Kafka en Chine, de Warren Rothman

Kafka en Chine, de Warren Rothman

Messagepar laoshi » 11 Sep 2017, 10:24

Je viens de relire la première partie de Kafka in China, the people's republic of corruption, de Warren Rothman, un avocat de San Francisco victime d’une tentative d’assassinat politique à Shanghai. Il n’est malheureusement pas traduit en français mais il vaut la peine d’être lu... Vous en trouverez les premières pages en ligne sur Amazon

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S’en prendre aux étrangers est rarissime en Chine. Cependant, depuis que le Britannique Neil Heywood a été empoisonné par la femme de Bo Xilai sur fond d’une énorme affaire de corruption, on sait que les Princes Rouges n’hésitent pas à passer à l’acte quand leurs intérêts fondamentaux sont en jeu ou quand il leur prend l’envie d’intimider les ressortissants des pays étrangers. Or Warren Rothman a bien failli subir le même sort que Neil Heywood en 2008. La différence, c’est que loin de tremper dans les affaires louches des hiérarques du Parti, comme le complice de Gu Kailai (la femme de Bo Xilai), il a simplement eu le malheur de réagir en homme intègre aux déclarations spontanées d’un de ses subordonnés. Quand « Q » (Warren Rothman garde l’anonymat des protagonistes par mesure de sécurité) lui annonce tout de go qu’il vient de jouer un rôle majeur dans une affaire de corruption de 3 millions de dollars entre une entreprise américaine et des cadres du Parti, Warren est indigné : « Comment as-tu osé faire une chose pareille ? […]. C’est dégueulasse ! Je pensais que tu valais mieux que ça ! » Q a beau battre en retraite, prétendre qu’il a essayé d’en dissuader ses interlocuteurs, que, de toute façon, les trois millions de dollars n’iraient pas dans la poche des cadres communistes mais seulement dans les comptes de la société-écran, le mal est fait. D’autant que Warren ne se laisse pas facilement berner : « Tu sais bien que c’est du pareil au même, tu as dit toi-même que les officiels étaient les seuls actionnaires, tu dois te retirer de cette transaction, tu ne peux pas faciliter ce genre de chose. »

Quelques jours plus tard, Warren retrouvera son appartement de Shanghai saccagé et plongera dans un cauchemar littéralement kafkaïen : intimidé en pleine nuit par une bande de nervis à la solde des corrompus, il sera victime d’une tentative d’empoisonnement, enfermé dans un hôpital psychiatrique, torturé et soumis à un traitement qui aurait pu (qui aurait dû) le réduire définitivement au silence. Pire, les services du consulat confient le sort de Warren à son bourreau !... Le 23 octobre 2008, ils lui délivrent un document officiel dont on trouve le fac simile au début du livre, affirmant que « Mr. Warren Rothman a besoin, de toute urgence, d’un traitement médical et psychiatrique et que son ami Q est le mieux placé pour pourvoir à ses besoins immédiats, y compris à son admission à l’hôpital et aux démarches associées ». S’agit-il d’un document authentique ? S’agit-il d’un faux, fabriqué de toutes pièces par Q ou ses commanditaires ? Warren en est encore à se le demander. Quoi qu’il en soit, il se réveillera bel et bien à l’hôpital, les deux bras entravés, aux mains d’infirmiers et de médecins très spéciaux…

Mais… reprenons les choses au commencement.

Warren Rothman est un homme immensément cultivé, sensible et généreux. Par la grâce de deux professeurs exceptionnels, dont il parle d’une manière infiniment émouvante, il est tombé amoureux de la culture et de l’histoire chinoises. C’est à la période charnière de la fin de l’Empire et de l’avènement de la République (1911) qu’il consacre sa thèse. Pour ne pas faire les choses à moitié, il décide d’apprendre le mandarin.

Pourtant la passion du chant le dispute, dans son cœur, à la Chine. Ancien ténor soliste à Yale, Warren, qui a eu la chance d’étudier avec d’éminents professeurs, se verrait bien sur la scène des grands opéras internationaux. Les exigences de ses parents vont en décider autrement. Par raison, mais sans grande conviction, il se résigne à faire des études de droit tout en travaillant assidûment le chant….

Et le hasard a voulu que la raison épouse la passion pour le meilleur et pour le pire. Au seuil des années 80, alors qu’il travaille dans un cabinet d’avocats à Wall Street, voilà qu’un de ses amis le presse d’accepter un poste à San Francisco et de devenir la cheville ouvrière d’un partenariat sino-américain. Deng Xiaoping vient de mettre en place la politique d’Ouverture [kaifa kaifang] qui va arracher la Chine à la malédiction de la pénurie.

Warren arrive à Pékin en juin 1980, quatre ans à peine après la mort de Mao : le procès de la Bande des Quatre n’a pas encore eu lieu, les communes populaires sont encore en place et, conséquence durable de la dictature maoïste, le droit a été entièrement détruit. Seule une entreprise étrangère ayant jusqu’alors expérimenté un partenariat avec une industrie chinoise, la tâche de Warren est de concevoir, avec ses interlocuteurs, les fondements juridiques de ce nouveau type de collaboration économique. Et rien n’est trop beau pour accueillir les Occidentaux, devenus, du jour au lendemain, de « diables étrangers » qu’ils étaient [yanguizi], des « hôtes étrangers » [waibin] qu’il convient de traiter comme des « dieux » [shangdi]… Warren sera donc hébergé dans la résidence d’été de l’Impératrice Cixi, Yiheyuan, vivant ainsi, de l’intérieur, les fastes de l’Empire finissant auquel il avait consacré une partie de ses études !...

Les missions s’enchaînent ensuite au gré des relations chaotiques de la Chine et du « monde libre ». En 1992, trois ans après les massacres sanglants de Tian’Anmen et le gel des investissements étrangers, la fameuse Tournée de Deng Xiaoping dans le Sud, qui fait de Shenzen une ville ouverte, ramène Warren à Pékin. En 1999, il mesure les progrès qu’a faits « l’atelier du monde » sur un fond persistant d’arriération : l’usine d’outillage de Yangjiang avec laquelle il travaille, dans la Province de Canton, dispose d’un fax, alimenté par un groupe électrogène fonctionnant lui-même … grâce à une bicyclette : « chaque fois que je voulais leur envoyer un document, je devais les appeler par téléphone et attendre qu’ils aient suffisamment pédalé ! », se rappelle-t-il. Mais la perspective d’adhésion de la Chine à l’Organisation Mondiale du Commerce change la donne : les investisseurs étrangers se lancent à l’assaut de la Chine et Warren accepte de travailler à Pékin en juin 2000 pour une firme new-yorkaise.

Pékin est alors devenu une capitale ultra-moderne pleine de charme avec ses musées, ses marchés-aux-puces, ses hutongs et ses parcs. Warren, choyé par une formidable Ayi (« Tante », le terme poli pour s’adresser à une gouvernante) incarnant à ses yeux ce que le Parti a su faire de mieux, habite un splendide appartement au cœur du quartier des affaires. Excellente cuisinière, intelligente, cultivée, généreuse, mélomane, parlant un mandarin parfait avec des tons « clairs comme de l’eau de roche », cette Ayi pékinoise est littéralement une perle, même si elle suit la ligne du Parti au pied de la lettre ! Suffisamment ouverte pour… fermer les yeux sur les amours de Warren et de son « cousin » Fredric, elle traite « didi » lui aussi comme un prince mais n’en a pas moins l’ambition d’épouser son patron après le décès escompté de son vieil époux, dont la santé est chancelante ! Quand elle le jette tout-de-go sur le canapé en lui assurant que « sa grande-sœur est d’accord », Warren comprend que quelque chose de l’âme chinoise post-maoïste lui a échappé…. Aussi n’est-il pas mécontent de quitter Pékin pour un cabinet de juristes européens à Shanghai. Préjugé, dépit amoureux ou lucidité ? quand elle apprend que son patron chéri va lui échapper, la bouillante Ayi le met en garde contre la mentalité des Shanghaïens, contre leur duplicité, leur avidité, leur perversion intrinsèque.

La prophétie se vérifiera. L’Ayi de Shanghai est aux antipodes de celle de Pékin. A la différence de celle-ci, elle a dû passer de longues années à « apprendre auprès des paysans » dans une lointaine province et habite un véritable taudis dans le grenier d’un shikumen surpeuplé : « grimper les quatre étages de marches inégales, si pauvrement éclairées, si encombrées d’objets de toutes sortes et si branlantes que chaque pas semblait devoir être le dernier, écrit Warren Rothman, revenait à traverser la vie de sept ou huit familles, la vie de 35 à 30 personnes, entassées dans un bâtiment originellement destiné à une seule famille jouissant d’une petite aisance. » Un minuscule évier, un compteur, une table et des chaises miniatures, une plateforme de bois surélevée recouverte d’un mince matelas pour les parents et un cagibi fait de bric-et-de-broc pour donner à YY, leur fils de 25 ans, et à son professeur particulier un semblant d’intimité, un balcon partagé abritant les réchauds des familles de l’étage, des toilettes communes, telles sont les conditions d’existence d’une Shanghaienne ordinaire au début du 21ème siècle.

Mais la sympathie que l’on peut éprouver pour l’Ayi de Shanghai ne résiste pas à l’épreuve. A la voir soutirer toujours plus d’argent à son patron - pour soigner son mari accidenté, pour donner des cours particuliers à son fils, pour compenser la perte de l’argent des loyers qu’elle collecte pour la propriétaire (une somme rondelette de 20 000 renminbi !) -, on se demande pourquoi Warren ne se méfie pas plus tôt de cette femme… Mais Warren ne peut s’empêcher d’ouvrir son portefeuille. C’est peut-être ce qui lui doit de partager le réseau de sociabilité de son Ayi, un petit entrepreneur, une infirmière et leur fille, le professeur particulier et sa famille, qui cherchent, à travers les banquets qu’ils s’offrent régulièrement les uns aux autres, indépendamment de leurs situations respectives (Z le mari de l'Ayi est un simple commissionnaire), à restaurer la convivialité de la famille élargie détruite par la politique de l’enfant unique…

Grâce à eux tous, Warren vit une expérience exceptionnelle pour un expatrié. Au lieu de vivre en vase clos avec ses pareils, il partage la vie intime des Chinois ordinaires, de ces 老百姓 [lǎo bǎi xìng] si difficiles à apprivoiser pour les simples touristes… Mais l’Ayi de Shanghai se fait de plus en plus invasive ; elle s’impose bientôt à temps plein dans l’existence de son patron et se met à la régenter purement et simplement.

Quelques jours après les aveux spontanés de Q, la gouvernante dévouée change du tout au tout, elle prétend ne plus comprendre le mandarin de Warren, le rudoie, le contraint à manger comme un enfant et voilà qu’un beau jour, accompagnée de son fils, elle le soumet à une authentique séance de « lutte critique » ou de rééducation telle qu’en ont connue tant de victimes de la Révolution Culturelle. Warren est insomniaque et son Ayi veut le forcer à révéler le fond de l’affaire. Cette insomnie constitue apparemment une véritable faute dont elle entend découvrir la cause coûte que coûte. Malgré son air étrangement féroce, Warren tente de prendre les choses avec humour et joue d’abord au coupable attendant son bonnet d’âne mais il comprend vite que l'Ayi ne plaisante pas et qu’elle rejoue un rôle appris au Jiangxi avec les « contre-révolutionnaires » qu’elle dénonçait « aux masses »… Parfaitement rodée à l’exercice, elle pose et repose inlassablement les mêmes questions et répète les mêmes chefs d’accusation jusqu’à ce que, de guerre lasse, Warren signe le formulaire pré-rempli que le fils YY tire de sa poche : « le soussigné, Mr. Rothman, admet par la présente qu’il est coupable de la sévère insomnie dont il souffre » ; « nous ne pouvons en être tenus pour responsables », conclut-elle furibonde….

Quand Warren découvre son appartement saccagé, toute la confiance et l’affection qu’il avait gardées pour son Ayi s’écroulent, et il comprend qu’elle est elle-même responsable du désastre. Pourquoi, sinon, seuls les meubles et les équipements dont il lui avait dit qu’il les lui donnerait à son départ auraient-ils été épargnés ? pourquoi l’aurait-il trouvée en pleine nuit, à 3 heures, dans sa cuisine ou assise devant sa porte un matin à 7 heures comme un agent de sécurité devant celle des dissidents en résidence surveillée ? Par ricochet, il se demande même si son Ayi de Pékin était, elle aussi, stipendiée par le régime pour espionner tous ses faits et gestes et l’amour qu’il avait pour le peuple chinois vacille devant la trahison…

La deuxième partie du livre, qui en comportera trois, est en bonne voie. J’attends avec impatience de pouvoir le lire. Car ce témoignage n'est pas seulement un thriller digne d'un roman d'espionnage, c'est aussi une plongée au cœur de la société chinoise, encore toute meurtrie des déchirures de l'histoire, et, tout simplement, l'histoire d'une vie...
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Re: Kafka en Chine, de Warren Rothman

Messagepar DaYanTa » 13 Sep 2017, 06:37

Laoshi,

I am very grateful to you for your extraordinarily faithful description of Kafka in China, part one, and for bringing the book to the attention of the Francophone world.

I am writing this book because I believe that the absence of Rule of Law in the People's Republic of China not only creates extreme injustice for PRC citizens but also carries tremendous risks for Westerners who travel and do business there, and in the end for our very way of life in the West.

For all the stories of horrible human rights abuses that come out of the PRC, Western public opinion still seems unmoved and unthreatened. But the rights of all of us in the West are under dire threat from a totalitarian regime with such enormous economic resources and the determination to stifle every voice and every shred of information that condemns or even criticizes its rule. We know with certainty that the long arm of the PRC reaches deeply into Western politics, education, and media.

So my hope is that informing Western readers about an individual case involving a Westerner will bring home the savgery of the rule of the Chinese Communist Party and make clear that the PRC is not in any way a normal state, that its influence is anything but benign, thus to advance the discussion about how the West should deal with the PRC.

Warren Rothman
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Re: Kafka en Chine, de Warren Rothman

Messagepar laoshi » 13 Sep 2017, 11:07

Je traduis le message de DaYanta, qui me fait l'amitié de rejoindre le forum. Je partage entièrement son point de vue. Le silence assourdissant qui a entouré la mort de Liu Xiaobo et la séquestration de Liu Xia par le régime sont la preuve éclatante de l'influence de Pékin sur nos médias.

Warren Rothman, auteur de Kafka in China, a écrit:

Je vous suis très reconnaissant d’avoir fait ce compte rendu extraordinairement fidèle de Kafka en Chine et d’attirer ainsi l’attention du lectorat francophone sur mon livre.
J’ai entrepris d’écrire ce livre parce que je crois que l’absence de l’Etat de droit en Chine ne génère pas seulement d’immenses injustices pour les citoyens de RPC mais qu’elle entraîne aussi de formidables risques pour les Occidentaux qui voyagent ou qui font des affaires en Chine et, même, en fin de compte, pour notre mode de vie à l’Ouest.
L’opinion occidentale ne semble ni s’émouvoir ni s’effrayer des violations épouvantables des droits de l’homme dont l’histoire nous parvient de Chine. Mais nos droits à tous, en Occident, sont directement menacés par un régime totalitaire qui a de telles ressources économiques et une telle détermination à étouffer toute voix et toute information condamnant ou même critiquant son exercice du pouvoir. Nous savons avec certitude que le bras de Pékin s’étend jusque dans la politique, l’éducation et les médias occidentaux.
J’espère, en portant à la connaissance des lecteurs occidentaux un cas concret impliquant l’un d’entre eux leur ouvrir les yeux sur la cruauté du parti communiste chinois et leur montrer que la République Populaire de Chine n’est en aucune manière un Etat comme un autre, que son influence n’est rien moins qu’inoffensive et ainsi faire avancer la discussion sur la manière dont l’Occident devrait se comporter avec la Chine.
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