Philippe Grangereau, correspondant de Libération à Pékin a écrit:
L’inquiétante disparition de l’incorruptible de Chongqing
Le chef de la police de la métropole chinoise a été arrêté mardi après s’être rendu au consulat américain. Il aurait révélé les liens entre le maire et la mafia.
Une extravagante affaire vient d’éclater, mêlant soupçons de trahison, mafia et lutte de pouvoir au sommet du Parti communiste. Elle a pour personnage principal Wang Lijun, 52 ans, vice-maire et chef de la toute puissante police de Chongqing, une municipalité tentaculaire de 30 millions d’habitants au centre de la Chine. L’homme, qui a l’apparence d’un bureaucrate zélé, a acquis depuis 2009 une réputation d’incorruptible en raison de la brutalité sans mesure avec laquelle il est parvenu à «nettoyer» cette ville d’une mafia qui régnait jusqu’alors en maître.
Lundi, ce légendaire haut gradé de la police chinoise s’est rendu en voiture, apparemment seul, au consulat américain de Chengdu, à 500 km de Chongqing. Chose inhabituelle, et contraire au protocole, il y a passé plus de vingt-quatre heures. Peu après son entrée dans le bâtiment, des dizaines de policiers ont cerné les lieux, comme le prouvent des photos postées sur Internet par des blogueurs. Une rumeur, selon laquelle Wang Lijun «chercherait à faire défection» a circulé. Lorsque, le lendemain, l’officiel est ressorti du consulat, les agents lui ont immédiatement mis le grappin dessus et un cortège de voitures noires l’ont conduit vers un lieu inconnu. Le porte-parole du consulat américain n’a pas voulu dévoiler le contenu des conversations avec Wang, mais a précisé que celui-ci était reparti «de son plein gré».
Disgrâce. Qu’est-ce que Wang Lijun est allé faire au consulat américain ? La question a aussitôt fait le tour de millions de microblogs chinois, en dépit des efforts de la censure pour bloquer tous les mots-clés en rapport avec cette mystérieuse affaire. Nombre de commentateurs en déduisirent que Wang, numéro 2 de Chongqing, était tombé en disgrâce et qu’il risquait d’entraîner dans sa chute le «numéro 1», Bo Xilai. L’intrigant Bo Xilai, 63 ans, espère devenir cette année l’un des 9 membres du comité permanent du bureau politique du Parti communiste - et ainsi l’un des hommes les plus puissants du pays. Pour faire taire les rumeurs, la municipalité de Chongqing a annoncé mercredi, assez maladroitement, que Wang était «surmené et malade» et qu’il «avait accepté un traitement médical de style vacances». Jeudi, l’agence Chine nouvelle a fini par reconnaître que Wang avait passé vingt-quatre heures au consulat américain, et qu’il avait en conséquence été placé «sous enquête». Selon diverses sources chinoises pour l’instant invérifiables, il semblerait qu’une haute personnalité ait décidé il y a déjà quelque temps d’empêcher Bo Xilai d’accéder à l’enceinte dirigeante du politburo - dont la composition doit être renouvelée cet automne. C’est son bras droit - Wang Lijun - qui aurait été visé pour l’atteindre. La Commission centrale de discipline, chargée d’enquêter sur les affaires de corruption au sein du Parti, a alors été lancée à ses trousses pour monter un dossier contre lui. L’apprenant, Bo Xilai aurait aussitôt décidé de sacrifier son fidèle second pour sauver ses chances de promotion. Wang, qui en raison de ses fonctions sait beaucoup de choses embarrassantes sur le compte de son mentor, aurait alors décidé de mettre en lieu sûr certains dossiers afin d’esquiver le couperet.
«Assurance-vie». Wang, lui-même adepte des procédures expéditives, sait mieux qu’un autre le risque qu’il encourt. Il a fait torturer des dizaines de suspects pour mener à bien la campagne anticriminalité dite «d’élimination du mal» qui l’a rendu célèbre. Dans une série de procès, il a fait condamner à mort pour collusion avec la mafia le vice-chef de la police de la ville et huit autres personnes. Un avocat qui avait osé défendre un accusé en plaidant que ses aveux avaient été extorqués sous la torture a lui-même fini en prison… Wang a-t-il mis en lieu sûr des documents accablants, par exemple en les confiant à des diplomates américains ? L’hypothèse d’une sorte «d’assurance-vie» sous forme de pièces à charge contre Bo Xilai a été renforcée hier par l’apparition sur Internet, même si son authenticité reste à prouver, d’une «lettre ouverte au monde entier» signée de Wang Lijun. «Quand vous lirez cette lettre, je serais soit mort ou privé de ma liberté, écrit-il. J’ai agi ainsi car l’homme le plus perfide du Parti, Bo Xilai, ne doit pas être promu. Si un officiel aussi nuisible que lui arrive au sommet du pouvoir, ce sera une calamité pour la Chine.» Bo Xilai, qui est le fils d’un des maréchaux qui ont fondé la République populaire en 1949, «est un despote qui traite les gens comme du chewing-gum. Il vous mâche un moment, puis vous recrache sans remords, écrit Wang, qui accuse encore Bo d’être le véritable chef de la mafia» de Chongqing, et qu’il «brûle de devenir le chef de la mafia du pays». Wang conclut «qu’un gentleman préfère la mort à l’humiliation» et il se dit prêt à «tout sacrifier pour débarrasser la Chine de cet intrigant sans foi ni loi».