par laoshi » 01 Fév 2013, 07:22
Caroline Broué : - Vous dites que c'est un livre de souvenirs. Comment avez-vous travaillé avec la mémoire ? On lit beaucoup dans ce livre, Dans l'Empire des ténèbres, une souffrance qui a trait au corps ; c'est avant tout dans votre corps que s'est passée la souffrance, on pense évidemment au nombre de tortures que vous avez subies, mais est-ce que cette mémoire corporelle a pu faire jaillir une mémoire des mots, parce que votre travail est un travail de recréation des dialogues, vous n'aviez pas, à ce moment-là, quand vous étiez en prison, de quoi prendre des notes... Donc, c'est un travail de recréation de la mémoire ? Quelle est la part de reconstitution, quelle est la part de souvenirs très précis que vous avez de toutes ces années ?
Liao Yiwu :- La première fois que j'ai écrit le livre, j'avais beaucoup d'imagination, j'étais très en colère, j'écrivais passionnément, c'était le premier manuscrit. La deuxième fois, après la confiscation, après avoir perdu le premier manuscrit, j'étais vraiment très triste, j'avais peur d'avoir oublié ; cependant, cette deuxième création m'a permis de me rappeler beaucoup de choses. Après que le deuxième manuscrit a été confisqué, j'ai éprouvé de nouveaux sentiments. En fait, l'écriture a duré des années, j'ai eu le temps de mieux réfléchir mais, pour moi, le premier manuscrit était toujours le meilleur. Maintenant, je pense que le dernier manuscrit correspond mieux à la réalité parce que j'étais plus mûr. Et l'écriture de ce livre m'a permis aussi de renforcer ma capacité de mémoire. C'est une grande aide pour moi.
- Vous parlez, Liao Yiwu, de réalité, est-ce que vous vous rendez compte que ce que vous écrivez (et on va venir au cœur de ce livre) est de l'ordre de l'indicible, de l'insoutenable, de l'impensable, pour des lecteurs européens qui plus est ? Je pense à la phrase de votre ami Liu Xiaobo, prix Nobel de la Paix encore emprisonné aujourd'hui, qui dit à propos de votre livre, qu'il a pu lire : "Aucun homme ordinaire ne peut imaginer l'horreur des conditions de détention". Est-ce que vous êtes préparé à faire face au scepticisme parfois même de ceux qui vont vous demander quelle est la part d'authenticité de ce témoignage ?
- En fait, je raconte ce que j'ai vécu. L'écriture de ce livre a bouleversé mes idées sur la littérature ; maintenant, je suis un conteur, je raconte ce que j'ai vécu. Quand j''écrivais ce livre, j'étais à cent lieues de penser qu'un lecteur occidental lirait mon livre ! à cette époque-là, je n'ai pas pensé aux sentiments du lecteur ; c'était vraiment pour moi que j'écrivais ce livre.
- Marie Holzman, la première fois que vous avez découvert ce manuscrit dont vous avez, je le rappelle, œuvré à la traduction, comment avez-vous réagi ?
- Eh bien, c'est un livre, comme vous dites, qui est vraiment insoutenable, et à certains moments on se demande comment les êtres humains peuvent se comporter comme ça entre eux ; on a l'habitude de dire "les animaux ne feraient pas des choses pareilles", et, en même temps, on connaît la noirceur de l'âme humaine. Donc je ne peux pas dire que c'était une énorme surprise, d'autant plus que je connaissais son écriture. C'est vrai qu'il a approché ce roman un peu par le biais ; il a d'abord publié une série de portraits qui sont inspirés de ce séjour en prison donc j'ai retrouvé dans ce livre des traces du premier ouvrage que j'avais traduit, Dans l'Empire des bas-fonds, qui, en chinois est Une Enquête auprès de la société d'en-bas, et c'était très amusant de voir l'évolution littéraire, justement, de son écriture, à travers ces deux ouvrages.
- Il y a une "évolution littéraire à travers ces deux ouvrages" mais il y a aussi une alternance, il y a deux types d'écriture dans l'Empire des ténébres, Liao Yiwu. Je pense à cette alternance de passages documentaires et de moments de nature plus poétiques. Herta Muller, qui signe la postface, écrit que "par la force de votre langue, vous devenez froid comme un museau et chaud comme une peau", et elle ajoute : "ce mélange ne vrille pas seulement la tête, il pèse sur l'estomac." Avez-vous pensé, en écrivant ce livre, avec tout ce que ça représentait du réveil, encore une fois, de la mémoire de ce que vous aviez vécu, des souffrances, puisque vous décrivez des moments de torture qui sont, encore une fois, insupportables, que votre écriture pouvait de temps en temps s'échapper par la poésie ? Vous êtes un poète, à la base... Donc, ça vous permettait de vous évader, par l'écriture, par la poésie, de cet implacable documentaire que vous nous donnez là.
- Oui, dans mon livre, il y a des passages un peu poétiques mais ces passages ne venaient pas de mon parcours comme poète. En fait, je pense que ces éléments poétiques venaient d'un maître-musicien que j'ai rencontré en prison : c'est lui qui m'a appris à jouer de la flûte. Il m'a dit : "nous sommes dans une prison, voilà, nous sommes enfermés ici, mais les gens de l'extérieur sont eux aussi en prison, mais une prison sans murs... Donc, l'essentiel, c'est de trouver la liberté à l'intérieur de soi ; alors il faut que tu saches que tout le monde vit dans une sorte de prison."
- L'autre aspect de votre écriture, qui peut frapper quand on lit votre livre, Liao Yiwu, c'est la dimension bestiale, la "déshumanité" qui ressort du traitement que vous avez reçu et la façon dont votre livre plonge la plume aussi loin que possible dans les poux, l'haleine, la vermine, les latrines, la morve, le sang, la merde. Vous écrivez, à un moment, dans ce livre, "la devise de mon écriture peut se résumer à ceci : les soies du porc poussent sur la peau des cochons, pour comprendre quelque chose avec profondeur et certitude, il faut te coller à la bête comme une mouche-à-merde. Est-ce que cela veut dire que seule la trivialité laisse entrevoir quelque chose de la vérité de la captivité ?
- Quand je montre cette laideur dans mon livre, il faut savoir qu'il y a quelque chose qui est plus vicieux que cette laideur… C'est qu'en prison les gens commencent quelquefois à perdre leur humanité ; c'est quelque chose qui est lié à la spécialité de la région, à la nature des gens de cette région : c'est un humour qui permet d'oublier la souffrance dans la douleur. Quand j'étais en prison, j'ai remarqué que beaucoup de gens avaient perdu la capacité de compatir : tout le monde était content de voir quelqu'un d'autre torturé ; voilà, c'est la règle de la prison : il faut être violent, féroce… Moi, j'ai fait des tentatives de suicide ; je me suis cogné contre un mur, j'avais la tête en sang, mais personne n'a eu de compassion pour moi, tout le monde venait voir ma tête, ils disaient : "tu es vraiment un acteur-né, tu as vraiment tous les effets que tu as souhaités, tu as bouleversé la prison, mais tu n'es pas mort ! L'un d'eux m'a même dit : "si tu voulais vraiment mourir, tu ne ferais pas tant de bruit, tu ne ferais pas tout ce cinéma ; tu trouverais un endroit tranquille, calme, et tu te coquerais contre un objet pointu, comme ça, tu mourrais sur le champ ; comme ça, tu ne laisserais tranquille au lieu de déranger tout le monde." Moi, je n'arrivais pas comprendre comment il se faisait que les gens puissent être à ce point cruels, que les autres puissent se moquer de ma tentative de suicide. Voilà, j'avais du mal à croire tout cela.
- Et c'est tout cela qu'il fallait montrer dans ce livre, qu'il fallait rapporter, y compris tous les détails des tortures ? Vous racontez que lorsque vous arrivez, presque le premier jour (je crois que c'est le premier jour), on vous montre "le menu", c'est vraiment comme cela que ça s'appelle, le menu qui était administré par les chefs de la cellule, et qui a pour nom les "108 herbes rares de la montagne des pins", qui correspondait à l'endroit où vous étiez. Quelques exemples, juste pour que les auditeurs se rendent compte (je ne vais pas insister, parce que c'est vraiment très dur) : "le ragoût de groin de cochon", autrement dit l'exécutant écrase les lèvres du détenu entre deux baguettes ; "les pastilles pour la gorge", l'exécutant frappe le détenu à la pomme d'Adam avec le tranchant de la main ; le "ma po dofu", des grains de poivre qu'on met dans l'anus : ou encore un dernier, "le menton de cochon rôti", l'exécutant administre un uppercut au détenu pour lui briser les dents... Autant de marques de la déshumanisation dont vous faisiez l'épreuve dans les différentes prisons où vous êtes passé, puisque vous êtes passé par différents centres de détention… Il fallait, pour le lecteur et pour vous, consigner tout ça, rapporter la cruauté, rapporter les détails, aussi insoutenables soient-ils, pour vous en libérer ?
- Je n'ai pas pensé à tout cela quand j'écrivais le livre. La seule chose que j'ai pensée, c'est que je voulais noter tout cela ; même si jamais personne ne voulait lire mon livre parce qu'il est trop cruel, trop cru, au moins il serait gardé quelque part, dans les archives. Un jour, quand le Parti communiste chinois n'existera plus, quand cette histoire sera révolue, au moins on trouvera une trace de cette histoire, c'était cela mon souhait : témoigner.
- Marie Holzman : si je peux me permettre, je pense aussi que c'est une réaction très naturelle d'un citoyen conscient de la nature de son propre régime. Or le régime communiste chinois a pris soin d'effacer toute la mémoire du peuple ; tout ce qui s'est passé en 58-61, qui a quand même fait 40 millions de morts de faim, n'est consigné nulle part, aucun enfant chinois ne l'apprend ! Tout ce qui s'est passé pendant la Révolution culturelle, les massacres (il y a eu près de 2 millions de gens qui ont été massacrés et des centaines de millions de gens qui ont été torturés), tout cela est complètement oublié, gommé ! Liao Yiwu a reçu une éducation "normale" de ses parents et son père le mettait en garde. Il lui disait, tu ne sais pas ce que c'est que ce régime : ils ont fait ceci, ils ont fait cela, mais quand son père parlait, il ne le croyait pas. Donc, au moment où il est entré dans la prison, il était d'une innocence quasi-totale, il ne connaissait ni la nature des prisons chinoises, évidemment, ni la nature du régime chinois proprement dit, donc c'est aussi une réaction très très forte à cette tendance qu'a le régime de toujours tout effacer.
laoshi