Mo Yan, dans Le Coureur de fond, a écrit:
Depuis toujours chez nous, le mot « droitier » est synonyme de personne de grande ressource ». Nous pensions que tout problème épineux ici-bas pouvait trouver une solution idéale si on faisait appel à l’un d’eux.
Et pour cause ! pour les villageois « arriérés » de Dayanglan, le camp de Jiaohe est une aubaine ! Y sont réunis des rédacteurs en chef, des chirurgiens, des chanteurs de l’opéra de Pékin, des acteurs, des musiciens, des professeurs d’université, des agronomes, des champions sportifs, des écrivains, bref, tout ce que la province comptait de talents avant que la campagne « antidroitiers » ne fasse des ravages dans l’intelligentzia et dans tous les domaines de l’excellence :
Mo Yan, dans Le Coureur de fond, a écrit:
Mon père disait : « qu’est-ce que vous croyez, c’est pas facile d’être classé de droite. Faut avoir des capacités. »
Pas question pour Mo Yan, bien sûr de s’attaquer frontalement à la politique de Mao mais le texte parle de lui-même :
Mo Yan, dans Le Coureur de fond, a écrit:
Ces droitiers avaient l’air heureux, pas comme ceux d’autres endroits qui, après leur réhabilitation, ne cessaient de se plaindre et décrivaient leur vie de droitier avec force pleurs et en se mouchant, en la qualifiant de temps de ténèbres. […] les nôtres étaient gais et pleins d’optimisme. […] Peut-être que les droitiers cachaient leur douleur en leur for intérieur, pour que nous les villageois ne la voyions pas, oui, c’est sûrement ça.
Bien sûr, les intellectuels et les célébrités sont soumis aux quelques paysans qui, comme la sœur du narrateur, ont eu le privilège (ou la malchance) d’être étiquetés comme tels mais ceux-là savent bien qu’ils n’arrivent pas à la cheville de ceux qu’ils commandent et ne tombent pas vraiment dans le panneau du discours idéologique qu’on tente de leur faire avaler.
Mo Yan, dans Le Coureur de fond, a écrit:
Toutes ces belles phrases sur les paysans moyen-pauvres membres de la classe dirigeante, ce n’étaient que de belles paroles pour rire. Croire que c’était vrai nous exposerait à de graves souffrances.
Seuls de sombres crétins, comme Qian Mandun, nourris des bobards des pseudo-savants qui faisaient florès pendant le Grand-Bond-en-avant et pendant la Révolution Culturelle, croient pouvoir remplacer avantageusement les experts :
Mo Yan, dans Le Coureur de fond, a écrit:
Ce Qian Mandun était détesté à mort par les élèves de l’école élémentaire de Dayanglan. C’était lui qui avait proposé quelques années plus tôt de lancer le mouvement de ramassage de fiente de poulet. Il avait lu dans je ne sais quel journal que les déjections de poulet étaient riches en azote, phosphore, potassium et vitamines, plus divers minéraux et qu’elles étaient par conséquent non seulement le meilleur des engrais au monde, mais aussi le meilleur aliment pour animaux. […] Devant de tels arguments, notre directeur d’école, fantoche et invertébré, avait donné l’ordre de lancer une campagne de collecte. […] Pour chaque livre de fiente ingérée, les cochons engraissaient d’une demi-livre : collecter une livre de fiente revenait donc à produire pour le pays une demi-livre de viande de porc. En outre, les excréments des porcs pouvaient servir à nourrir les poulets, dont la fiente nourrissait les porcs en retour, cela faisait un cycle sans fin, le Grand Cycle de la merde de poulet et de porc.
Seulement voilà, les poules, affolées par les courses-poursuites des élèves en quête de leur quota de fiente journalier, ne pondent plus et sont affligées d’une diarrhée puante….
Sous couvert d’un récit naïf de l’arrestation de sa sœur aînée et du professeur Zhu, dont il dit carrément qu’il était son « héros », Mo Yan dessille les yeux du lecteur et détrône sans vergogne l’autorité du Parti. Ces victimes de hasard ne doivent leur triste qu’aux exigences des quotas : il fallait un droitier dans l’école et, comme le directeur n’en trouvait aucun, le Parti a dépêché sur place un « as de la traque aux opportunistes de droite » et « quatre gardes-chiourme » pour les débusquer. Après avoir fait défiler devant lui tous les professeurs et tous les élèves, l’as de la révolution désigne comme droitiers ceux qui ont posé le pied droit avant le pied gauche. C’est ainsi que les malheureux se retrouvent mêlés aux contre-révolutionnaires patentés. La résistance de la jeune écolière, qui fait perdre la face aux cadres révolutionnaires, donne lieu à un épisode aussi hilarant qu’émouvant, dans lequel Mo Yan, jouant encore une fois avec l’interdit de la parole qu’on entend dans son nom, se joue de la censure :
Mo Yan, dans Le Coureur de fond, a écrit:
Ma sœur aimait jurer depuis qu’elle était petite, dire des gros mots, son vocabulaire en la matière était riche et fleuri, je n’ose pas reproduire ici exactement ses mots, de peur de vous polluer la vue. D’ailleurs dans les mots qu’elle inventait pour injurier les gens, beaucoup ne devaient pas se trouver dans le grand dictionnaire Ci Hai et même si je voulais écrire exactement ce qu’elle disait, je ne pourrais pas. […] Au début, tout le monde se tenait droit, l’air grave et sérieux, mais les gens ne purent se retenir longtemps. Quelqu’un commença à rire, et tout le monde fut pris de fou rire.
« Pour ce que le rire est le propre de l’homme », disait Rabelais qui eut, lui aussi, maille à partir avec la censure de son temps. Mais il y a rire et rire, celui du père de l'écolière est le rire d'un lâche, qui n'ose se désolidariser des bourreaux :« Allez-y, frappez, frappez à mort ! ça fait longtemps qu'on n'en veut plus de cette gosse !» ; à l'inverse, l'amour de la mère triomphe de la peur du Parti : « Tu n'en veux peut-être plus, mais moi si...» . De telles répliques, dont on a le sentiment qu'elles ont réellement été prononcées par les parents de Mo Yan, sont grosses de sens et disent la terreur que pouvaient éprouver les villageois pour les cadres de la Révolution Culturelle.
Mo Yan dédie son livre à son maître d’école qui a très tôt repéré en lui une graine d’écrivain dans l'une de ses devoirs et à ces droitiers auxquels il doit tant, l’un qui a confirmé le pronostic de son maître, un autre qui a écrit une lettre de recommandation au rédacteur en chef du journal provincial (qui publiera effectivement une partie de sa rédaction) et eux tous qui ont été pour lui des professeurs d’exception. Dans cette période de crétinisation massive qu’a été la Révolution Culturelle (les événements du récit se déroulent en 1968), Mo Yan a trouvé au laojiao la meilleure des universités :
Mo Yan, dans Le Coureur de fond, a écrit:
Parfois, lorsque nous étions fatigués de jouer, nous les entourions et nous les écoutions deviser. Leurs propos étaient assez différents de ceux de nos vieux, et en les écoutant nous apprenions et nous grandissions. Lorsque j’entrai plus tard dans l’armée, j’ai souvent surpris mon auditoire par ma façon de parler, mon vocabulaire, au grand dam de mon chef d’escouade ou de mon chef de section : comment un fils de paysan sans éducation pouvait –il avoir autant de connaissances ? Comment auraient-ils pu savoir que j’avais reçu une éducation de haut niveau sous la pile d’un pont, sur l’astronomie et la géographie, sur la Chine et sur l’étranger, sur les poèmes Tang et la poésie des Song, sur Zhao Dan et Bai Yang, sur le Chant de la jeunesse et sur La Toundra, sur l’hybridation du blé ou les semences de tomates….
Il va sans dire que ni la poésie des Tang et des Song, ni Zhao Dan et Bai Yang (deux acteurs d’avant la Libération) n’étaient en odeur de sainteté en ces années-là tandis que Le Chant de la jeunesse et La Toundra appartiennent de droit au réalisme socialiste….
Vous l’aurez compris, cette petite nouvelle de Mo Yan, comme Le Veau qui figure dans le même recueil, est pour moi un grand livre, que j’espère vous avoir donné envie de lire…. la traduction, je l'ajoute, est remarquable !