"Sépulture sans cercueil" une "herbe vénéneuse"

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"Sépulture sans cercueil" une "herbe vénéneuse"

Messagepar laoshi » 12 Juin 2017, 06:43

La Chine interdit 《软埋》[ruǎn mái], Sépulture sans cercueil, un roman de 2016 sur les conséquences mortelles de la Réforme agraire des années 50.

Sépulture sans cercueil, un roman de Fang Fang écrit dans la veine du réalisme historique, venait de remporter le prix Luyao quand le gouvernement chinois a décidé d’en interdire la vente.

Le roman raconte l’histoire d’une vieille femme qui souffre d’amnésie après avoir assisté au départ de toute la famille de son mari, emmenée pour être exécutée pendant la réforme agraire qui a touché toute la Chine au lendemain de l’établissement de la République populaire et qui visait à éliminer la classe des propriétaires terriens. Les souvenirs enfouis hantent cette femme et son fils décide d’enquêter sur son passé.

Les suicides liés à la réforme agraire ne sont pas une invention du romancier. Outre les exécutions publiques, la lutte des classes a amené des milliers de propriétaires fonciers et de paysans riches à se suicider. Il n’y a aucun bilan officiel mais les chercheurs chinois et américains estiment que le nombre des victimes est compris entre 1 à 5 millions.

Sépulture sans cercueil a remporté le prix Luyao 2016, qui récompense le réalisme historique du roman.

Quand on ensevelit un mort sans cercueil, explique Fang Fang dans la postface de son roman, on appelle cela, une « sépulture molle » (ou « souple »). Quand les vivants enferment leur passé, quand ils se coupent de leurs racines, quand ils rejettent leurs souvenirs, consciemment ou inconsciemment, ils ensevelissent leur vie de la même manière.

Avant la proclamation du Prix Luyao, le 23 avril 2017, un séminaire de critique littéraire organisé par le Groupe de Lecture des Ouvriers, paysans et soldats de Wuhan, avait déclaré que le roman de Fang Fang était une « herbe vénéneuse » : « c’est une attaque contre la réforme agraire qui vise à ressusciter l’esprit de la classe des propriétaires fonciers ; c’est donc une herbe empoisonnée contre le communisme ». D’autres réunions du même genre ont eu lieu dans d’autres villes, entre autres Zhengzhou.

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D’anciens cadres du Parti communiste ont également publié leur condamnation du roman. Zhang Quanjing, ancien chef du Département central de l’Organisation, a dénoncé me roman dans la rhétorique de la lutte des classes : « Sépultures sans cercueil, écrit-il, est le reflet de la lutte des classes idéologique sur le présent terrain (NDT : autrement dit, en littérature) ».


Zhang Quanjing a écrit:
Le roman de Fang Fang méconnaît l'essence de la Réforme agraire et déverse des torrents d'eau sale sur la campagne. C'est une falsification de l'histoire, l'expression typique du nihilisme historique dans le champ de l'art et de la littérature, un exemple concret de la lutte qui oppose la transformation pacifique [du système politique] et sa transformation non-pacifique.


Zhao Keming, lieutenant général de l'Armée Populaire de Libération a écrit:
Bien que le nihilisme historique ait été critiqué par le Parti et par le peuple, il s’est répandu sous différentes formes. Outre les recherches historiques vénéneuses, les conférences universitaires et les forums publics, il est désormais omniprésent dans le champ littéraire. Sépulture sans cercueil n’est que le dernier publié d'une liste de romans qui tentent de disculper la classe des propriétaires terriens et de critiquer la Réforme agraire. Avant sa parution, des romans comme Vivre, La Dure Loi du Karma, le Pays du Cerf Blanc ou L’Antique Bateau, etc. ont été épargnés par les principaux médias. Les auteurs n’ont pas été dénoncés par leurs chefs dans leurs unités de travail ou dans leur cellule du Parti. Objectivement, ils ont donné naissance à une tendance qui considère l’histoire subversive comme un ticket pour le succès et pour un avenir radieux.


L’interdiction du roman est le point culminant de cette vague de critique. Mais une copie numérique du roman, applaudie par les lecteurs, circule sur le web. Beaucoup ont trouvé l’œuvre enthousiasmante et l’ont dit sur les réseaux sociaux. Nombreux sont ceux qui se plaignent que leurs commentaires aient été mis en attente puis détruits et « enterrés sans cercueil ». Voici quelques-uns des commentaires qui continuent à circuler sur Weibo.

Un lecteur de Chendu a écrit:
l’histoire est bien écrite… des personnages sans rapport entre eux au départ se trouvent réunis à la fin du roman. Mais je n’aime vraiment pas le dénouement, pourquoi l’auteur n’exhume-t-il pas la vérité, pourquoi laisse-t-il ensevelie l’histoire de ses parents ? C’est une lâcheté et un manque de piété filiale. A moins que ce ne soit intentionnel, l’auteur veut peut-être que les lecteurs appréhendent personnellement le sens de Sépulture sans cercueil parce que c’est la réalité à laquelle nous sommes confrontés dans nos vies.


Un lecteur du Shandong a écrit:
Il n’y a pas de vérité absolue sur les événements. Ce qui importe n’est pas tant la vérité que notre attitude face à la vérité. Peut-être ne pouvons-nous pas juger le passé de manière impartiale mais nous avons le droit de le mettre en question. Si un pays est incapable de regarder son histoire en face, le fardeau de cette histoire deviendra vite trop lourd à porter.


Le roman de Fang Fang a donné à un lecteur de l’Anhui l’idée de raconter l’histoire de sa famille.

Un lecteur de l'Anhui a écrit: Mon arrière-grand-père était au service d’un propriétaire terrien. Comme il était intelligent et consciencieux, il a pu ouvrir sa propre menuiserie et son propre atelier de teinturerie, il a pu acheter de la terre et s’enrichir. Mais il a été étiqueté « propriétaire terrien » pendant la réforme agraire parce qu’il était en désaccord à ceux qui conduisaient la réforme. Quand ils ont évalué la surface de ses terres, ils y ont inclus celles de la famille de son épouse. La famille de mon arrière-grand-mère était bien une famille de propriétaires terriens mais c’étaient ses frères qui possédaient les terres, elles n’avaient rien à voir avec mon arrière-grand-père. Je ne sais pas comment mon arrière-grand-père est mort mais mon arrière-grand-mère, elle, est morte de faim dans son lit.
Le père de mon arrière-grand-père était un lettré de la fin de la dynastie Qing. Toute sa vie, il avait été professeur et il avait laissé des tas de livres. Ils ont tous été réduits en cendres pendant la réforme agraire.
Mon grand-père a étudié la médecine et l’agronomie au lycée de la ville. Il s’apprêtait à entrer à l’Université de Fudan. Mais, étiqueté fils de propriétaire terrien, il a été contraint de rentrer au village et de devenir paysan. Il a enseigné quelque temps au début des années soixante ce qui lui a valu d’être persécuté pendant la Révolution culturelle.
Mes ancêtres sont à la fois paysans et lettrés. A cause de la Réforme agraire, tous les livres ont été brûlés, les terres confisquées. Ils n’avaient aucun moyen de s’en sortir. Ils ont souffert pendant tant et tant d’années, versé leur sang et leurs larmes sans jamais pouvoir raconter tout haut leur histoire.


Sources : Le Hong Kong Free Press et Global Voices
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Re: "Sépulture sans cercueil" une "herbe vénéneuse"

Messagepar laoshi » 21 Juin 2017, 07:40

Je m'étonne que pas un journal français n'ait relayé cette information, seule Brigitte Duzan, à ma connaissance, lui a consacré une page de Chinese short stories le 14 juin. Elle adopte, quant à elle, la traduction "funérailles molles" et précise que "selon les croyances locales, cela empêche le défunt de pouvoir renaître…" mais je ne crois pas que le corps soit "jeté à même la terre" comme elle le dit, je pense qu'en réalité il est enterré dans une natte de bambou, comme on le voit, par exemple dans un roman de Mo Yan (mais je ne sais plus lequel, il faudra que je recherche) ; l'expression chinoise《软埋》[ruǎn mái] me semble désigner non le rituel des funérailles, mais bien la qualité dure (dans un cercueil) ou molle (dans une simple natte) de la sépulture.
Vous trouverez aussi sur le site de Brigitte Duzan une page sur le roman de Zhang Wei, Le Vieux Bateau, que je ne connaissais pas.
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