"Artiste du peuple", de Gang Peng

"Artiste du peuple", de Gang Peng

Messagepar laoshi » 07 Juil 2011, 12:02

Le Monde du 23 juin 2011 a écrit: "Artiste du peuple", de Gang Peng : danse avec MaoLes livres de "témoignages" sont souvent accablants. C'est peut-être la position de témoin qui fait naître des récits si peu stimulants, comparés à d'autres formes d'écriture de soi, comme les autofictions, les autobiographies ou les Mémoires. Le témoin est tout à la fois modeste, parce qu'il ne fait pas de la littérature, et prétentieux, car il vise à une sorte d'objectivité de soi.

C'est pourquoi Artiste du peuple constitue une véritable exception en son genre. Certes, ce que ce livre a de plus fascinant ne semble pas avoir de valeur en tant que témoignage, tout au moins à première vue : en réalité, le récit que fait Gang Peng, à propos de son enfance pendant la Révolution culturelle chinoise (1966-1976), est si merveilleux que l'on a du mal à penser qu'il n'a pas été entièrement inventé. Mais c'est justement ce soupçon d'invention, de fiction qui le hante, qui lui permet de décrire au mieux cette expérience politique folle. Ce que nous montre Gang Peng, c'est un Mao qui n'agissait pas en dirigeant politique mais en démiurge. Pendant la Révolution culturelle, tout naissait, se transformait et disparaissait des phrases souveraines de Mao : ici, le totalitarisme apparaît comme étant le monopole étatique sur la production verbale de la réalité.

Surtout, ce livre est une sorte d'antitémoignage. L'auteur écrit non pas pour dire une quelconque vérité sur soi, mais pour que le coeur le plus secret de sa vie ne soit jamais dévoilé. Certes, il le dit. Mais il ne le dit pas. Il s'arrête à chaque fois au seuil de ces mots indicibles comme devant un abîme. Même si Gang Peng ne vit plus en Chine, on a le sentiment qu'il ne peut toujours pas avouer les passions que ce régime condamne. Tout se passe comme si ce qu'il y a pour lui de plus précieux et de plus essentiel y était encore emprisonné.

L'auteur est né en 1966 à Wuhe, un coin misérable de la Chine, d'une famille d'artistes. Avant même de parler il savait chanter, écrit-il. Sa famille n'avait pas pris la peine de lui donner un prénom, le désignant par un numéro, "Peng Deux". Ce n'est qu'à l'âge de 5 ans qu'une institutrice proposa à sa mère de le nommer Gang ("le brave et le dur"), prénom qu'on jugea adéquat "pour suivre le président Mao". Sa mère faisait des ménages après avoir été exclue de sa compagnie de théâtre et avait été contrainte à une rééducation politique à la campagne. Pendant qu'elle travaillait, elle attachait son fils avec des élastiques à un lit, à la manière d'un chien. Ce geste, il le vit comme une attention et un signe d'amour, jusqu'au moment où les élastiques pénétrèrent si profondément dans sa chair qu'il risqua de perdre les deux mains. Taraudés par le froid et la faim, ses parents lui apprirent à se chauffer et à se nourrir des phrases changeantes et toujours vraies de Mao.

Mais comme seuls les enfants croient vraiment à la propagande politique, ce récit prend des allures franchement fantastiques. Ici, les jugements des dissidents ressemblent à des fêtes, les actes de cannibalisme apparaissent comme des bizarreries destinées à nourrir l'imagination, les rééducations forcées comme des vacances. Ainsi, loin de lire les horribles tourments de l'auteur pendant la Révolution culturelle, on découvre une sorte de période enchantée, la plus belle de toute sa vie.

Mao meurt en 1976, en même temps que l'enfance de Gang Peng. Celui-ci devient danseur, passe des concours, apprend la compétition, tandis que la Chine s'ouvre à l'économie de marché. Mais il ne croit plus aux slogans du pouvoir, et il voit la Chine changer comme si c'était un autre pays que le sien. Une vague d'amour mélancolique qui noie les Chinois de larmes, des pantalons aux pattes d'éléphant, le rythme de certaines chansons étrangères : Gang Peng a un véritable talent pour faire de la politique une esthétique de la vie quotidienne, pour la penser à partir des couleurs, des sons, des mouvements du corps et de l'âme.

En 1987, il intègre la très prestigieuse Académie de danse de Pékin, où il restera quatre ans, avant de devenir l'un des plus grands artistes de sa génération. Et, en 1989, Gang Peng se trouve avec beaucoup d'autres camarades sur la place Tiananmen, lorsque celle-ci devient le théâtre d'une répression sanglante. Mais, sous sa plume, la description de ce massacre est moins brutale que celle d'un avortement forcé pratiqué sur une bibliothécaire de l'Académie de danse de Pékin, au huitième mois de grossesse, au nom des lois sur l'enfant unique.

En 1993, Gang Peng quitte la Chine pour la France, où il intégrera une compagnie de danse à La Rochelle (Charente-Maritime), avant de fonder sa propre troupe et de créer ses chorégraphies. Selon toute vraisemblance, ce ne sont pas des raisons artistiques ou politiques qui lui font prendre cette décision, mais d'autres, dont il ne parle que par allusions. Ce grand secret constitue la trame du livre, sa vérité, comme s'il y avait deux récits enchevêtrés, l'un visible, l'autre presque caché. Cet autre récit commence à la sortie de l'enfance, voire avant, au temps où Gang croyait dans les pouvoirs de Mao d'abolir le passé, de changer les saisons et d'inventer l'avenir. C'est l'histoire des sensations, des halètements, des étreintes, des coeurs qui battent en silence contre les lois de la Chine.

ARTISTE DU PEUPLE de Gang Peng. Gallimard, "Témoins", 252 p., 21 €.


source : Le Monde
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