c'est le moment le plus triste de votre témoignage. Vous avez tenu en prison, et on se demande comment un homme, un être humain tient devant tant d'horreurs mais vous avez tenu… vous sortez et il n'y a plus personne. Le manque d'humanité face auquel vous vous êtes trouvé laisse vraiment vraiment triste et je me demandais si vous avez compris cet abandon. Est-ce que cet abandon a été justifié par la peur, par exemple ? Comment l'avez-vous interprété ?

- C'est la société, c'est la réalité ! je comprenais, je pense qu'ils avaient eu beaucoup d'ennuis à cause de moi. Quand j'étais en prison, ma famille, ma femme, ma petite fille, tout le monde en avait subi les conséquences. Ma fille était née alors que j'étais en prison, ma femme a subi beaucoup de pressions et je comprends tout à fait pourquoi elle voulait me quitter. Je comprends aussi mes amis, parce que j'étais prisonnier politique. Heureusement que mon maître m'a appris à jouer des instruments de musique, j'ai pu gagner ma vie comme musicien, j'ai connu aussi beaucoup d'amis et quand je pense à cette partie de ma vie, j'ai beaucoup de bons souvenirs.

- D'ailleurs vous avez amené avec vous un instrument de musique qui est un "orgue à pouces", j'ai dit que vous aviez appris la flûte mais l'orgue à pouces…, est-ce que vous nous joueriez quelques notes de musique.


Cette partie de l'entretien s'achève avec quelques notes de "zanza" ou "piano à pouces" (le mot "orgue" est vraiment impropre), accompagnant la voix puissante de Liao Yiwu...
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Liao Yiwu juge de Mo Yan

Messagepar laoshi » 02 Fév 2013, 07:32

Carolline Broué : - Vous parliez du regard de l'Occident sur la Chine, vous parliez de l'Europe, en particulier de la France. L'écrivain Mo Yan est l'un des écrivains chinois aujourd'hui les plus connus, il a même reçu le prix Nobel de littérature en 2012, c'est-à-dire l'année dernière. C'est un écrivain qui peut être contesté aussi en Chine, on en a entendu qui n'étaient pas pour la remise de ce prix trouvant que Mo Yan était parfois trop complaisant avec le régime. Que pensez-vous de ce prix ? que pensez-vous de cet écrivain, vous qui êtes plus proche d'un autre prix Nobel mais de la Paix cette fois, encore une fois emprisonné qui est Liu Xiaobo ?

- Il y a deux ans, quand Liu Xiaobo a reçu le prix Nobel de la Paix, et quand plus tard, un an après, ils ont donné le prix Nobel à Mo Yan ; au début, ils ont donné le prix à un dissident, et ensuite le Nobel a été donné à quelqu'un qui travaille avec le gouvernement chinois. Mo Yan pense qu'il n'y a pas d'écrivain, qu'il n'y a pas de prisonnier politique dans les prisons chinoises. Après avoir reçu le prix Nobel de littérature, Mo Yan a reçu une lettre de félicitations de la part du Parti communiste. Lors de la cérémonie, je suis allé à Stockholm avec un ami, mon ami était très en colère, il était indigné. Sur internet, j'ai reçu un message d'Ai Weiwei, l'artiste dissident chinois qui m'a dit : "Liao Yiwu, il faut que tu protestes !" donc, je suis allée à Stockholm parce que le prix que Mo Yan a reçu, le fait qu''on donne le prix à Mo Yan, c'est comme si on donnait le prix Nobel au Parti communiste chinois, j'étais donc là pour protester. Je proteste contre cette victoire du Parti communiste sur la scène internationale.

- Liao Yiwu, avant d'entrer en prison, il y a maintenant plus de vingt ans, vous aviez les cheveux longs, vous étiez comme un beatnik, comme je le disais tout à l'heure, vous aviez une barbe aussi que les policiers ont soigneusement (enfin "soigneusement"[i] n'est pas le bon mot), que les policiers ont rasée et coupée, vous en êtes sorti maintenant il y a vingt ans de ces prisons et vous dites que vous continuez à vous raser la tête depuis votre sortie de prison et d'ailleurs votre ami Liu Xiaobo vous appelle [i]"mon vieil ami à la tête chauve"… Vous n'avez pas eu envie, au contraire, de faire repousser vos cheveux ? Pourquoi continuez-vous à vous raser la tête ?

- Je pense que c'est une habitude, que c'est une bonne habitude grâce à mon expérience en prison parce que c'est plus propre ; on peut se laver facilement la tête tous les jours, c'est donc une habitude très saine que j'ai apprise en prison, c'est très hygiénique…


En fait, c'est un trait d'humour pince-sans-rire... Liao Yiwu explique ailleurs qu'il a continué à se raser la tête par solidarité avec tous ceux qui sont restés en prison et qui croupissent encore dans les geôles chinoises…
laoshi
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