Simon Leys, dans Suivez le guide, réédité dans Essais sur la Chine, p. 282, éd. Bouqins Laffont, a écrit:
La destruction de Pékin a commencé dès les années 50, avec l’élimination de tous les pailou qui enjambaient les artères de la ville. Ces arcs anciens qui rompaient la monotonie des rues en leur conférant un rythme à la fois noble et gracieux, furent jugés coupables de deux crimes : ils gênaient la circulation, et surtout ils représentaient, au cœur de la métropole rouge, une intolérable survivance féodale et réactionnaire – la plupart d’entre eux ayant en effet été originellement érigés pour perpétuer la mémoire de mandarins intègres ou de chastes veuves. […] il ne reste plus aujourd’hui une seule de ces exquises constructions dans toute la ville de Pékin. […]
Dans l’entreprise d’oblitération de Pékin, un pas nouveau et décisif fut accompli avec la destruction des murs d’enceinte de la ville. Il faut savoir que Pékin n’était pas une cité ordinaire, née d’une simple rencontre de divers facteurs démographiques, économiques, géographiques, etc., mas qu’elle constituait une projection dans la pierre d’une certaine vision de l’esprit : aussi ses remparts ne représentaient-ils pas tant un appareil médiéval de défense, qu’ils en traduisaient une géométrie cosmique, un graphique de l’ordre universel.
Avant de revenir à Pékin, je savais déjà que je ne reverrais plus cette enceinte : le gouvernement de la République populaire l’avait fait entièrement raser. Cette besogne gigantesque, commencée dès 1950, avait été parachevée en 1962. Mais si les remparts ont disparu, pensais-je, au moins l’essentiel subsiste ; la glorieuse série de leurs Portes monumentales qui continuent à délimiter et organiser l’espace idéal de la cité ; même si le contour physique de celle-ci s’est trouvé gauchi et effacé, du moins les Portes monumentales demeurent, perpétuant sur la terre chinoise, à la façon d’un caractère d’écriture sur une pièce de soie ou sur la face d’une stèle, le signe de Pékin.
Sitôt débarqué à Pékin, le désarroi qui m’a pris quand je n’ai plus retrouvé les Portes est difficile à décrire. […] Tout ceci ne pouvait être qu’un absurde cauchemar […]. Mais à Xizhi men […] l’évidence s’imposa : dressé au milieu d’un champ de gravats ce moignon obscène auquel des ouvriers donnaient les derniers coups de pioche, c’était bien tout ce qui restait de la dernière Porte de Pékin.