Cette fête du « balayage des tombes » est immortalisée par la peinture chinoise depuis la dynastie Song au moins. Le Jour de la pure clarté au bord de la rivière - 清明上河圖 en chinois traditionnel, 清明上河图 en chinois simplifié [Qīngmíng Shànghé Tú] -, est l’une des œuvres majeures du patrimoine pictural chinois. Chaque grande dynastie a sa version de l’œuvre, outre celle des Song du XII ème siècle et celle des Ming, vous pouvez voir le superbe rouleau du XVIII èmeconservé au musée de Taipei.
Cette fête est essentielle pour les Chinois. Encore faut-il avoir le droit de célébrer ses morts. Sans compter les livres d’histoire, les lieux de mémoire, comme les monuments aux morts, les cimetières, les plaques commémoratives, les musées sont là pour ça. Or, comme l’écrit Emmanuel Lincot dans Une Autre Révolution culturelle, le « contrôle de la mémoire » est un des enjeux fondamentaux du pouvoir du PCC.
[…] en Chine, la mémoire demeure largement confisquée. A l’appui de notre propos, Tzvetan Todorv soutient que la caractéristique fondamentale d’un régime autoritaire concerne la domestication de la mémoire jusque dans ses dimensions les plus profondes. […] « L’histoire entière du « Reich millénaire » peut être lue comme une guerre contre la mémoire, écrit avec raison Primo Lévi ; et on pourrait en dire autant de celle de l’URSS et de la Chine communiste. »
C’est qu’il y beaucoup de morts dans l’histoire de la Chine communiste, beaucoup trop de morts. Les soustraire à la mémoire collective et individuelle est l’une des tâches fondamentales de l’appareil idéologique et répressif de l’Etat chinois. Les 36 à 45 millions de mort du Grand Bond en avant ? on parlera des « trois années de calamités naturelles » ! les atrocités de la Révolution culturelle ? on fera silence sur les "banquets cannibales" et autres horreurs et l’on bétonnera le seul musée qui ait osé ériger des stèles aux victimes de la folie maoïste !
Si cela ne dissuade pas les familles de se rendre sur les tombes (quand, par miracle, on a pu localiser les fosses communes où ont été jetés tant de cadavres), on arrêtera les contrevenants sous prétexte de « trouble à l’ordre public » !
Il en va de même, évidemment, pour les morts de Tian’Anmen : chaque année, Ding Zilin, qui a créé le mouvement des Mères de Tian'anmen, est assignée à résidence dès le 1er juin et ceux qui osent commémorer, même en privé, le 4 juin, sont accusés de "trouble à l'ordre public" comme ces chrétiens qui se recueillent paisiblement derrière des bougies en 2016.
enter image description here
Ils ont été arrêtés ou ont mystérieusement "disparu" au lendemain de la cérémonie. Car la simple image d'une bougie est interdite par les temps qui courent sur les réseaux sociaux chinois et la banderole accrochée au mur, écrite "en souvenir du 4 juin", est un défi intolérable à la loi du silence !
Chaque année le même dilemme se pose pour le PCC. Comment, par exemple, célébrer l’anniversaire de la naissance ou de la mort de Mao, « le plus grand criminel de l’histoire » ? le passer sous silence, ce serait ruiner la "légitimité" que le PCC tire du Grand Leader, le célébrer, c'est risquer des comparaisons dérangeantes... tant au niveau économique, puisque la Chine n'a jamais été aussi inégalitaire, que politique, puisque Xi Jinping a repris à son compte le culte de la personnalité maoïste, officiellement condamné. Reste une solution, faire de la vérité historique le synonyme du "nihilisme historique" ou du "négationnisme historique" !
Diffamer les héros et les martyrs du Parti sera bientôt un délit dans le code civil chinois. Le Congrès du Peuple vient en effet d’introduire 126 amendements au projet de loi du 8 mars dernier qui servira de préambule au code civil de 2020. L’un de ces amendements est rédigé ainsi : « porter atteinte au nom, au portrait à la réputation ou à l’honneur des héros et des martyrs est préjudiciable à l’intérêt général et engage la responsabilité civile [du contrevenant]». [侵害英雄、烈士的姓名、肖像、名譽、榮譽,損害社會公共利益的,應當承擔民事責任。]
Les historiens qui revoient à la baisse le rôle du PCC dans la victoire contre le Japon ou ceux qui remettent en cause l'existence de Lei Feng, le saint maoïste, par exemple, seront passibles de sanctions.
Un journaliste de premier plan, Liang Hongda, a été dénoncé par le Quotidien de l’Armée populaire de Libération pour s'être demandé publiquement "Qui était réellement Lei Feng ?": "Comment se fait-il que lorsque Lei Feng accomplit une bonne action, il y ait toujours un photographe dans les parages pour l’immortaliser ? On comprendrait encore qu’il soit photographié lorsqu’il travaille ou lorsqu’il lit les œuvres de Mao Zedong, mais quand il est chez lui, en train de lire à la lumière d’une torche sous la couette, il avait un photographe à ses côtés ?
D'autres personnalités qui avaient critiqué Mao Zedong viennent d'être limogées. Zuo Chunhe a été démis de ses fonctions officielles de directeur adjoint responsable des médias locaux de Shijiazhuang, au nord de la Chine, pour avoir traité le Président Mao de "démon" ! Quant au professeur Deng Xiangchao, il a été sanctionné pour avoir comparé le « grand Timonier » à un empereur : « devenir empereur, disait un de ses messages, demande quelque habileté, il vous faudra délaisser la robe jaune impériale pour un costume rapiécé, le sacre pour la célébration de la naissance d’un nouvel Etat et convertir les concubines en soldates de charme. Il vous faudra aussi rebaptiser les dirigeants héréditaires « camarades révolutionnaires » et les édits impériaux « directives suprêmes ».
De tels propos seront maintenant juridiquement définis comme des délits. Xi Jinping insiste sur la nécessité pour le Parti d’avoir foi en sa propre version de l’histoire : l’effondrement de l’Union soviétique, qui montre ce qui se passe quand les leaders révolutionnaires sont dénoncés, est pour lui un avertissement aux cadres du PCC. La mémoire collective doit impérativement être contrôlée.
Les intellectuels et les artistes chinois n’en finissent pas, à leurs risques et périls, de lutter contre le refoulé de l’histoire chinoise. Certains, comme Zheng Yi, l’auteur de Stèles rouges auquel Michel Bonnin a consacré un article glaçant, Un écrivain chez les cannibales, vivent en exil (on peut lire un extrait de Stèles rouges en ligne.
D’autres n’ont pas renoncé à la nationalité chinoise. C’est Ai Weiwei publiant, chaque jour, sur son compte twitter, pour leur anniversaire, le nom des enfants morts sous les décombres des « écoles en tofu », victimes de la corruption des fonctionnaires plus encore que du tremblement de terre du Sichuan en 2008 ;
c’est Yang Jisheng consacrant plus de 1000 pages au Grand Chambardement de la Révolution Culturelle après avoir écrit Stèlessur le Grand Bond en avant ;
c'est les cinéastes racontant les camps de la mort comme Wang Bing dans Le Fossé ou faisant de la mémoire le cœur de leurs œuvres majeures, comme Zhang Yimou dans Coming Home ou Wang Xiaoshuai dans Red Amnesia
d'autres sont de simples citoyens comme Yu Xiangzhen, ancienne garde rouge tenant un blog sur l’été sanglant de l’année 1966 pour que les enfants ne fassent pas "les mêmes erreurs" ou Song Binbin présentant publiquement ses excuses aux victimes de son aveuglement idéologique.
Nous qui avons fait de la mémoire un devoir, nous devrions, me semble-t-il, saluer le combat de ces femmes et de ces hommes courageux pour le droit au souvenir et au culte des morts....