"La Cité de la poussière rouge", qui donne son titre au roman de Qiiu Xiaolong, est un quartier du vieux Shanghai où les habitants, étouffant entre les murs de leur "shikumen" exigü, sortent dans la cour qui un tabouret, qui un banc ou une chaise (à moins qu'ils ne s'asseoient sur leurs talons) pour manger leur bol de riz ou pour bavarder avec leurs voisins.
Chaque chapitre brosse, à travers leurs conversations, une chronique de la vie ordinaire qui se déploie en marge de l'histoire officielle telle que la raconte, année par année, le bulletin d'information du dernier numéro du journal local, relayant la vérité officielle du Parti jusque dans les ruelles pouilleuses et les venelles oubliées de la ville cosmopolite. On suit ainsi la vie de la cité, à l'ombre de celle de la Chine, de 1949 jusqu'à l'année 2005, à travers les vies minuscules des figures du petit peuple de Shanghai, joueurs d'échecs, garçon de bain, chauffeur de taxi, etc. tous les petits métiers défilent sous nos yeux en contrepoint des événements de la "grande histoire", lancement des spoutniks du Grand Bond en avant, visite officielle de Nixon (pendant laquelle les habitants, indésirables, sont tous consignés dans leur shikumen), retour au lopin de terre privé dans la lointaine province de l'Anhui, lancement de la campagne du chat blanc et du chat noir par Deng Xiaoping etc...
L'histoire qui m'a le plus marquée, parmi ces "poussières" de vie, est celle d'un petit fabriquant de tofu, devenu, par la grâce de l'idéologie maoïste, poète du peuple. Un petit chef-d'oeuvre que j'ai voulu vous faire partager :
Qiu Xiaolong, dans La Cité de la poussière rouge a écrit:
La Campagne nationale du Drapeau rouge pour la chanson populaire est lancée par le président Mao dans le but de mettre en avant les écrivains et artistes ouvriers et paysans [...]
Un matin, au début du printemps, le rédacteur en chef de Littérature de Shanghai s'est présenté à l'aciérie. Bao faisait une courte pause, il essuyait son front en sueur, penché sur un bol de riz au tofu frit. Quand le rédacteur aux cheveux blancs a expliqué le but de sa visite à l'ouvrier de la sidérurgie, Bao a ri et secoué frénétiquement la tête. "Vous voulez rire, je suis ouvrier. je ne suis allé que trois ans à l'école élémentaire. Si vous voulez que je vous fabrique du tofu, rien de plus facile. Et vous en aurez un aussi blanc que le jade en un clin d'oeil. Mais comment je pourrais écrire pour votre revue ?
- Précisément, je cherche un écrivain ouvrier, a insisté le rédacteur.
- Qu'est-ce que je peux vous dire ? Regardez ce morceau de tofu. Il a un goût de colle de riz. La faute à quoi ? A la fève de soja. Croyez-moi, telle sorte de fève de soja produit telle sorte de tofu. Et aussi à l'eau, qui donne au tofu sa couleur terne. Le marchand ambulant est une crapule. Je ne lui achèterai plus jamais rien. Bref, ce qui raconte un ouvrier sans instruction n'intéressera jamais un intellectuel comme vous. Rien à faire.
Attendez. C'est extraordinaire, camarade Bao. C'est remarquable. La fève de soja et le tofu. Et aussi l'eau. Ca, c'est de la dialectique. Excellent. Merci infiniment.
- Quoi ?" Bao était complètement ahuri.
[...]
Quelques jours plus tard, l'homme a appelé. Il y avait un court poème en première page du quotidien Libération.
Telle fève de soja produit tel tofu
Telle eau donne telle couleur
Tel savoir-faire fabrique tel produit
Telle classe parle telle langue
Qiu Xiaolong, spécialiste de T.S. Eliot, était aux Etats Unis lorsque le mouvement de Tian'Anmen a commencé. Ses textes en faveur de la démocratie l'ont alors privé du droit de rentrer dans son pays et même d'écrire pour le public chinois. Il s'est donc tourné vers la langue anglaise, qu'il maîtrise parfaitement. Il a publié Cité de la poussière rouge,traduit en français par Franchita Gonzalez Battl, en 2008 chez Liana Levi. Le roman vient tout juste d'être réédité en poche. Voilà la page de la présentation par la FNAC (que cela ne vous empêche pas, comme moi, de préférer les "vrais" libraires : à Paris, dans le 14°, je vous recommande Le Livre écarlate) (on peut commander)...