Le Musée National de Pékin réécrit l'histoire

Le Musée National de Pékin réécrit l'histoire

Messagepar laoshi » 09 Juil 2011, 06:24

Les politiques ont toujours tendance à gommer les aspérités du passé et à instrumentaliser la mémoire mais, dans une démocratie, les contre-pouvoirs sont là pour les empêcher d'occulter ce qui dérange ou de biaiser la réalité. L'absence de contre-pouvoirs en Chine autorise un véritable détournement de l'histoire. Le Musée National de Chine, qui a rouvert ses portes en prévision de la célébration du 90° anniversaire de la fondation du Parti Communiste chinois, passe ainsi sous silence les 30 à 40 millions de morts du Grand Bond en avant, les horreurs de la Révolution culturelle et les massacres de Tian'Anmen. Ce musée, qui, avec ses 192 000 m2 d'espaces d'exposition, est le plus grand au monde après le Louvre, fait face au mausolée de Mao sur la place Tiananmen ; le régime en a fait l'un des outils de propagande les plus prestigieux et les plus efficaces, peut-être, du régime. C'est ce que nous apprend l'historien Yang Jisheng dans l'entretien qu'il a accordé au Monde au mois d'avril. En occultant "ce qui s'est passé durant la grande famine", "ceux qui sont au pouvoir veulent justifier leur légitimité, affirme-t-il, ils écrivent l'histoire selon leurs besoins". Ils nient à la fois les faits "les 30 à 40 millions de morts de cette époque" et les causes politiques de ces faits et n'hésitent pas à violer la mémoire du peuple chinois pour réorienter l'histoire vers ce qu'ils appellent "la voie de la renaissance" et qui n'est autre qu'un retour à l'autoritarisme impérial ! A cet objectif qu'on pourrait appeler "offensif", s'ajoute un objectif politique "défensif" : exonérer, par avance, le pouvoir de ses responsabilités dans les catastrophes qui menacent aujourd'hui la Chine, catastrophes nucléaires, désastres écologiques (le Barrage des Trois Gorges n'est peut-être pas tout à fait étranger au tremblement de terre du Sichuan) etc.



Le Monde du 11 avril 2011 a écrit:
"Les expositions du musée national de Chine détournent l'histoire"

Yang Jisheng, rédacteur en chef adjoint de Yanhuang chunqiu (Les Chroniques de l'histoire) est aussi l'auteur de Mubei (Pierre tombale), une des enquêtes les plus fouillées à ce jour sur la grande famine de 1958-1961, conséquence directe du grand bond en avant lancé par Mao et qui aurait fait près de 40 millions de morts. Il revient sur cette tragique période de l'histoire occultée par le nouveau Musée national de Chine.

La présentation que fait de l'histoire de la Chine, depuis 1949, le nouveau Musée national de Chine occulte presque complètement les évènements tragiques que furent la grande famine, de 1958 à 1961, la révolution culturelle, ou encore le massacre de Tiananmen. Quelle réflexion vous inspire cette histoire mutilée telle qu'elle apparaît dans les neuf salles du musée consacrées au "fuxing zhelu", la "voie de la renaissance" ?

Yang Jisheng : Les gens comme nous, qui connaissons l'histoire, n'allons pas voir ce genre de musée, ça nous rend furieux, car ces expositions détournent l'histoire. La "voie de la renaissance" accrédite l'idée que la Chine a connu des périodes glorieuses, puis qu'elle a décliné, et qu'il faudrait donc revenir à une époque antérieure.

Les intellectuels critiquent cette façon de parler. Cela signifie faire renaître quoi, au juste ? Faut-il comprendre que l'on doit retourner à une ère autoritaire, comme sous les Qin, les Han, ou les Tang ? En outre, on lit souvent aussi l'expression de "renaissance grandiose". C'est ridicule. Malgré tout, cette manière de parler, qui n'a pas de rigueur scientifique, ne peut avoir une grande influence dès que les gens réfléchissent un peu. Mais tous ceux qui ne réfléchissent pas hurlent avec les loups et y sont sensibles.

- Pourquoi, tant d'années après le grand bond en avant, et alors que la Chine est depuis trente ans dans une période d'ouverture et de libéralisation économique, cette expérience désastreuse est-elle toujours un tabou ?

L'histoire est toujours celle du vainqueur : ceux qui sont au pouvoir veulent justifier leur légitimité, ils écrivent l'histoire selon leurs besoins. C'est une façon stupide d'occulter ce qui s'est passé durant la grande famine.

D'une part, les 30 à 40 millions de morts de cette époque sont entièrement dus à des erreurs de gestion, et à des problèmes liés à la nature du régime. D'autre part, ces morts ont bien eu lieu et les Chinois s'en souviennent, vouloir prétendre que ça n'a pas existé, c'est comme voler une clochette en se bouchant les oreilles. Et en espérant passer inaperçu. Il est important d'analyser les erreurs passées et d'en tirer les leçons, mais le pouvoir actuel continue de traîner ce très lourd fardeau.

- Les musées nationaux sont, il est vrai, des vitrines. Est-ce qu'on parle dans les universités chinoises d'un évènement comme la grande famine ?

On n'en parle pas dans les cours d'histoire à l'université, mais les étudiants organisent des conférences parallèles. J'ai souvent été invité à y participer. Il y a en général de 300 à 500 personnes. J'ai fait deux conférences à l'Université normale de Pékin sans problèmes, mais la troisième a été interrompue par la direction. Du coup, on a continué au restaurant avec une trentaine d'étudiants...

- Comment est-ce que les jeunes réagissent à ce que vous racontez sur la grande famine ?

D'abord, à une époque comme la nôtre où les gens font des régimes pour maigrir, ils ont du mal à concevoir que quelqu'un peut mourir de faim ! Ensuite, ils peinent à croire qu'autant de personnes, des dizaines de millions, ont péri. Ils en connaissent aussi très mal les raisons et le contexte.

Ceux qui viennent aux conférences sont ceux qui sont intéressés, beaucoup ont lu mes livres qui circulent en version piratée ou sur Internet en Chine. Mais il y a aussi des gens qui m'insultent, la plupart du temps, c'est sur le site Utopia [site Internet maoïste].

Une fois, j'ai proposé d'organiser une discussion avec ces gens qui ne sont pas de mon avis. J'ai alors reçu des menaces, on m'a appelé au téléphone pour m'insulter, on m'a dit, "tu humilies Mao, attention à ta vie, elle ne vaut rien !". Mais bon, ce genre de gens constitue une minorité, une personne sur dix.

- Est-ce que ces dénis d'histoire ne risquent pas d'entraîner automatiquement d'autres erreurs ?

C'est pour cela qu'il est très important d'écrire des livres. Le parti reconnaît pourtant qu'il y a eu des morts, c'est le nombre qui est différent. En 1961, dans les statistiques publiques, on lit bien que la population a chuté de dix millions. Mais les raisons invoquées sont triples : la catastrophe naturelle, la mésentente avec l'Union soviétique et les erreurs de Mao. Mais on ne dit pas que c'est dû à un problème fondamental et structurel du régime.

La crainte, c'est qu'en le disant, le régime se sente obligé de faire de vraies réformes. Sans provoquer autant de morts, il est tout à fait possible que d'autres erreurs se produisent. Les grands projets en Chine ne donnent pas lieu à des débats démocratiques, et cela comporte des risques.

Rien ne dit que les centrales nucléaires en Chine soient plus sûres qu'au Japon. Il n'y a que des forces extérieures au pouvoir, comme une presse libre et une justice indépendante, qui puissent en assurer la supervision. Il est illusoire de s'en tenir à des mécanismes de discipline interne, comme la Commission centrale de discipline du parti.

- Est-ce que c'est l'énormité de ces crimes qui empêche le parti d'en parler, même si de nouvelles générations sont au pouvoir ?

J'écris des livres pour dire au parti communiste de laisser tomber ce fardeau, et de retrouver une autre légitimité. Les victimes demandent une reconnaissance qui leur est refusée, donc ça crée des conflits. Le parti se met systématiquement en opposition, comme pour le cas des écoles détruites dans le séisme du Sichuan. Il ne laisse pas faire des gens comme Tang Zuoren [qui a lancé une enquête sur le nombre d'enfants morts].

C'est de là que provient la crise de confiance actuelle des gens envers le gouvernement. Quelqu'un qui ment, on finit par ne plus le croire, et c'est pareil pour un gouvernement. Gouverner nécessite de l'honnêteté. Ces dernières années, les formulations au passif sont devenues très à la mode en Chine : on parlait en 2009, lors de faits divers, de gens qui se sont "fait suicider". Aujourd'hui, on lit sur Internet, l'expression "bei xingfu" ("rendu heureux"). C'est ironique, c'est le symbole d'un manque de confiance.

- Vous avez publié l'an dernier, en Chine, un nouveau livre, Les trente ans à l'est de la rivière : le sort de l'économie de marché autoritaire. De quoi s'agit-il ?

Je m'intéresse dans ce livre à la manière dont le pouvoir s'immisce et intervient sans limite dans le marché. Le pouvoir pénètre dans des domaines dans lesquels il ne devrait pas être. Le problème fondamental en Chine, c'est qu'il n'y a pas de limite au pouvoir. Donc le pouvoir peut s'échanger contre de l'argent et réciproquement. Si la corruption est si grave désormais en Chine, c'est un problème intrinsèque à la structure du régime.

Propos recueillis par Brice Pedroletti

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La vérité en marche sur le Grand Bond en avant

Messagepar laoshi » 01 Juin 2012, 21:16

Yang Jisheng n'est pas cité par le magazine mais le Nanfang renwu zhoukan, à l'instar des seize vétérans qui dénoncent explicitement la responsabilité de Mao dans cette tragédie, n'en lève pas moins un coin du voile sur la famine déclenchée par Le Grand Bond en avant , courbes démographiques à l'appui :

Image

en noir le pic de mortalité, en rouge le déficit des naissances


Brice Pedroletti dans Le Monde du 01.06.2012 a écrit:

Un hebdomadaire chinois s'attaque au tabou de la grande famine des années 1960

Un demi-siècle après la fin du Grand Bond en avant et la grande famine qu'il entraîna, un hebdomadaire chinois brise un tabou en consacrant sa couverture à cette page sombre de la Chine de Mao. On y voit deux courbes qui se croisent entre les années 1958 et 1962 : celle ascendante de la mortalité, qui atteint un pic en 1960, et celle de l'accroissement naturel, qui plonge à ces dates bien en dessous de zéro.

Sous le titre "La Grande famine", le Nanfang renwu zhoukan déclare en "une" que "devant l'histoire, le plus important est d'être honnête" et "d'avoir une attitude responsable" - une profession de foi encore rare dans une Chine dont le passé proche et moins proche reste largement oblitéré par la propagande. Suivent 18 pages de reportages auprès de survivants, et une abondance de références à un recueil de témoignages publié l'an dernier à Hongkong par un rescapé, Niu Ben, et intitulé Récits oraux de la grande famine.

Publié le 21 mai, l'ensemble du Nanfang renwu zhoukan, qui appartient au grand groupe de presse cantonais Nanfang, connu pour ses audaces et sa vision progressiste, a suscité un buzz inhabituel sur les réseaux sociaux chinois pour ce cinquantenaire passé sous silence, de l'une des plus grandes tragédies du 20e siècle. Notant les "attaques dévastatrices provoquées par le fascisme et le communisme sur la culture et la morale en Chine", l'internaute @caifudao liuzhuojie constate sur Weibo, le site de microblogging chinois, que "des fantômes continuent à hanter le ciel chinois", et que "notre génération se doit d'avoir des valeurs et une vision historique justes, même si nous sommes toujours obligés d'applaudir chaque fois que l'empereur exhibe des habits neufs", poursuit-il en référence au célèbre conte de Hans Christian Andersen.

DES OBJECTIFS DE PRODUCTION INATTEIGNABLES

Le magazine ouvre sur un reportage à Xinyang dans la province du Henan auprès de Wu Yongkuan qui avait 15 ans en 1959, l'année où son père est mort de faim. M. Wu, âgé de 68 ans, a fait construire un mémorial dans son village en 2004, avec les noms des victimes de la grande famine. Alors que les annales du district parlent de sécheresse - les causes officielles de la grande famine -, il se souvient de ces années exceptionnelles en précipitations et en ensoleillement, où la commune populaire du village a lancé son premier "satellite" - objectif de production -, qui s'avère inatteignable.

Les commandes annoncées ne sont toujours pas remplies que des villageois, qui n'ont plus rien à manger, se dressent les uns contre les autres : c'est la chasse à ceux qui ont caché de la nourriture. Personne n'ose parler des morts. Un vice-directeur de brigade qui vole un bœuf se fait rosser et tombera d'un pont. Un paysan qui fait remarquer qu'il faut mieux donner de la nourriture aux villageois se fait battre à mort. D'autres récits évoquent des gens cachés pendant les visites d'officiels. Ou le cas de cette famille de la province de l'Anhui qui garde pendant une semaine le cadavre du père à la maison, afin d'obtenir une ration supplémentaire.

Le survivant qui parle, un adolescent à l'époque, se sent sur le point de passer l'arme à gauche. Sa mère lui dit d'"aller mourir loin de la maison". En chemin, il croise quelqu'un qui l'incite à voler des pousses de pois, ce qui lui permettra de survivre. C'est la première fois qu'un média chinois grand public s'aventure sur ce terrain miné : avant lui, seul le Yanhuang chunxiu (Chroniques historiques) l'a fait régulièrement depuis 2008, mais ce mensuel n'est disponible que par abonnement.

DES DIZAINES DE MILLIONS DE MORTS

Il est animé par un spécialiste du sujet, Yang Jisheng, l'auteur de "Pierre tombale", une enquête monumentale sur la grande famine toujours interdite en Chine. "Le fait que la grande famine fasse couverture d'une revue, c'est quand même un progrès", estime M. Yang, joint au téléphone par Le Monde, même s'il déplore toutefois que l'hebdomadaire du Nanfang soit resté muet sur le nombre de morts (qu'il estime à 36 millions) et sur "le problème fondamental de régime que révèle la grande famine".

M. Yang n'est pas cité dans le numéro du 22 mai, mais l'édition du Nanfang de la semaine précédente a publié un entretien de lui réalisé il y a quelques années sur ses recherches passées - sans mentionner son livre. Le Nanfang est également discret sur les nombreux cas de cannibalisme répertoriés par M. Yang, qui, en tant que journaliste de l'agence d'Etat Chine Nouvelle, avait eu accès à une grande quantité d'archives officielles.

De même, l'hebdomadaire ne fait aucune mention du dernier ouvrage majeur sortir sur la question, Mao's Great famine, the History of China's Most Devastating Catastrophe, 1958-62 (Bloomsbury, 2010), de l'historien hollandais Frank Dikötter, qui enseigne à l'Université de Hongkong, et met en avant les responsabilités directes du gouvernement central et de Mao dans son ouvrage. M. Dikötter estime à 45 millions le nombre de morts prématurés entre 1958 et 1962 attribuables au "délire" productiviste du Grand Timonier qui voulait "rattraper la Grande-Bretagne en quinze ans".
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Re: Le Musée National de Pékin réécrit l'histoire

Messagepar mandarine » 06 Juin 2012, 09:43

Le délire productiviste est toujours d'actualité , non ?
Quant aux morts qu'entraine la croissance ,on ne saura jamais ,ne serait-ce que parmi les 153 millions de Mingong ,serviables et corvéables à merci

M. Dikötter estime à 45 millions le nombre de morts prématurés entre 1958 et 1962 attribuables au "délire" productiviste du Grand Timonier qui voulait "rattraper la Grande-Bretagne en quinze ans".
Brice Pedroletti dans Le Monde du 01.06.2012
Les autorités de votre pays,qui elles aussi pensent forcément à leurs intérêts,ne manqueront pas de comprendre combien le type de célébrité que leur vaut la persécution de personnes telles que vous les dessert Vaclav Havel à Liu Xiaobo
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Ecrire l'histoire du Parti....

Messagepar laoshi » 15 Mars 2015, 14:01

On a fait grand bruit, il y a quelque temps, de la parution, en Chine, du x ième volume de l'histoire du Parti communiste chinois, j'avais vu cette nouvelle sur les sites officiels mais je n'en avais pas mesuré l'ampleur... Pas facile, sans doute, d'établir cette histoire puisqu'une "directive de Lu Dingyi datant des années 60 interdisait explicitement d'écrire l'histoire du Parti" . Je dois cette information au formidable livre de Simon Leys, Suivez le guide, paru dans ses Essais sur la Chine, chez Bouquins.
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