Le Monde du 11 avril 2011 a écrit:
"Les expositions du musée national de Chine détournent l'histoire"
Yang Jisheng, rédacteur en chef adjoint de Yanhuang chunqiu (Les Chroniques de l'histoire) est aussi l'auteur de Mubei (Pierre tombale), une des enquêtes les plus fouillées à ce jour sur la grande famine de 1958-1961, conséquence directe du grand bond en avant lancé par Mao et qui aurait fait près de 40 millions de morts. Il revient sur cette tragique période de l'histoire occultée par le nouveau Musée national de Chine.
La présentation que fait de l'histoire de la Chine, depuis 1949, le nouveau Musée national de Chine occulte presque complètement les évènements tragiques que furent la grande famine, de 1958 à 1961, la révolution culturelle, ou encore le massacre de Tiananmen. Quelle réflexion vous inspire cette histoire mutilée telle qu'elle apparaît dans les neuf salles du musée consacrées au "fuxing zhelu", la "voie de la renaissance" ?
Yang Jisheng : Les gens comme nous, qui connaissons l'histoire, n'allons pas voir ce genre de musée, ça nous rend furieux, car ces expositions détournent l'histoire. La "voie de la renaissance" accrédite l'idée que la Chine a connu des périodes glorieuses, puis qu'elle a décliné, et qu'il faudrait donc revenir à une époque antérieure.
Les intellectuels critiquent cette façon de parler. Cela signifie faire renaître quoi, au juste ? Faut-il comprendre que l'on doit retourner à une ère autoritaire, comme sous les Qin, les Han, ou les Tang ? En outre, on lit souvent aussi l'expression de "renaissance grandiose". C'est ridicule. Malgré tout, cette manière de parler, qui n'a pas de rigueur scientifique, ne peut avoir une grande influence dès que les gens réfléchissent un peu. Mais tous ceux qui ne réfléchissent pas hurlent avec les loups et y sont sensibles.
- Pourquoi, tant d'années après le grand bond en avant, et alors que la Chine est depuis trente ans dans une période d'ouverture et de libéralisation économique, cette expérience désastreuse est-elle toujours un tabou ?
L'histoire est toujours celle du vainqueur : ceux qui sont au pouvoir veulent justifier leur légitimité, ils écrivent l'histoire selon leurs besoins. C'est une façon stupide d'occulter ce qui s'est passé durant la grande famine.
D'une part, les 30 à 40 millions de morts de cette époque sont entièrement dus à des erreurs de gestion, et à des problèmes liés à la nature du régime. D'autre part, ces morts ont bien eu lieu et les Chinois s'en souviennent, vouloir prétendre que ça n'a pas existé, c'est comme voler une clochette en se bouchant les oreilles. Et en espérant passer inaperçu. Il est important d'analyser les erreurs passées et d'en tirer les leçons, mais le pouvoir actuel continue de traîner ce très lourd fardeau.
- Les musées nationaux sont, il est vrai, des vitrines. Est-ce qu'on parle dans les universités chinoises d'un évènement comme la grande famine ?
On n'en parle pas dans les cours d'histoire à l'université, mais les étudiants organisent des conférences parallèles. J'ai souvent été invité à y participer. Il y a en général de 300 à 500 personnes. J'ai fait deux conférences à l'Université normale de Pékin sans problèmes, mais la troisième a été interrompue par la direction. Du coup, on a continué au restaurant avec une trentaine d'étudiants...
- Comment est-ce que les jeunes réagissent à ce que vous racontez sur la grande famine ?
D'abord, à une époque comme la nôtre où les gens font des régimes pour maigrir, ils ont du mal à concevoir que quelqu'un peut mourir de faim ! Ensuite, ils peinent à croire qu'autant de personnes, des dizaines de millions, ont péri. Ils en connaissent aussi très mal les raisons et le contexte.
Ceux qui viennent aux conférences sont ceux qui sont intéressés, beaucoup ont lu mes livres qui circulent en version piratée ou sur Internet en Chine. Mais il y a aussi des gens qui m'insultent, la plupart du temps, c'est sur le site Utopia [site Internet maoïste].
Une fois, j'ai proposé d'organiser une discussion avec ces gens qui ne sont pas de mon avis. J'ai alors reçu des menaces, on m'a appelé au téléphone pour m'insulter, on m'a dit, "tu humilies Mao, attention à ta vie, elle ne vaut rien !". Mais bon, ce genre de gens constitue une minorité, une personne sur dix.
- Est-ce que ces dénis d'histoire ne risquent pas d'entraîner automatiquement d'autres erreurs ?
C'est pour cela qu'il est très important d'écrire des livres. Le parti reconnaît pourtant qu'il y a eu des morts, c'est le nombre qui est différent. En 1961, dans les statistiques publiques, on lit bien que la population a chuté de dix millions. Mais les raisons invoquées sont triples : la catastrophe naturelle, la mésentente avec l'Union soviétique et les erreurs de Mao. Mais on ne dit pas que c'est dû à un problème fondamental et structurel du régime.
La crainte, c'est qu'en le disant, le régime se sente obligé de faire de vraies réformes. Sans provoquer autant de morts, il est tout à fait possible que d'autres erreurs se produisent. Les grands projets en Chine ne donnent pas lieu à des débats démocratiques, et cela comporte des risques.
Rien ne dit que les centrales nucléaires en Chine soient plus sûres qu'au Japon. Il n'y a que des forces extérieures au pouvoir, comme une presse libre et une justice indépendante, qui puissent en assurer la supervision. Il est illusoire de s'en tenir à des mécanismes de discipline interne, comme la Commission centrale de discipline du parti.
- Est-ce que c'est l'énormité de ces crimes qui empêche le parti d'en parler, même si de nouvelles générations sont au pouvoir ?
J'écris des livres pour dire au parti communiste de laisser tomber ce fardeau, et de retrouver une autre légitimité. Les victimes demandent une reconnaissance qui leur est refusée, donc ça crée des conflits. Le parti se met systématiquement en opposition, comme pour le cas des écoles détruites dans le séisme du Sichuan. Il ne laisse pas faire des gens comme Tang Zuoren [qui a lancé une enquête sur le nombre d'enfants morts].
C'est de là que provient la crise de confiance actuelle des gens envers le gouvernement. Quelqu'un qui ment, on finit par ne plus le croire, et c'est pareil pour un gouvernement. Gouverner nécessite de l'honnêteté. Ces dernières années, les formulations au passif sont devenues très à la mode en Chine : on parlait en 2009, lors de faits divers, de gens qui se sont "fait suicider". Aujourd'hui, on lit sur Internet, l'expression "bei xingfu" ("rendu heureux"). C'est ironique, c'est le symbole d'un manque de confiance.
- Vous avez publié l'an dernier, en Chine, un nouveau livre, Les trente ans à l'est de la rivière : le sort de l'économie de marché autoritaire. De quoi s'agit-il ?
Je m'intéresse dans ce livre à la manière dont le pouvoir s'immisce et intervient sans limite dans le marché. Le pouvoir pénètre dans des domaines dans lesquels il ne devrait pas être. Le problème fondamental en Chine, c'est qu'il n'y a pas de limite au pouvoir. Donc le pouvoir peut s'échanger contre de l'argent et réciproquement. Si la corruption est si grave désormais en Chine, c'est un problème intrinsèque à la structure du régime.
Propos recueillis par Brice Pedroletti