Lin Zexu : « Guerre à l’opium »

publiez ici vos fiches de lecture concernant des personnages ou des événements historiques

Lin Zexu : « Guerre à l’opium »

Messagepar jolvil » 05 Avr 2013, 06:29

Un article intéressant paru dans Les Echos le 4 août 2008 sur le commerce de l'opium par les anglais en Chine et la tentative d'interdiction par la Chine. Un échec qui est à l'origine de la création du territoire de Hong Kong.
Ou quand les règles économiques prévalent sur le bien être des populations.

Lin Zexu : « Guerre à l’opium »
Haut-comissaire impérial à Canton, il mena, face aux anglais, la première guerre de l’opium. Un conflit aux enjeux commerciaux considérables.

« Nous n’avons besoin de personne. Retournez chez vous. Reprenez vos cadeaux !'»
En ce jour de 1793, lord Macartney tombe des nues. Ambassadeur extraordinaire de Sa Majesté George III d'Angleterre, il a traversé une bonne partie de l'immense Empire chinois pour rencontrer l'empereur Qianlong dans sa capitale d'été de Chengde. Objet de sa mission? Nouer des contacts avec la dynastie Qing, mais surtout établir de véritables relations commerciales entre la Chine et la Grande-Bretagne. Or, à peine arrivé, Macartney a reçu un accueil glacial de la part du Fils du Ciel. II faut dire que, non sans maladresse, l'envoyé de George III a refusé de se prosterner par trois fois devant l'empereur ainsi que le veut le rite du « kowtow », plongeant la cour dans une profonde stupéfaction. Les cadeaux diplomatiques n'ont guère réussi à dégeler l'ambiance : alors que Qianlong s'étonnait de la petite taille de la Grande-Bretagne sur le globe terrestre offert par Macartney, ce dernier a répliqué en traitant de « pierre sans valeur » le bijou de jade que lui ont remis les Chinois. De part et d'autre, l'incompréhension est totale. Ce rendez-vous manqué contient en germe la première guerre de l'opium.

• En cette fin du XVIIIe siècle, l'Occident n'en est pourtant pas à son premier coup d'essai avec la Chine. Depuis que les Portugais se sont installés à Macao, au milieu du XVIe siècle, rapidement suivis par les espagnols et les Hollandais, l'Europe n'a jamais cessé d'entretenir des relations avec la Chine. Relations ambiguës, il est vrai, et très limitées : depuis le milieu du XVIIe siècle, l'empire du Milieu s’est peu a peu refermé sur lui-même par crainte des influences pernicieuses de l'étranger. Considérées comme une véritable cinquième colonne avant l'heure, les missions étrangères, et notamment catholiques, ont fait l'objet d'une surveillance particulière, prélude à leur interdiction pure et simple en 1724. Quant au commerce avec l'Occident, s'il n'est pas totalement interrompu, il est circonscrit dans de très étroites limites. Un seul port lui est réservé, Canton. Loin d'être libre, les échanges s'effectuent en outre par l'entremise d'une guilde de 12 marchands chinois qui ont payé fort cher l'exclusivité des transactions : le « co-hong ». C'est lui, entre autres privilèges, qui fixe les
prix et les quantités de marchandise à négocier. Quant aux marchands occidentaux, ils n'ont pas le droit de quitter Canton, ni celui d'apprendre le chinois. Tout est fait pour cantonner les étrangers loin du reste de là population.

• Mais ce n'est pas là le pire, même si ces vexations et ces limites imposées exaspèrent au plus haut point les marchands européens. Plus grave est la façon dont s'organisent les flux commerciaux entre les Occidentaux et la Chine et le bilan économique de ces échanges. Fascinés par l'immensité de l'empire du Milieu, les marchands européens ont mis un certain temps à s'en rendre compte : le commerce avec la Chine est tout sauf rentable ! Convaincus que le fait d'échanger des produits avec des étrangers est parfaitement inutile, et même contraire à leurs intérêts, les Chinois n'achètent rien en Europe, ou alors très peu de choses, quelques produits de luxe essentiellement, comme les fourrures russes ou les verreries italiennes! « La Cour céleste ne tient pas pour précieux les objets venus de loin, et toutes les choses curieuses et ingénieuses de ton royaume ne peuvent non plus être considérées comme ayant une rare valeur. A l'avenir, point ne sera besoin de commettre des envoyés pour venir aussi loin prendre la peine inutile de voyager par terre et par mer », ira jusqu'à
écrire, en 1816, l'empereur Jiaqing au roi d'Angleterre. On ne peut être plus clair.

• Si les Chinois ne sont pas intéressés par les produits occidentaux, il n'en va pas de même dans l'autre sens. En Angleterre, en France, aux Pays-Bas, dans les cours princières allemandes, on raffole des produits chinois, les fameuses « chinoiseries ». Chaque année, ce sont ainsi des dizaines de milliers de tonnes de thé, de soie, de porcelaine et de laqués qui sont importés en Europe. Résultat: la balance commerciale avec la Chine est totalement déséquilibrée. Ne pouvant troquer les chinoiseries contre les articles produits dans leurs manufactures, les marchands européens n'ont d'autre choix que de payer leurs importations en argent. La Chine engloutit ainsi des quantités considérables de métal précieux Un métal précieux qu'un pays comme l'Angleterre, qui n'en a pas sur son territoire et qui est passé depuis longtemps à l'étalon-or, est obligé de se procurer en Europe centrale. Loin d'être un eldorado, la Chine se révèle au final un véritable gouffre financier.

• C'est précisément en Grande Bretagne que les déséquilibres du commerce avec la Chine sont les plus criants. Une institution est plus particulièrement concernée : la Compagnie des Indes Orientales. Les achats massifs de thé tout au long du XVIIIe siècle - 20.000 tonnes vers 1750, plus de 300.000 tonnes un demi-siècle plus tard - l'ont littéralement saignée à blanc. A plusieurs reprises, la compagnie a demandé au gouvernement anglais a intervenir auprès du Fils du Ciel. A bien des égards, l'ambassade extraordinaire de lord Macartney, en 1793, a été dépêche à son initiative et à celle des négociants de la City. Sans succès, on l’a vu. En 1816, une nouvelle ambassade, conduite cette fois par lord Amherst, se présente au palais d'Eté, avec mission là encore de négocier de meilleures conditions pour les commerçants anglais. Cette mission échoue comme la précédente, et pour les mêmes raisons : le refus de la Chine de s'ouvrir davantage au commerce international et celui de lord Amherst de se plier au rite du « kowtow ». Au début du XIXe siècle, les Anglais sont donc à la recherche d'un produit capable d'intéresser les Chinois et, ce faisant, de rééquilibrer la balance commerciale. Ce produit, ils ne tardent pas à le trouver: c'est l'opium. Depuis les années 1720, les Européens - et notamment les Hollandais - en écoulent régulièrement en Chine, en petites quantités. Les Anglais eux-mêmes se sont lancés dans ce trafic dès 1773, date à laquelle la Compagnie des Indes Orientales s'est assurée le monopole de l'achat d'opium au Bengale, lui-même réexporté vers l'empire du Milieu. Commerce totalement clandestin au demeurant, le pouvoir impérial ayant à deux reprises - en 1729 et 1799 - édicté des mesures d'interdiction de la consommation. Mais commerce d'emblée très juteux et qui achève de persuader les dirigeants de la compagnie : en écoulant toujours plus d'opium en Chine, il sera enfin possible de
rééquilibrer les échanges au profit des marchands anglais.

• Au début des années 1820, la Compagnie des Indes Orientales s'emploie donc à intensifier massivement le trafic d'opium au départ de l'Inde. Avec succès ! De 1,4 tonne à peine en 1775, les quantités d'opium expédiées vers la Chine atteignent 1500 tonnes en 1830. Venu du Bengale, l'opium est introduit et revendu clandestinement en Chine par la Compagnie des Indes. Totalement illégal en regard du droit international, ce trafic est parfaitement connu des autorités anglaises, qui le protègent et même l'encouragent ! Londres veut à tout prix faire cesser l'hémorragie de métal précieux. Un objectif qui justifie tous les moyens.

• En 1833, le but est enfin atteint: cette année-là, pour la première fois de son histoire, la Grande-Bretagne enregistre un excédent dans ses échanges avec la Chine. Mieux ! Pour payer l'opium dont ils sont si friands, les Chinois ont utilisé massivement de l'argent, celui-là même qu'ils avaient thésaurisé des années durant aux dépens des Anglais ! En 1835, l'opium constitue en valeur les trois quarts des importations chinoises ! Loin d'interrompre le mouvement, la suppression du monopole de la Compagnie des Indes, décidé en 1834 sous la pression des marchands anglais, a fait exploser le trafic. Une armée d'intermédiaires, d'aventuriers plus ou moins douteux et de sociétés privées ayant pignon sur rue, à l'image de la très puissante firme Jardine & Matheson, s’est engouffrée dans la brèche, inondant la Chine d'opium indien. En 1838, les quantités exportées approchent les 2.000 tonnes. Ce sont désormais des millions de Chinois, appartenant à toutes les couches de la population,
qui consomment régulièrement de la drogue. Plus grave pour l'empire du Milieu l’hémorragie d'argent a entraîné un appauvrissement général du pays, les paiements des salaires s'effectuant désormais en sapèques de cuivre, une monnaie largement dépréciée. A la Cour céleste, l'inquiétude grandit. « L’âme de la nation se détruit, écrit ainsi un haut fonctionnaire à l'empereur au milieu des années 1830. Dix millions de taels sortent chaque année pour abrutir un nombre croissant de Chinois. Si Votre Majesté laisse traîner les choses, la Chine ne disposera plus bientôt ni de soldats pour la défendre ni d'argent pour payer leurs soldes. »

• En mars 1839, après deux ans de débats, le Fils du Ciel décide de frapper un grand coup et d'interdire totalement l'importation et la consommation d'opium. L'homme qui est chargé de mener à bien cette mission s'appelle Lin Zexu. Né en 1785, il appartient à ce milieu des hauts fonctionnaires totalement dévoués aux intérêts de la dynastie Qing. De lui, on sait peu de chose, sinon qu'il est passé par la très prestigieuse académie Hanlin - qui forme les lettrés chinois et permet d'accéder aux hauts niveaux de l'administration -, qu'il a gouverné plusieurs provinces et qu'il n'est pas hostile aux influences étrangères. D'une honnêteté scrupuleuse, il reçoit carte blanche de l'empereur pour mener à bien la guerre contre l'opium. A peine arrivé à Canton, où il fait office de haut-commissaire, il fait arrêter plus de 1500 Chinois - consommateurs ou revendeurs d'opium - et saisir, sur les bateaux étrangers, plus de 20000 caisses d'opium, dont le contenu est détruit en public. Lin Zexu va même jusqu'à adresser une lettre à la jeune reine Victoria dans laquelle il l'adjure de « détruire les plantations de pavot dans ses possessions indiennes et de les remplacer par des cultures vivrières. », La missive ne parviendra jamais à sa destinatrice, très probablement interceptée par son entourage. Jamais en tout cas la Chine n'avait osé s'attaquer ainsi aux intérêts occidentaux.

• A Londres, la réaction ne tarde pas. En avril 1840, la Chambre des communes déclare la guerre à la Chine au motif que les intérêts commerciaux de la Grande-Bretagne ont été gravement lésés. Un homme a joué un rôle capital dans cette décision, se livrant à un intense travail de lobbying auprès des représentants à la Chambre: William Jardine. Associé de la firme Jardine & Matheson, c'est le principal contrebandier d'opium de la planète. Ses 80 clippers déversent chaque jour des dizaines de caisses le long des côtes chinoises. Cet homme richissime est un ardent défenseur d'une intervention armée. Tout comme le capitaine Charles Elliot, le surintendant au commerce anglais à Canton, à qui Lin Zexu a fait perdre des milliers de livres.

• En avril 1840, une flotte de 40 navires emportant à son bord 4000 soldats quitte l'Inde pour la Chine. Deux ans plus tard, en août 1842, à la suite d'une démonstration de force qui a vu les Anglais s'emparer de Canton et de Shanghai, les Chinois sont contraints de signer à Nankin un « traité de paix perpétuelle et d'amitié » avec la Grande Bretagne. Ses conditions sont draconiennes : outre l’ouverture de quatre nouveaux ports au commerce européen et l' institution d’un tarif douanier à taux très réduit, la Chine doit céder l’île de Hong Kong à la Couronne britannique et payer une indemnité de 15 millions de taels pour l’opium détruit. Quant au commerce de l'opium, il est de fait légalisé. L'opium a réussi ce que les diplomates n'avaient pas réussi à faire : forcer la porte de l'immense Empire chinois.

• La première guerre de l'opium - deux autres suivront - est une profonde humiliation pour la Chine, qui s'en souviendra longtemps. Elle aboutit à la disgrâce de Lin Zexu, exilé quelques années en province. Rappelé à la cour en 1845, il remplit plusieurs missions pour le compte de l'empereur avant de mourir en 1850. Aujourd’hui encore, il est considéré en Chine comme l'un des plus grands patriotes du pays.
Dernière édition par jolvil le 05 Avr 2013, 10:41, édité 1 fois au total.
Avatar de l’utilisateur
jolvil
 
Messages: 222
Inscrit le: 11 Fév 2012, 23:01

Re: Lin Zexu : « Guerre à l’opium »

Messagepar laoshi » 05 Avr 2013, 08:20

Merci pour cet article très documenté qui nous fait mieux comprendre les fameuses "guerres de l'opium". Aujourd'hui, ce sont les chimistes de Shanghai (ou plutôt les "chimistes installés à Shanghai" car le capitalisme n'a pas de frontières) qui empoisonnent cyniquement la jeunesse du monde occidental... Les quantités produites sont impensables, 500 tonnes par jour !

Paul Bonnetain, disciple de Zola, a écrit un formidable roman sur la consommation d'opium, je vous le recommande, il s'intitule tout simplement L'Opium (1886), réédité en fac simile chez Slatkine.
laoshi
Avatar de l’utilisateur
laoshi
Administrateur
 
Messages: 3912
Inscrit le: 06 Juil 2011, 06:23

Re: Lin Zexu : « Guerre à l’opium »

Messagepar mandarine » 05 Avr 2013, 08:29

La guerre de l'opium comme je ne l'avais jamais lue et comprise;c'est clair et concis .
Merci Jolvil.
Les autorités de votre pays,qui elles aussi pensent forcément à leurs intérêts,ne manqueront pas de comprendre combien le type de célébrité que leur vaut la persécution de personnes telles que vous les dessert Vaclav Havel à Liu Xiaobo
Avatar de l’utilisateur
mandarine
 
Messages: 1848
Inscrit le: 08 Juil 2011, 21:44
Localisation: reims


Retour vers histoire

Qui est en ligne ?

Utilisateur(s) parcourant ce forum : Aucun utilisateur inscrit et 1 invité

cron