Lu Xun : "A la Mémoire de Melle Liu Hezhen"

Lu Xun : "A la Mémoire de Melle Liu Hezhen"

Messagepar laoshi » 05 Fév 2014, 14:28

Je viens de découvrir, en travaillant sur Mo Yan, un site remarquable : Les Meilleures Nouvelles chinoises modernes et contemporaines, créé par Brigitte Duzan, écrivain et traductrice, « diplômée de la Fletcher School of Law and Diplomacy (USA), de l’université et de l’Institute of Linguists de Londres, et de l’Inalco à Paris ».

Brigitte Duzan nous apprend que les textes de Lu Xun, dont se revendique Mo Yan, ont pratiquement disparu des manuels scolaires chinois entre 2007 et 2010. Officiellement, ils sont « trop difficiles », mais aussi trop pessimistes. Parmi les textes « harmonisés » figurent A la Mémoire de Melle Liu Hezhen et La Véritable Histoire d’AQ. D’abord annexé par le communisme (Mao Zedong voulait voir en lui le « commandant en chef de la révolution de la culture chinoise »), Lu Xun, devenu le « héraut du renouveau national chinois » dans « la Chine de l’Ouverture », semble être devenu trop encombrant aujourd’hui. Il est vrai que Lu Xun, engagé dans le mouvement « cosmopolite » du 4 mai 1919 et dans la Ligue des Droits de l’homme, était réfractaire à tout embrigadement idéologique. Certains de ses textes, écrits contre la répression du mouvement estudiantin de 1926 (mouvement qu’il avait lui-même soutenu), pourraient être repris, quasiment tels quels, après les massacres de Tian’Anmen. Voilà quelques extraits de A la Mémoire de Melle Liu Hezhen ; je les ai traduits à partir de l’anglais :



Lu Xun a écrit:[…] III

Melle Liu Hezhen, l’une des quelque quarante jeunes gens et plus assassinés, était mon élève. C’est ainsi que je l’appelais et c’est sous ce nom que je pensais à elle. Mais j’hésite maintenant à l’appeler ainsi car je lui dois aujourd’hui l’expression de mon chagrin et de mon respect. Elle n’est plus aujourd’hui l’élève de quelqu’un qui traîne son existence ignoble comme moi, elle est une jeune Chinoise morte pour la Chine.
J’ai vu son nom pour la première fois l’été dernier, quand Melle Yang Yinyu, directrice de l’Ecole Normale de filles, a mis six membres de l’Union des étudiants à la porte de l’Ecole. Elle faisait partie des six mais je ne la connaissais pas. Ce n’est que plus tard – sans doute lorsque Liu Baizhao, à la tête de ses lieutenants hommes et femmes a expulsé les étudiants de l’Université -, que quelqu’un m’a montré l’une des étudiantes et m’a dit que c’était Liu Hezhen. Quand j’ai su qui elle était, j’en fus secrètement émerveillé. J’avais toujours imaginé qu’un étudiant qui affrontait les autorités et qui s’opposait à un puissant président et à ses complices était quelqu’un d’audacieux et d’intraitable ; mais elle avait toujours le sourire aux lèvres et ses manières étaient pleines de douceur. Après que nous avons trouvé un abri temporaire dans le hutong de Zhongmao et que nous avons recommencé les cours, elle a commencé à assister à mes conférences, et j’ai pu mieux la connaître. Elle continuait à avoir le sourire aux lèvres et ses manières étaient toujours pleines de douceur. Lorsque les cours de l’université ont été rétablis et que les anciens membres du personnel, pensant avoir accompli leur devoir, se sont apprêtés à démissionner, je l’ai vue en larmes, préoccupée par l’avenir de l’université. Après cela, je crois, je ne l’ai jamais revue. Pour autant que je m’en souvienne, ce fut notre dernière rencontre.

IV

Au matin du 18 mars, j’ai su qu’il y avait une pétition de masse devant le siège du Gouvernement ; et, dans l’après-midi, j’ai entendu cette nouvelle terrifiante que les gardes avaient ouvert le feu ; j’ai appris qu’il y avait plusieurs centaines de blessés et que Liu Hezhen figurait parmi les morts. Je restais néanmoins relativement sceptique au sujet de cette information. J’avais toujours été prêt à penser le pire de mes concitoyens mais je n’aurais jamais pu imaginer ou croire que nous pourrions nous abaisser à une telle barbarie et à une telle ignominie. Comment la douce et souriante Liu Hezhen aurait-elle pu être assassinée devant le siège du Gouvernement ?

Il fallut pourtant se rendre à l’évidence le jour même, son cadavre était la preuve de la réalité des faits. Et il y avait un autre corps, celui de Yang Dequn. Qui plus est, ces deux corps démontraient qu’il ne s’agissait pas seulement d’un meurtre, mais d’un meurtre bestial, car ils portaient des marques de bastonnade. Cela n’a pas empêché le gouvernement de Duan de publier un communiqué affirmant qu’il s’agissait d’ « émeutiers ». Et cela fut suivi de la rumeur selon laquelle ils étaient instrumentalisés par des étrangers.

Je ne pouvais supporter une vue si cruelle et je pouvais encore moins supporter d’entendre de telles rumeurs. Que pourrais-je dire encore ? Je comprends pourquoi un peuple à l’agonie reste silencieux. Silence, silence ! A moins que nous éclations en hurlements, nous périrons dans ce silence !

V

Mais j’ai autre chose à dire.

Cela, je ne l’ai pas vu, mais on m’a dit qu’elle – Liu Hezhen -, s’avançait gaiement. Bien sûr, ce n’était qu’une pétition, et personne, en toute conscience, n’aurait pu imaginer un tel piège. Mais c’est à ce moment-là qu’elle a été abattue devant le siège de Gouvernement, abattue par derrière, et que la balle a transpercé son poumon et son cœur. C’est une blessure mortelle, mais elle n’est pas morte sur le coup. Quand Melle Zhang Jingshu, qui était à ses côtés, a tenté de la relever, elle a été atteinte de quatre balles, dont une balle de pistolet, et elle est tombée à terre. Et quand Melle Yang Dequn, qui était à leurs côtés, a essayé de relever celle-ci, elle aussi a été abattue : la balle est entrée par son épaule droite et est ressortie à droite de son cœur. Elle a réussi à s’asseoir, mais un soldat l’a sauvagement battue à coups de matraque sur la tête et sur la poitrine et elle est morte sous les coups.

C’est ainsi qu’est morte la douce Liu Hezhen qui souriait toujours. C’est la vérité, son cadavre en est la preuve. Yang Dequn, son amie fidèle et courageuse, est morte elle aussi ; son cadavre en est la preuve. Seule Zhang Jingshu, une amie tout aussi fidèle et tout aussi courageuse, gémit encore sur un lit d’hôpital. Ces trois jeunes filles, tombant avec un si grand calme, sous les balles inventées par des hommes civilisées, sont ô combien admirables. La valeur qu’ont démontrée les soldats chinois en massacrant des femmes et des enfants et la prouesse martiale des troupes alliées donnant une leçon aux étudiants ont malheureusement été éclipsées par ces quelques flaques de sang.

Mais les Chinois et les assassins étrangers gardent la tête haute, ignorant les taches de sang sur leur visage.
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