Le balayage des tombes et les enjeux de la mémoire

Le balayage des tombes et les enjeux de la mémoire

Messagepar laoshi » 03 Avr 2017, 17:48

Aujourd’hui, les Chinois ont un jour férié ; c’est Qinmingjie, le « jour de la pure clarté » et le jour des morts.
Cette fête du « balayage des tombes » est immortalisée par la peinture chinoise depuis la dynastie Song au moins. Le Jour de la pure clarté au bord de la rivière - 清明上河圖 en chinois traditionnel, 清明上河图 en chinois simplifié [Qīngmíng Shànghé Tú] -, est l’une des œuvres majeures du patrimoine pictural chinois. Chaque grande dynastie a sa version de l’œuvre, outre celle des Song du XII ème siècle et celle des Ming, vous pouvez voir le superbe rouleau du XVIII èmeconservé au musée de Taipei.

Cette fête est essentielle pour les Chinois. Encore faut-il avoir le droit de célébrer ses morts. Sans compter les livres d’histoire, les lieux de mémoire, comme les monuments aux morts, les cimetières, les plaques commémoratives, les musées sont là pour ça. Or, comme l’écrit Emmanuel Lincot dans Une Autre Révolution culturelle, le « contrôle de la mémoire » est un des enjeux fondamentaux du pouvoir du PCC.

[…] en Chine, la mémoire demeure largement confisquée. A l’appui de notre propos, Tzvetan Todorv soutient que la caractéristique fondamentale d’un régime autoritaire concerne la domestication de la mémoire jusque dans ses dimensions les plus profondes. […] « L’histoire entière du « Reich millénaire » peut être lue comme une guerre contre la mémoire, écrit avec raison Primo Lévi ; et on pourrait en dire autant de celle de l’URSS et de la Chine communiste. »


C’est qu’il y beaucoup de morts dans l’histoire de la Chine communiste, beaucoup trop de morts. Les soustraire à la mémoire collective et individuelle est l’une des tâches fondamentales de l’appareil idéologique et répressif de l’Etat chinois. Les 36 à 45 millions de mort du Grand Bond en avant ? on parlera des « trois années de calamités naturelles » ! les atrocités de la Révolution culturelle ? on fera silence sur les "banquets cannibales" et autres horreurs et l’on bétonnera le seul musée qui ait osé ériger des stèles aux victimes de la folie maoïste !

Si cela ne dissuade pas les familles de se rendre sur les tombes (quand, par miracle, on a pu localiser les fosses communes où ont été jetés tant de cadavres), on arrêtera les contrevenants sous prétexte de « trouble à l’ordre public » !
Il en va de même, évidemment, pour les morts de Tian’Anmen : chaque année, Ding Zilin, qui a créé le mouvement des Mères de Tian'anmen, est assignée à résidence dès le 1er juin et ceux qui osent commémorer, même en privé, le 4 juin, sont accusés de "trouble à l'ordre public" comme ces chrétiens qui se recueillent paisiblement derrière des bougies en 2016.
enter image description here
Ils ont été arrêtés ou ont mystérieusement "disparu" au lendemain de la cérémonie. Car la simple image d'une bougie est interdite par les temps qui courent sur les réseaux sociaux chinois et la banderole accrochée au mur, écrite "en souvenir du 4 juin", est un défi intolérable à la loi du silence !

Chaque année le même dilemme se pose pour le PCC. Comment, par exemple, célébrer l’anniversaire de la naissance ou de la mort de Mao, « le plus grand criminel de l’histoire » ? le passer sous silence, ce serait ruiner la "légitimité" que le PCC tire du Grand Leader, le célébrer, c'est risquer des comparaisons dérangeantes... tant au niveau économique, puisque la Chine n'a jamais été aussi inégalitaire, que politique, puisque Xi Jinping a repris à son compte le culte de la personnalité maoïste, officiellement condamné. Reste une solution, faire de la vérité historique le synonyme du "nihilisme historique" ou du "négationnisme historique" !

Diffamer les héros et les martyrs du Parti sera bientôt un délit dans le code civil chinois. Le Congrès du Peuple vient en effet d’introduire 126 amendements au projet de loi du 8 mars dernier qui servira de préambule au code civil de 2020. L’un de ces amendements est rédigé ainsi : « porter atteinte au nom, au portrait à la réputation ou à l’honneur des héros et des martyrs est préjudiciable à l’intérêt général et engage la responsabilité civile [du contrevenant]». [侵害英雄、烈士的姓名、肖像、名譽、榮譽,損害社會公共利益的,應當承擔民事責任。]

Les historiens qui revoient à la baisse le rôle du PCC dans la victoire contre le Japon ou ceux qui remettent en cause l'existence de Lei Feng, le saint maoïste, par exemple, seront passibles de sanctions.

Un journaliste de premier plan, Liang Hongda, a été dénoncé par le Quotidien de l’Armée populaire de Libération pour s'être demandé publiquement "Qui était réellement Lei Feng ?": "Comment se fait-il que lorsque Lei Feng accomplit une bonne action, il y ait toujours un photographe dans les parages pour l’immortaliser ? On comprendrait encore qu’il soit photographié lorsqu’il travaille ou lorsqu’il lit les œuvres de Mao Zedong, mais quand il est chez lui, en train de lire à la lumière d’une torche sous la couette, il avait un photographe à ses côtés ?
D'autres personnalités qui avaient critiqué Mao Zedong viennent d'être limogées. Zuo Chunhe a été démis de ses fonctions officielles de directeur adjoint responsable des médias locaux de Shijiazhuang, au nord de la Chine, pour avoir traité le Président Mao de "démon" ! Quant au professeur Deng Xiangchao, il a été sanctionné pour avoir comparé le « grand Timonier » à un empereur : « devenir empereur, disait un de ses messages, demande quelque habileté, il vous faudra délaisser la robe jaune impériale pour un costume rapiécé, le sacre pour la célébration de la naissance d’un nouvel Etat et convertir les concubines en soldates de charme. Il vous faudra aussi rebaptiser les dirigeants héréditaires « camarades révolutionnaires » et les édits impériaux « directives suprêmes ».

De tels propos seront maintenant juridiquement définis comme des délits. Xi Jinping insiste sur la nécessité pour le Parti d’avoir foi en sa propre version de l’histoire : l’effondrement de l’Union soviétique, qui montre ce qui se passe quand les leaders révolutionnaires sont dénoncés, est pour lui un avertissement aux cadres du PCC. La mémoire collective doit impérativement être contrôlée.

Les intellectuels et les artistes chinois n’en finissent pas, à leurs risques et périls, de lutter contre le refoulé de l’histoire chinoise. Certains, comme Zheng Yi, l’auteur de Stèles rouges auquel Michel Bonnin a consacré un article glaçant, Un écrivain chez les cannibales, vivent en exil (on peut lire un extrait de Stèles rouges en ligne.

D’autres n’ont pas renoncé à la nationalité chinoise. C’est Ai Weiwei publiant, chaque jour, sur son compte twitter, pour leur anniversaire, le nom des enfants morts sous les décombres des « écoles en tofu », victimes de la corruption des fonctionnaires plus encore que du tremblement de terre du Sichuan en 2008 ;

c’est Yang Jisheng consacrant plus de 1000 pages au Grand Chambardement de la Révolution Culturelle après avoir écrit Stèlessur le Grand Bond en avant ;

c'est les cinéastes racontant les camps de la mort comme Wang Bing dans Le Fossé ou faisant de la mémoire le cœur de leurs œuvres majeures, comme Zhang Yimou dans Coming Home ou Wang Xiaoshuai dans Red Amnesia

d'autres sont de simples citoyens comme Yu Xiangzhen, ancienne garde rouge tenant un blog sur l’été sanglant de l’année 1966 pour que les enfants ne fassent pas "les mêmes erreurs" ou Song Binbin présentant publiquement ses excuses aux victimes de son aveuglement idéologique.

Nous qui avons fait de la mémoire un devoir, nous devrions, me semble-t-il, saluer le combat de ces femmes et de ces hommes courageux pour le droit au souvenir et au culte des morts....
laoshi
Avatar de l’utilisateur
laoshi
Administrateur
 
Messages: 3912
Inscrit le: 06 Juil 2011, 06:23

Re: Le balayage des tombes et les enjeux de la mémoire

Messagepar mandarine » 04 Avr 2017, 16:52

Merci Laoshi pour cet hommage aux disparus et l'éloge du courage de ceux qui restent .
Les autorités de votre pays,qui elles aussi pensent forcément à leurs intérêts,ne manqueront pas de comprendre combien le type de célébrité que leur vaut la persécution de personnes telles que vous les dessert Vaclav Havel à Liu Xiaobo
Avatar de l’utilisateur
mandarine
 
Messages: 1848
Inscrit le: 08 Juil 2011, 21:44
Localisation: reims

Re: Le balayage des tombes et les enjeux de la mémoire

Messagepar mandarine » 04 Avr 2017, 17:26

Un article intéressant me semble-t-il.

QINGMINGJIE - Les traditions liées à la mort


De Gaëlle Déchelette

Le 4 Avril a lieu 清明节 Qingmingjie, la "Fête de la lumière". C’est également le Tomb Sweeping Day, où l’on balaye (sǎomù 扫墓) les tombes des défunts. C’est l’équivalent de notre Toussaint. Mais comme nous l’indiquions récemment dans cet article, le gouvernement pousse à l’incinération à cause du manque de place, ce qui rendrait ce jour obsolète. L’occasion pour nous de faire un récapitulatif des différents rites funéraires en Chine.



Les rites funéraires : de l’importance de la piété filiale

Dans la Chine ancienne, les rituels funéraires faisaient partie des 家礼 jiali, les rituels familiaux. Ils étaient liés au culte des ancêtres, un des socles de la philosophie confucéenne, basée sur la piété filiale. Les cérémonies funéraires étaient minutieusement réglées pour accompagner l’âme du défunt dans l’au-delà et éviter qu’il ne vienne chercher une autre âme, et les offrandes étaient multiples pour contenter les défunts parfois vengeurs, aux anniversaires du décès.

Au moment de la mort, il était coutume de tenir un flocon d’ouate ou des fils de soie devant les narines du mourant, pour guetter le dernier soupir. Le moment arrivé, l’on procède au rappel de l’âme, en criant son nom d’enfance (名 ming) pour inviter l’âme à revenir habiter le corps.


Un enterrement princier

Pendant les trois premiers jours, le corps est exposé pour les visites de condoléances. On dispose dans la pièce et près du défunt deux cierges, deux bols d’eau, deux œufs sur deux bols de riz, avec deux paires de baguettes: torches mortuaires et offrandes de nourritures sont des sources d’énergie qui vont fortifier l’âme 魂 Hun échappée du corps du défunt et l’assister lors de son voyage vers le ciel. Chaque arrivant fait le koutéo, c’est-à-dire se prosterne trois fois devant le défunt pour marquer son respect, remet des cadeaux au défunt et une participation aux dépenses funéraires.

Disque Bi en jade Image

Au troisième jour, a lieu la cérémonie du 小練 Xiao Lian, dit du petit habillage: on revêt le défunt de 19 habillements complets, avant de l’exposer à nouveau pendant deux jours. Au cinquième jour a lieu le 大練 Da Lian où l’on pare le corps de cent (!) habillements. La mise en bière se fait le même jour, dans trois cercueils emboîtés les uns les autres, qui seront exposés dans la salle des ancêtres. On y place les rognures d’ongles coupées pendant la toilette du corps et les cheveux coupés tout au long de sa vie pour que le corps soit « complet » avant de rejoindre la terre. On dépose également au-dessus de sa tête un 璧 Bi, disque percé d’un orifice central circulaire qui évoque l'ouverture vers la vie éternelle. Réalisés en jade, la pierre de l'immortalité, le disque bi est un symbole « céleste », accompagnant le défunt dans l’au-delà.

L’enterrement définitif se fait cinq mois après sa mort. C’est l’occasion pour le fils aîné, nouveau chef de famille, de montrer sa piété filiale : musiciens, pleureuses, et cortège sont de mise, le tout pouvant atteindre plusieurs kilomètres de long.

Au 49ème jour la tablette définitive du défunt est prête : c’est une plaque de bois où sont inscrits tous les noms du défunt, et où son âme est censée prendre du repos. Elle est exposée sur l’autel des ancêtres.

Pendant tout le deuil, la famille revêtait des vêtements en grosse toile bise, un bandeau et une ceinture de chanvre. Il était d’usage de suivre des règles de vie très stricte : jeune sévère les trois premiers jours et toilette minimale. Ensuite tous les mois pendant trois ans, après s’être purifiés pendant dix jours, les enfants faisaient une offrande devant la tablette du défunt.

A l’instar du Premier Empereur Qinshi Huangdi et son armée en terre cuite de Xi’an, les nobles se faisaient enterrer avec serviteurs (vivants ou de terre cuite) et possessions, ce qui n’est pas sans rappeler les Egyptiens.



Incinération ou enterrement :

Avec l’avènement du Parti Communiste, la mort s’est faite plus discrète. Les croyances d’antan ne sont plus tolérées officiellement, même si les funérailles des personnalités comme Mao Zedong ont donné lieu à de grandes cérémonies. À cette époque, la règle générale devient la crémation 火葬 huozang, qui avait même été rendue obligatoire par la loi du 27 Avril 1956. La révolution agraire a collectivisé cimetières et tombes privées et les a transformés en terre cultivées, dans le but de nourrir le peuple. Mais en général, malgré les recommandations officielles, les familles préfèrent enterrer le défunt dans un cercueil, la tête du défunt orientée vers le nord, séjour des morts. En 2006, 50% des défunts étaient incinérés, mais seulement 30% dans les campagnes, où l’on continue d’enterrer les défunts de manière non-officielle.

Dans les régions de plaine, le mort est enterré sous un simple tumulus. Pour les gens importants, des tumulus plus conséquents peuvent être encore constitués. Dans les régions de collines, les tombes sont creusées sur les pentes. Parfois, on y ajoute une tortue de pierre surmontée d’une stèle portant le nom de la famille.

De nos jours certaines de ces anciennes tombes de grands personnages sont transformées en parcs où le commun des mortels vient se promener et parfois jouer aux cartes. C’est le cas de celle de Xu Guangqi , derrière la cathédrale de Xujiahui.

Tumulus de Xu Guangqi, crédit photo GD Image

En accord avec les principes du fengshui, les plus fortunés font encore appel à un géomancien pour déterminer la date et le lieu de l’inhumation propices au défunt.



Encens, papier-monnaie et pétards

Riches comme pauvres, tous ont recours au papier-monnaie lors des enterrements : on brûle de faux billets de banque, shāozhǐqián 烧纸钱, une façon symbolique d’envoyer de l'argent vers les cieux afin que le défunt ne manque de rien. Et s’il n’est pas possible d’enterrer le défunt avec ses objets favoris, on les fait brûler pour placer les cendres dans le cercueil.

Monnaie papier à faire brûler, crédit photo B. Billon Image

Comme dans toute l’Asie, les bâtons d’encens sont également très répandus lors des cortèges et veillées funèbres : les volutes de fumée permettent d’entrer en contact avec l'au-delà. Ces deux items sont encore très en vogue aujourd’hui et il est possible d’en trouver dans les boutiques aux abords des temples. Les pétards sont destinés à faire fuir les mauvais esprits. On peut également casser la vaisselle du défunt car le bruit écarte les mauvais génies.

Traditionnellement, le blanc est la couleur du deuil en Chine et il est courant de porter un œillet blanc lors du deuil. De nos jours, les œillets blancs sont parfois remplacés par des brassards noirs.

Comme nous avons pu le voir, les tombes sont encore de mise, et l’activité essentielle lors de Qingmingjie est de se rendre sur les tombes des ancêtres, de faire un pique-nique, et de balayer la tombe. On peut également disposer thé, fruits, et cigarettes qu’appréciait le défunt en guise de commémoration. Il est également coutume de faire voler des cerfs-volants la journée et d’allumer les lanternes la nuit, pour distraire les esprits, ces âmes errrantes 鬼 Gui, et éloigner malheur et maladie du monde des vivants.


Plus d’infos :



Qingmingjie fête des morts et oeufs de Pâques
Le fengshui ou l’art de vivre en harmonie
Normes nationales des noces et funérailles


Gaëlle Déchelette lepetitjournal.com/shanghai Lundi 3 Avril 2017 (rediffusion)


http://www.lepetitjournal.com/shanghai/ ... liees-mort
Les autorités de votre pays,qui elles aussi pensent forcément à leurs intérêts,ne manqueront pas de comprendre combien le type de célébrité que leur vaut la persécution de personnes telles que vous les dessert Vaclav Havel à Liu Xiaobo
Avatar de l’utilisateur
mandarine
 
Messages: 1848
Inscrit le: 08 Juil 2011, 21:44
Localisation: reims


Retour vers l'actualité chinoise

Qui est en ligne ?

Utilisateur(s) parcourant ce forum : Aucun utilisateur inscrit and 2 invités

cron