Dans cette contrée de ciel bas, de pluie et de brume, que percent d’innombrables pitons de karst, quelques paysans s’acharnent sur des lamelles de terre à flanc de colline, trop ingrates à cette altitude pour donner du riz. Nayong, au cœur de la province du Guizhou, dans le sud-ouest de la Chine, est typique de ces régions pauvres et reculées aux villages peuplés d’enfants et de vieillards.
Les parents sont des « travailleurs migrants » partis sur la ligne de front, les grandes villes, où ils vivent dans des conditions précaires et livrent une bataille inégale contre la Chine éduquée et urbaine. Leurs enfants restent le plus souvent en zone rurale sous la garde de grands-parents ou parfois seuls, à fréquenter des écoles éloignées, à se morfondre ou à faire les quatre cents coups. Cette pathologie sociale est devenue tellement répandue en Chine qu’elle a fait naître une expression, les « enfants laissés à l’arrière » ou « liushou ertong » en chinois. Ils seraient aujourd’hui 61 millions dans les campagnes chinoises, soit 40 % de tous les enfants d’origine rurale de moins de 16 ans.
À Nayong, cet écartèlement des existences donne aux campagnes des allures de chantiers inachevés - l’argent semble souvent manquer pour finir ces maisons en béton aux fenêtres désossées qu’on a voulues trop grandes. Les rares bâtisses un peu anciennes sont à l’abandon. Zhu Xinyuan, un petit bonhomme de huit ans d’un village du comté, est de ceux qui grandissent depuis des années sans ses parents. Vêtu d’un sweat-shirt vert où se détache en grosses lettres jaunes « Pablo bear », il partage avec son grand-père de 71 ans les deux pièces d’une fermette à peine meublée. À l’intérieur, quelques ustensiles pendent à des crochets fichés à même les murs en parpaing. Un tuyau de poêle pansé de vieux cartons traverse une lucarne sans carreau.
Parti il y a cinq ans travailler comme ouvrier de la construction dans l’Est de la Chine, le père de Xinyuan n’est revenu qu’une fois voir l’enfant, en décembre 2014. La mère du garçonnet est partie avec la fille du couple il y a 4 ans sans donner de nouvelles. Le vieux paysan a élevé l’enfant seul, avec les 800 yuans par an (110 euros) qu’envoie le père, sa maigre pension mensuelle de 62 yuans et son champ de maïs. L’ancienne maison du couple, juste à côté, est fermée. « Je dis à mon fils de revenir et de se remarier. Il me dit à quoi bon, il a déjà un fils et une fille » explique le vieil homme, désemparé.
« L’enfant ne parle jamais, il ne pose jamais de questions », confie l’un des instituteurs du canton. Un tiers des écoliers sous sa supervision sont des liushu ertong. Une situation qu’il juge « très grave ». Chargé par sa tutelle de surveiller les cas les plus critiques, il leur donne un billet ou deux sur sa maigre paye mensuelle. Et implore la discrétion : « sinon, le gouvernement va penser que je critique son incompétence et lui donne une mauvaise image ».
Si les autorités locales craignent autant d’être stigmatisées et ont la fâcheuse habitude d’intimider les journalistes s’intéressant au sujet, c’est que la préfecture de Bijie, à laquelle appartiennent Nayong et les comtés voisins, a été le théâtre de deux drames qui ont frappé les esprits en Chine. En 2012, cinq garçonnets sont morts asphyxiés dans un conteneur à déchets après avoir allumé un feu pour se réchauffer. Ils étaient cousins, leurs pères besognaient à Shenzhen. Puis en juin 2015, un garçon de 13 ans a empoisonné ses trois petites sœurs avant de se donner la mort en ingurgitant du pesticide, révélant une détresse psychologique immense. Ses parents, séparés, travaillaient loin du foyer. Si l’instituteur et le principal de l’école ont été sanctionnés pour n’avoir pas su « prévenir » la tragédie, l’opinion publique chinoise a bien vu dans celle-ci le révélateur de dysfonctionnements sociétaux profonds.
La préfecture de Bijie, grande comme la Bretagne, cumule les handicaps : 70 % de ses 6,5 millions d’habitants vivent encore en zone rurale, contre moins de 50 % désormais pour l’ensemble du pays. Pas loin de 20 % de sa population, soit 1,2 million de personnes, est en dessous du seuil de pauvreté chinois de 2300 yuans par an (313 euros). Être « enfant de l’arrière » y a longtemps été moins un stigmate qu’être un enfant pauvre tout court : « au moins, ces enfants ont un revenu. Ceux dont les familles n’ont pas quitté les montagnes depuis des générations sont plus mal lotis. Dans tous ces endroits du Guizhou, quand un instituteur demande aux enfants ce qu’est leur rêve, ils répondent « partir travailler en ville ». C’est la seule manière pour eux de changer de destin », note l’animateur d’une petite organisation charitable de Zunyi, une ville voisine du Guizhou.
Les souffrances psychologiques et le désarroi émotionnel provoqués par ces séparations au long cours ont longtemps été sous-estimés en Chine. Elles commencent à faire l’objet d’études plus approfondies. Selon une enquête de l’ONG pékinoise Shangxuelushang (littéralement « sur le chemin de l’école ») portant sur «l’état mental des liushou ertong », publiée l’été dernier, 15 % des enfants délaissés verraient leurs parents moins d’une fois par an – soit 9 millions d’enfants à l’échelle du pays. Environ 30 % ne les voient pas plus d’une ou deux fois par an. « Le détail des statistiques montre des tendances alarmantes » estime Pia MacRae, la représentante de l’ONG Save the Children à Pékin.
L’incertitude liée à l’absence des parents nourrit le sentiment d’abandon, l’anxiété et le manque d’estime de soi chez les enfants délaissés. Mais, note-t-elle, « il y a aussi eu un changement radical en termes d’implication du public. Avant, les gens ne se rendaient même pas compte du problème. La protection de l’enfant n’était pas sur leur radar. Cela a changé grâce au retentissement de ces cas sur les réseaux sociaux ».Sur le terrain, peu d’associations ont toutefois les mains libres dans le contexte politique actuel de défiance vis-à-vis de la société civile. Et le ralentissement économique exarcèbe les disparités sociales.
Le syndrome des enfants de l’arrière est un dommage collatéral de la course à l’ascension sociale : les parents migrants justifient de partir loin gagner de l’argent pour pouvoir payer à leurs enfants de bonnes études. Mais ils compromettent parfois davantage la capacité de ceux-ci à s’en sortir. Les couples migrants qui emmènent avec eux leur progéniture – on compterait 35 millions d’enfants dans ce cas, moitié moins que le nombre d’enfants restés « à l’arrière » - font face au défi de les scolariser là où ils travaillent. Or, le plus souvent, ils n’ont accès qu’à des « écoles pour migrants », créées dans certains quartiers par les parents eux-mêmes et hors du système public. L’obtention du hukou, le permis de résidence auquel sont attachées toutes sortes de droits et prestations sociales, continue d’être une gageure pour nombre des 270 millions de travailleurs migrants chinois, malgré un assouplissement récent dans les villes petites et moyennes.
Dans le Guizhou, rares sont les familles qui n’ont pas été confrontées aux dilemmes de la dislocation familiale pour raison économique. Ainsi de Liu Qin et de son mari : ce couple de Nayong est parti plusieurs années tenir un étal de rue à Guiyang, la capitale du Guizhou. Ils confient la garde de leurs deux plus jeunes enfants à leur fille aînée, Ding Ting, alors âgée de 13 ans. « On ne pouvait pas les avoir avec nous, on travaillait de 15 heures à 3 heures du matin » dit Liu Qin. « Ma fille faisait la lessive, cuisinait et devait étudier en même temps. Elle m’appelait en pleurant quand les petits avaient filé et qu’elles ne pouvaient pas les retrouver. Elle s’affolait, je pleurais aussi ... ». Puis le cadet a commencé à voler de l’argent pour jouer à des jeux en ligne. Le couple a donc pris la décision de rentrer.
La famille réunifiée vit désormais dans un appartement vétuste dans le chef-lieu de Nayong, auquel on accède par un étroit couloir entre deux immeubles de briques. Les murs sont nus, le confort rudimentaire. Ding Ting, qui a 18 ans cette année, se félicite de pouvoir se consacrer à ses études – elle veut devenir professeur de chinois. « Je sais que c’était dur pour mes parents. Mon père n’a pas pu faire d’études, c’était la révolution culturelle. Il a dû tellement travailler que sa santé va mal » dit-elle. Liu Qin, la mère, se souvient, elle, d’avoir quitté son village à 14 ans pour aider une tante à vendre du tofu dans les rues de Kunming. Elle est ensuite partie dans une autre ville conduire un vélo-pousse avant de rentrer se marier à 19 ans. Le couple travaille d’arrache-pied, mais est plus serein : le mari conduit un taxi l’après-midi jusque tard la nuit, et Liu Qin en matinée, car elle s’est faite un jour agresser au couteau.
C’est parfois un sujet d’inquiétude ici : à Nayong, des voitures de police font le guet la nuit au coin des rues. On y parle de « problèmes de sécurité ». Les adolescents issus de familles aux liens distendus sont plus susceptibles d’adopter en grandissant des comportements déviants. Certains rejoignent les confréries criminelles typiques des petites villes chinoises. Les « gangs du Guizhou » ont ainsi fait parler d’eux ces dernières années jusqu’à Canton, la mégapole du Sud, et même Hongkong.
Le gouvernement chinois est bien conscient de cette bombe à retardement des enfants délaissés : le premier ministre, Li Keqiang, a réuni le 27 janvier le gouvernement chinois pour fixer de nouveaux engagements aux institutions de l’Etat, à la société mais aussi aux familles, déclarant que le développement sain de ces dizaines de millions d’enfants était « une responsabilité commune ».
Dans le Guizhou, les localités rattachées à Bijie ont déjà énoncé à l’été 2015 des mesures spécifiques – le comté de Nayong propose ainsi de créer des « groupes de travail » dans chaque canton, de consacrer 8 % des dépenses à une fondation consacrée aux enfants délaissés, et d’envoyer des messages vidéo aux parents sur les réseaux sociaux. En septembre, le gouvernement provincial du Guizhou a appelé ses comtés à réduire de 10 % par an le nombre de liushu ertong.
Mais un fossé sépare ces belles promesses d’une mise en œuvre effective et efficace. Et l’argent fait défaut. Pourtant, la préfecture de Bijie déclare allouer depuis le drame de 2012 un financement annuel de 8 millions d’euros au profit des « enfants de l’arrière » . Or, son utilisation est tellement opaque qu’un célèbre lanceur d’alerte de Canton, Zhou Xiaoyun, a entrepris en janvier 2016 d’exiger de la justice son audit.
Ici comme ailleurs, le développement des infrastructures de transport semble absorber tous les investissements. Non sans certaines retombées positives : Bijie vient d’être relié au train à grande vitesse, et Nayong, à l’autoroute provinciale. Ce qui raccourcit un peu la distance qui sépare les villages de « l’arrière » des « lignes de front » à l’autre bout du pays. À défaut de combler le vide affectif qui hante les enfants délaissés des campagnes chinoises.