Je suis Fan Yusu, la vie d'une ouvrière migrante

Je suis Fan Yusu, la vie d'une ouvrière migrante

Messagepar laoshi » 11 Mai 2017, 06:10

Fan Yusu, 范雨素, ouvrière migrante, est devenue célèbre du jour au lendemain. Son essai autobiographique, Je suis Fan Yusu, publié sur un blog littéraire par Sina est vite devenu viral sur WeChat. En 24 heures, il avait été partagé par 100 000 internautes. On peut lire la traduction anglaise, en deux parties, que China Digital Times a donnée de Je suis Fan Yusu.

Première partie
Seconde partie
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Re: Je suis Fan Yusu, la vie d'une ouvrière migrante

Messagepar laoshi » 14 Mai 2017, 16:21

je viens de traduire le premier chapitre du récit de Yan Yusu, je continuerai au gré de mes possibilités :

Ma vie est un livre dont la lecture est insupportable et mon destin fait qu'il est vraiment mal ficelé.

Je viens de Xiangyang, dans le Hubei. J’ai commencé à enseigner dans l’école du village à l’âge de 12 ans et je serais devenue officiellement institutrice si j’étais restée dans mon village et si j’avais continué à le faire. Mais je ne supportais pas l’idée de rester à la campagne et de voir le monde du fond d’un puits, c’est pourquoi je suis allée à Pékin. Je voulais voir le monde. J’avais 20 ans.

Après mon arrivée à Pékin, les choses n’ont pas marché comme sur des roulettes à cause de ma nonchalance, du manque de souplesse de mes pieds et de mes mains mais aussi de ma stupidité. Ce que d’autres parvenaient à faire en une heure, il me fallait trois heures pour le finir. Mes mains étaient beaucoup plus lentes que celles de la plupart de mes semblables. Quand je travaillais comme serveuse, je laissais tomber des plateaux et je cassais des assiettes, j’arrivais tout juste à ne pas mourir de faim. J’ai gaspillé deux années de ma vie à Pékin et j’ai compris que je ne verrais pas mes rêves se réaliser. Et puis j’ai épousé un homme du Dongbei, devenant ainsi, trop vite, une femme mariée.

Nous sommes restés ensemble pendant cinq ou six ans, et nous avons eu deux filles. Le travail de leur père était de plus en plus difficile et il rentrait ivre tous les soirs, avec l’envie de frapper. Je ne pouvais pas supporter la violence domestique c’est pourquoi j’ai décidé de ramener mes enfants à Xiangyang et d’appeler à l’aide. Cet homme ne nous a jamais recherchées. J’ai appris par la suite qu’il était allé de Manzhouli en Russie, et il est sans doute en ce moment même en train de tituber dans une rue de Moscou.

Je suis rentrée chez mes parents et j’ai dit à ma mère qu’il me faudrait élever mes deux filles toute seule.
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Re: Je suis Fan Yusu, la vie d'une ouvrière migrante

Messagepar laoshi » 16 Mai 2017, 17:41


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Quand nous étions enfants, ma grande-sœur et moi nous avions l’habitude de nous coucher côte-à-côte pour lire. Quand nos yeux fatiguaient, nous nous accordions une pause pour bavarder. Un jour, je demandai à ma sœur : « nous avons lu d’innombrables biographies, qui est-ce que tu admires le plus ? » « Tous ces gens dans les livres, je ne les vois pas et je ne peux les toucher, me répondit ma sœur, je n’en admire aucun, celui que j’admire le plus, c’est le deuxième de nos frères aînés. »

Mon cœur ne pouvait accepter une telle réponse. Bien sûr, les gens dont parlent les livres, on ne peut ni les voir ni les toucher mais de tous les êtres de chair et de sang que je connaisse, c’est ma mère que j’admire le plus. Le deuxième de mes frères aînés n’est rien d’autre qu’un enfant prodigue.

Ma mère, Zhang Xianzhi, est née le 20 juillet 1936. Elle a été élue directrice du comité local de la Fédération des Femmes à l’âge de 14 ans parce qu’elle avait la parole facile et qu’elle avait l’art de régler les différends. Elle a commencé ce travail en 1950 et elle l’a fait pendant 40 ans, plus longtemps que n’ont régné Saddam ou Kadafi. Mais ce n’est pas pour cela que je l’admire ainsi.

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Quand ma mère était une toute petite fille, mon grand-père a convenu pour elle d’un mariage arrangé avec un voisin qui est devenu mon père. L’arrangement l’avantageait financièrement ainsi que mon oncle. Quand mon père était jeune, il était très élégant mais le mariage n’a rien donné de bon, mes parents passaient leur temps à se disputer. Du plus loin que je me rappelle, l’impression que m’a laissé mon père est celle de l’ombre d’un arbre – je le voyais mais c’est tout. Il ne parlait pas, sa santé était fragile et, physiquement, il ne pouvait pas faire grand-chose. Il y avait 5 enfants en bas-âge à la maison et tout reposait sur ma mère.

Ma mère était une paysanne née dans l’horrible société ancienne, elle n’a jamais été à l’école. C’est ma mère qui nous a donné nos noms à tous. Mon premier frère aîné, elle l’a appelé Fan Yun (范云) [Fan le nuage] et le second Fan Fei (范飞) [Fan prend son envol] ; elle espérait qu’ils grandiraient comme le dragon et le phénix et qu’ils voleraient jusqu’aux nuages. Mes deux sœurs et moi, elle nous a baptisées de manière plus conventionnelle ; ma première sœur aînée s’appelle Fan Guiren (范桂人) [Fan Humaine Osmanthus], ce qui signifie qu’elle est venue au monde quand les osmanthus étaient en fleur ; la seconde est née quand s’ouvraient les boutons de prunier, elle devait évidemment s’appeler Méirén 梅人 [Humaine Bouton de prunier]. Mais comme 梅人 est homophone de Méirén 霉人, « humaine moisie », ce qui est de très mauvais augure, ma mère la finalement appelée Fan Meihua (范梅花) [Fleur de prunier ; en fait, les trois filles auraient dû porter un prénom composé du même nom de génération et comprenant le caractère « personne humaine » 人 . J’étais la plus jeune, née à la floraison des chrysanthèmes, c’est pourquoi ma mère m’a appelée Fan Juren (范菊人) [Humaine chrysanthème].

Quand j’ai eu douze ans, j’ai lu le roman le plus populaire de l’année, Bruine et brouillard de pluie 煙雨濛濛, de Chiung Yao, mais cette fois, je pouvais agir de ma propre initiative et j’ai changé mon nom en Fan Yusu Yusu (范雨素) [Fan Blancheur de pluie].

Quand mon frère aîné était petit, il a toujours étudié tout seul, mais il n’était pas très attentif en classe. Le matin, il renâclait à se lever pour aller à l’école. Il n’a pas réussi l’examen d’entrée à l’université du premier coup. Il a redoublé sa terminale mais il a échoué à nouveau. Cela l’a mis en colère et il a abandonné l’idée de changer sa vie en passant par la faculté. Il a décidé de devenir écrivain. Il désirait écrire, il ne voulait pas rester paysan. Notre famille était très pauvre et mes deux sœurs aînées étaient handicapées, elles ont dû suivre des traitements médicaux pendant des années, ce qui nous a rendus plus pauvres encore. Mon frère voulait être écrivain mais écrire exige des moyens. Il a vendu notre réserve de riz et de blé et a dépensé tout l’argent en magazines littéraires et en chef-d’œuvres classiques. Privée de céréales, notre famille a dû se nourrir de patates douces. Heureusement, des cinq enfants de ma mère, aucun n’est mort de faim et aucun ne s’est même plaint trop amèrement du manque de nourriture.

Pendant des années, mon frère aîné a beaucoup lu et a beaucoup écrit mais il n’est pas devenu écrivain pour autant. Il se donnait des airs d’intellectuel et n’ouvrait la bouche que pour déverser des tas d’inepties. Au village, les gens comme cela, on les appelle des « buveurs de littérature ». Ils sont méprisés, comme Kong Yiji, le personnage de Lu Xun. Mais il y a une grande différence entre Kong Yiji et mon frère aîné, c’est que mon frère aîné avait une mère héroïque. Grâce à elle, personne n’a jamais osé le regarder de travers.

Ma mère était très éloquente ; quand elle ouvrait la bouche, elle parlait avec le charisme d’un chef. Ayant toujours joué les marieuses, elle était connue à Xiangyang sous le nom de « Feuille Rouge ». Elle n’a jamais pris un centime pour faire l’entremetteuse, elle l’a toujours fait bénévolement. Au début des années 80, les familles avaient encore de nombreux enfants à marier et quand un garçon ou une fille se mariaient, c’était un soulagement pour la famille. Des personnes comme ma mère étaient donc très appréciées. Que mon frère n’ait jamais réussi à devenir écrivain et qu’il n’ait jamais quitté la ferme n’a rien de sensationnel mais le marier, c’était une autre affaire ! Au village, les hommes de son genre étaient considérés comme des dingues de littérature indignes du mariage. Mais comme notre mère était géniale et pouvait toujours peindre le noir en blanc, elle a fait passer les insuffisances de mon frère pour des qualités. Grâce à son habileté extraordinaire, notre misérable famille a pu trouver une épouse aussi honnête et aussi sincère qu’un arbre de pagode au printemps.

Comme homme marié, mon frère était toujours aussi pédant. Il dit à ma mère que l’administration du village était médiocre et qu’elle était pleine de cadres corrompus. Il lui a demandé de ne plus s’en occuper de peur de tomber en disgrâce. A cette époque, j’étais petite mais cela ne m’empêchait pas de trouver mon frère ridicule. Est-ce que les cadres corrompus en étaient réduits à grignoter une ou deux patates douces pour le dîner ? Sans dire un mot, ma mère a quitté le poste officiel qu’elle avait occupé pendant 40 ans.

Cinq mois après sa naissance, ma sœur aînée avait attrapé une méningite. A l’époque, les transports n’étaient pas faciles et m’a mère a demandé à mon oncle, qui courait vite, de l’emmener au centre hospitalier de Xiangyang à 40 li de là. L’hospitalisation n’a pas guéri ma sœur, ce n’était pas la fièvre qu’elle avait, elle était handicapée mentale. Selon ma mère, les vaccins étaient trop fortement dosés et ma sœur avait été empoisonnée par ceux qui lui avaient été administrés.

Ma sœur avait un problème et ma mère ne pouvait pas la laisser tomber. Elle croyait qu’elle pourrait améliorer les choses, elle croyait dans la médecine occidentale, dans la médecine chinoise, dans les traitements magiques, elle ne pouvait renoncer à l’espoir le plus mince. Très souvent, des gens arrivaient chez nous pour nous indiquer tel ou tel endroit habité par un immortel ou par un esprit quelconque. Ma mère demandait à mon père d’emmener ma sœur prier les dieux, leur demander la guérison. On récupérait les cendres de la monnaie de papier, on puisait de l’eau miraculeuse et ma sœur buvait le tout. Nous allions d’espoir déçu en espoir déçu, encore et encore, mais ma mère n’abandonnait jamais.

La plus jeune de mes sœurs aînées a eu la polio. Elle a été opérée à l’âge de 12 ans après quoi ses jambes se sont ouvertes en portefeuille et son état ne s’est amélioré que très lentement. Ma mère avait cinq enfants, et aucun d’entre eux n’était sans problèmes.
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