Mo Yan, Le Veau


On y découvre l’humour pince sans rire de l’auteur et on comprend d’emblée comment il joue avec la censure. Comme il le fait souvent, Mo Yan se met en scène dans ces deux récits, sous le visage d’un garnement aussi naïf qu’insupportable aux yeux des habitants de son village. Jouant sur le sens de son nom de plume « mo yan », « ne parle pas » (c’est ce que lui répétait sa grand-mère en un temps où la parole d’un enfant pouvait conduire ses parents dans la tombe), il donne d’emblée au lecteur la clef de son écriture dans Le Veau :
Mo Yan, dans Le Veau (chapitre 1), a écrit:
Le plus embêtant chez un adolescent de ce genre, c’est qu’il […] va toujours se fourrer là où il se passe quelque chose. Quelle que soit la personne qui parle et quoi qu’elle dise, il tend l’oreille et écoute ; qu’il comprenne ou non, il faut qu’il intervienne. Lorsqu’il a entendu ou vu quelque chose, il fait le tour du village et le raconte à tout le monde : […] s’il ne rencontre personne, il parle tout seul, comme si le fait de garder une phrase par devers lui risquait de lui faire exploser la panse.
Cet élément perturbateur au regard candide est un formidable outil de démystification. Il suffit d’une intrigue minimaliste, banale en apparence, la castration de deux veaux et d’un taurillon à la libido précoce, pour dévoiler au lecteur les faux-semblants du maoïsme et lui permettre d’observer, comme à la loupe, l’absurdité du système des communes populaires.
Dans la commune, subdivisée en brigades, tout ou presque est collectivisé, du troupeau aux excréments humains qui servent d’engrais ! Les bêtes de chaque brigade sont donc regroupées et confiées à la garde d’un éleveur qui, ne maîtrisant pas la culture du foin, dépend de la commune de production pour les nourrir en hiver. Faute de fourrage (mais comment aurait-on du fourrage quand on a durablement stérilisé les sols par des labours profonds ?), on en arrive à empêcher la reproduction des vaches (et pas seulement des vaches, « dans l’ancienne société, dira la bouvier, on ne cassait pas les burnes des hommes, dans la nouvelle… »). Car, si les vaches collectivisées meurent, c’est « l’oncle au village grêlé », chef de la brigade, qui sera tenu pour responsable par le secrétaire du Parti de la commune populaire ; or le « camp de rééducation de la pépinière - plutôt aller en enfer –» attend tout « contre-révolutionnaire » accusé de saboter « les moyens de production ». Qu’importe donc que le vétérinaire affirme que le veau – déjà sexuellement actif - mourra dans l’affaire ! Désormais les « paysans pauvres et moyen-pauvres » sont devenus « la classe dirigeante » (certains sont même « directeurs d’école ») et l’intellectuel doit filer doux : « ces temps-ci, les canailles et les fripouilles ont appris à malmener les gens », grommelle le vétérinaire qui s’exécute néanmoins, moitié sous la contrainte du chantage moitié par souci de garder la face. Et puis, quand les hommes crèvent de faim, la castration des veaux est une promesse de ripaille ! Luo Han (le narrateur, double romanesque de Mo Yan) a beau tendrement aimer les veaux, n’ayant pas mangé de viande depuis cinq ans (signe que les conséquences du Grand-bond-en-avant se font toujours sentir), il ne répugnerait pas à un plat de « roustons » sautés à la poêle ! Maître Du, le bouvier, a beau plaider la cause de l’animal, dire qu’il faudrait garder au moins un mâle reproducteur, l’oncle Guan ne veut rien entendre : Double Echine sera bel et bien châtré comme le grand et le petit Luxi….
Les lecteurs de Mo Yan (et, je l’espère ceux du forum), reconnaîtront dans ce court récit un épisode préparatoire de La Dure Loi du Karma, le grand roman des réincarnations dont nous avons longuement parlé ici même. Ils y découvriront, en pointillés, un réquisitoire hilarant et émouvant contre le totalitarisme chinois mais aussi une ode à l’inépuisable fécondité de la vie qui obsède Mo Yan, né en 1955, soit trois ans à peine avant le début de la grande famine (1958-1961) qui a fait entre 30 et 50 millions de morts en Chine...