Mo Yan : Le Radis de cristal

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Mo Yan : Le Radis de cristal

Messagepar laoshi » 10 Mars 2014, 09:30

:ec16: Je viens de lire Le Radis de cristal et Le Déluge, deux nouvelles précoces de Mo Yan traduites par Pascale Wei-Guinot et Wei Xiaoping chez Picquier poche (prix éditeur : 6€50). Ce ne sont pas les premières nouvelles de Mo Yan ; Pluie diluvienne sur une nuit de printemps, qui date de 1981, n’est toujours pas traduit. Ces deux récits constituent néanmoins une pierre de touche idéale pour mesurer l’évolution du style de Mo Yan. S’il reste tributaire du « réalisme socialiste », l’on y distingue déjà les prémices du « réalisme magique » qui fera son succès en Occident. On y décèle aussi, surtout dans Le Radis de cristal, son audace et son esprit critique pour peu qu’on décrypte la symbolique du récit.

L’histoire de 黑孩儿 [hēi hái er], « Noiraud », un garçonnet d’environ dix ans, malingre, solitaire et silencieux, semble fortement autobiographique. Son nom, littéralement « l’enfant noir », rappelle la situation de paria qui fut celle de Mo Yan pendant la Révolution culturelle (l’adjectif « noir » désignait alors la pire catégorie de contre-révolutionnaires). Considéré comme « mauvais élément » du fait de ses origines de classe (son grand-père, avait, semble-t-il, été classé parmi les « paysans riches » du seul fait qu’il possédait deux mules), Mo Yan, privé d’école dès 1966, dut attendre d’intégrer l’armée, en 1976, pour rattraper son retard.

Noiraud dont le père, « possédé par les mauvais esprits », s’est enfui dans le Nord-est, vit avec une marâtre - incarnation du régime que l’on retrouvera dans Quarante-et-un coups de canon. « Sur son échine, deux grandes cicatrices » témoignent des mauvais traitements qu’elle inflige à l’enfant ; on y devine le Grand-Bond-en-avant et la Révolution culturelle, les deux blessures dont l’ombre plane sur l’enfance et la jeunesse de Mo Yan. Que cette marâtre – ivrogne et prostituée à ses heures -, échange des « patates douces séchées contre du vin » (le mot employé par le romancier, [jiǔ] est un terme générique désignant l’alcool blanc ou le vin de céréale) alors que « la famille souffre de la famine depuis trois générations » n’est pas un hasard : comme on l'apprend dans Stèles, Mao, qui adorait le Maotaï, n'a jamais accepté qu'on affecte les céréales utilisées dans la production de cet alcool à la nourriture des « masses »…. « Avant la fondation de la République populaire, en cas de catastrophe naturelle, écrit Yang Jisheng, le gouvernement ordonnait l'arrêt de la production ; pendant ces années de terrible famine, alors que la terre était jonchée de cadavres, la production de maotaï a battu un record historique ! ».

Pieds nus, torse nu, vêtu d’un simple caleçon en plein hiver, avec « une très grosse tête » et un cou de poulet, Noiraud a tout du petit affamé qu’a été le petit Mo Yan, né en 1955, à la veille de la Grande Famine : « Cette énorme caboche difficile à soutenir semblait vouloir basculer dans le vide à tout moment », écrit le romancier dans un douloureux autoportrait. La réquisition des travailleurs pour « élargir la vanne de retenue des eaux derrière le village » évoque les chantiers hydrauliques dans lesquels furent mobilisés tant de Chinois pendant cette période maudite : « De vraies crapules, ces bâtards de la commune ! Aujourd’hui ils nous prennent deux maçons, demain ce sera deux charpentiers, toute notre force de travail est en train de s’envoler !», s’emporte le chef d’équipe chargé de la réquisition tandis que l’adjoint-chef Liu, convaincu que « l’hydraulique était l’élément essentiel de l’agriculture », répète docilement le catéchisme du Parti. Et les enfants ne sont pas épargnés par ce travail de bagnard. A défaut d’être réellement efficace, Noiraud fera l’affaire pour remplir les quotas. Il gagnera du même coup quelques « points de travail » en cassant des cailloux ou en faisant semblant : « de toute manière, l’expérience prouve que les travaux entrepris par la commune ne sont que des attrape-nigauds », dit un personnage. Les champs de chanvre, « d’une densité rare », dont les feuilles, « entremêlées les unes aux autres » cachent quelques « tiges encore bien espacées », rappellent le système catastrophique du « semé-serré » : « là où l’on avait semé serré, les tiges n’étaient pas plus grosses qu’un crayon ; là où les graines avaient été particulièrement espacées, elles étaient de l’épaisseur d’un manche de faucille voire même d’un bras »…. (p. 106) Les travailleurs venus des villages éloignés vivront bien évidemment à la dure, ils dormiront sous les voûtes du barrage et mangeront à la cantine tandis que le chef, 刘太阳 [liú tài yang] (littéralement « vaincre le soleil », défi maoïste s’il en est !) jouissant du privilège d’avoir sa « propre monture », en l’occurrence un vélo, sera dispensé de ces conditions de vie spartiate….

C’est sur le chantier que Noiraud rencontre Chrysanthème, dont il tombe amoureux avec la candeur de ses dix ans. Compatissante, la jeune fille se prend d’affection pour ce petit garçon mystérieux qui ne dit pas un mot. Pourtant, lui assure 石匠 Shijiang, « le tailleur de pierres », « à quatre ou cinq ans, ses paroles étaient une véritable cascade de pois dans un bambou creux – gada-gada-gada-gada – mais par la suite, elles s’étaient faites de plus en plus rares. » Cette logorrhée incontrôlable, étrangement tarie, rappelle la campagne des Cent fleurs lancée après la première période de collectivisation à marche forcée dont l’échec venait de fragiliser Mao au sein du Parti. « Que cent fleurs s’épanouissent et que cent écoles de pensée rivalisent », avait-il proclamé le 2 mai 1956. Le 27 février 1957, ce qui n’était jusqu’alors qu’une libéralisation timide de la vie intellectuelle se transforma en appel explicite à la critique du Parti. Mais « les petites pluies étant devenues des ouragans », Mao décida dès le 8 juin une purge de grande ampleur ; du jour au lendemain, il fallut trouver 5% de « droitiers » dans chaque unité de travail, dans chaque cellule du Parti. Avec les familles, cela représente quelque 3 millions de victimes ! On comprend que Noiraud ait intériorisé l’interdit de la parole auquel Mo Yan (littéralement « pas un mot ») doit son nom de plume : « Il avait de plus en plus souvent l’air absent des statues de marbre sans que personne sache ce qui le préoccupait. »

Privé du langage, l’enfant se réfugie dans une intériorité quasiment autistique : devenu insensible à la douleur, à l’eau glacée, à la brûlure d’un fer incandescent tout juste sorti de la forge, il développe une sensibilité exacerbée aux moindres bruits de la nature, aux plus infimes frôlements des végétaux ou au langage silencieux des bêtes. Un jeu d’onomatopées, caractéristique du style de Mo Yan, rend au plus près la magie de ces sonorités sans nom : « shualala » font les tiges de chanvre (p. 110) qui se frôlent sous le vent, « klong, klong » font les patates douces tombant dans le seau de fer blanc…. L’univers onirique de l’enfance, combiné avec un sens de l’observation hors-pair, donne au roman sa poésie tour à tour émouvante, poignante ou inquiétante : « deux rayons bleus filtr[ant] à travers des feuilles jaunes, feuilles dansantes comme un ballet de moineaux dorés, moineaux que l’on prendrait volontiers pour des ailes de phalènes », zèbrent les corps de Chrysanthème et de Shijiang cachés au milieu des chanvres (pp. 110-111) et révèlent à Noiraud les mystères de l’amour ; un radis roulant dans la limaille de fer, brillant à la lumière de la lune sur l’enclume, et c’est toute la magie des contes de fées qui l’emporte loin des besognes harassantes du chantier : la perte de son talisman le laissera inconsolable.

Les figures prométhéennes de la forge, profondément ambivalentes, appartiennent à cet imaginaire de l’enfance où le mythe s’empare du réel pour en révéler la part merveilleuse ou la part maudite. Le maître-forgeron, bienveillant et sensible, semble doté d’un pouvoir maléfique : « Son avant-bras était marqué d’une cicatrice violette, ronde et boursoufflée au centre. Bien qu’elle n’eût pas grand-chose d’un œil, Shijiang avait le sentiment étrange qu’elle le fixait du regard. Une grimace se dessina sur son visage alors qu’il sortait de l’antre, à demi hébété, comme frappé par le mauvais sort. On ne le revit pas de tout l’après-midi. » Quant à son apprenti, 独眼龙 [dú yǎn lóng], littéralement « Dragon-borgne », c’est un cyclope infernal incarnant les forces du ressentiment et de la haine qui règnent sous le soleil de Mao (le Dragon est le symbole de l’Empereur). Il n’y voit que d’un œil, le gauche, évidemment : « sa pupille droite était recouverte d’un leucome couleur œuf de canard. Une longue utilisation exclusive de son œil gauche lui faisait pencher la tête à droite ». « Aveugle d’un œil », il usurpe le savoir-faire de son vieux maître : tous les outils qu’il forge dans « son antre », comme « emporté par le diable », sont inutilisables, à l’image de l’acier qui sortait des hauts-fourneaux de fortune installés un peu partout pendant le Grand-Bond-en-avant. Reste que Mo Yan, comme Noiraud, est fasciné par le savoir-faire de ces vulcains des temps modernes, dont l’image dansante se détache sur la clarté incandescente de la forge :


Mo Yan, dans Le Radis de cristal, p. 56, a écrit:

En silhouette pourpre, on voyait le maître forgeron avec sa grande pince retirer des flammes un poinçon d’acier blanchi. Des étincelles éblouissantes jaillirent de la pointe. Le vieux maître posa le poinçon sur l’enclume et en martela les bords. Un son clinquant lui parvient en retour. La pince dans la main gauche, il culbutait le poinçon à volonté. A droite, le petit marteau frappait d’un rythme soutenu l’outil en acier. Là où le petit marteau frappait, le forgeron borgne laissait tomber sa masse de dix-huit livres. La cadence que donnait le vieux était celle à laquelle une poule picore, mais le jeune manœuvrait toujours dans le temps. Un courant chaud et homogène naissait au fond de l’antre. Au milieu de tous ces bruits à vous donner des frissons, le poinçon laissait échapper des étoiles qui faisaient fondre les tissus cirés, protection des forgerons.


:ec19: La figure de la forgeronne Guan Lüshi dans Beaux Seins, belles fesses, celle du maréchal-ferrant-forgeron dans La Dure Loi du Karma sont déjà en germe dans cette description matricielle des maîtres du feu, visiblement influencée par L’Assommoir. Déjà, « les poils noirs des narines du forgeron », que « titill[ent] au passage deux colonnes de fumée blanche » traversant « l’atmosphère noircie de l’atelier», annoncent les vues en gros plan et les métaphores du Pays de l’alcool et de La Dure Loi du Karma. Déjà « un jeune bras à la chair tendre », mordu par le petit Noiraud, donne à Dragon-borgne l’envie de le « dévorer comme un concombre » et anticipe les banquets cannibales du Pays de l’alcool. L’univers polyphonique des récits de Mo Yan, leur structure contrapuntique, superbement développée dans La Mélopée de l’ail paradisiaque ou dans Le Supplice du Santal, est déjà ébauchée dans l’air d’opéra étrange (l’opéra à voix de chat du Shandong) que le vieux forgeron « refoule au fin fond de lui-même », craignant sans doute de transgresser les interdits esthétiques du régime. Commencé sous le signe du Grand-Bond-en avant, le roman se referme en effet sur des violences qui évoquent, au-delà de la rivalité amoureuse de Shijiang et de Dragon-borgne, les luttes fratricides de la Révolution culturelle.

Admirable récit, en apparence très simple, à lire absolument !
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Radis ou carotte ?

Messagepar laoshi » 12 Mars 2014, 08:04

Une petit problème de traduction : le titre chinois, 红萝 [tòu míng de hóng luó bo] ; le mot 红萝 [hóng luó bo] signifie ordinairement "carotte" ; "radis" se dit plutôt 红萝 [xiǎo hóng luó bo] ; quand on cherche les images correspondant à ce mot en chinois sur internet ce sont d'ailleurs des images de carottes qu'on trouve à la pelle ; de rares images de radis sont proposées.

La description de cette racine merveilleuse est elle aussi peu compatible avec l'idée de radis : "La forme et la taille de ce radis le faisait ressembler à une poire juteuse de Laiyang. Il se terminait par une longue queue pourvue de quelques poils dorés comme ceux des moutons". (p. 93) Les fanes, "vertes et noires", semblent bien légères pour des fanes de radis : "leur dentelle laissait passer les rayons du soleil qui éclairaient un vaste paysage de têtes rouges", écrit Mo Yan ; plus loin, il les compare à une "longue chevelure noire ondulant à la manière des queues d'oiseaux" (p. 108). L'usage qu'en font les forgerons, qui les croquent en buvant de l'alcool et en mangeant des patates douces, me semble également étonnant pour des radis : je pense que les radis tuent plutôt le goût de l'alcool.

Je me demande donc s'il ne faudrait pas mieux traduire par "la carotte étincelante", mais il est vrai que ce titre serait beaucoup moins élégant. La couverture du livre de Mo Yan représente d'ailleurs bien des radis.


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Mo Yan : un vol de carotte

Messagepar laoshi » 28 Mai 2015, 09:00

En lisant Dépasser le pays natal, je me rends compte que c'est bien de carotte, comme je le pensais, et non de radis qu'il s'agit :

Mo Yan, dans Le Pays natal, c'est le vécu, le sixième chapitre de Dépasser le pays natal, a écrit:

Pendant la Révolution culturelle, l'automne de mes douze ans, j'ai travaillé comme manœuvre sur le chantier d'un pont, au début, je cassais des pierres puis j'ai actionné le soufflet pour un forgeron. Par un midi radieux, tandis que forgerons et tailleurs de pierre faisaient la sieste, allongés sous le pont, entre les piles du bord, ne pouvant plus supporter les affres de la faim, je me suis glissé dans le champ de carottes de l'équipe de production, j'en ai arraché une. Alors que j'allais la manger, je fus pincé par un paysan pauvre. Il me rossa, puis m'entraîna vers le chantier. Comme je refusais de le suivre, il eut la présence d'esprit de m'arracher les chaussures presque neuves que je portais et de les confier au chef de chantier. Il faisait presque nuit, comme j'avais peur de me faire corriger à la maison pour la perte de mes chaussures, je n'eus d'autre solution que d'aller voir le chef de chantier pour les récupérer. Ce dernier ressemblait à un singe. Il convoqua les équipes devant le pont et me demanda de confesser ma faute au président Mao. Il y avait plus de deux cents personnes debout, masse dense et sombre. Le soleil se couchait, la moitié du ciel rougeoyait, on se serait cru dans un rêve. Le chef accrocha le portrait du Président Mao afin que je me confesse.
En pleurs, je m'agenouillai devant le portrait et dit en hoquetant :
'Président Mao... j'ai volé une carotte... j'ai péché... je mérite mille morts...'
Les travailleurs réquisitionnés sur le chantier gardaient la tête baissée, sans piper mot.
Le chef Zhang déclara : "Ta contrition est assez profonde, je te fais grâce."
Le chef me rendit mes chaussures.


La correction que l'enfant reçoit à la maison est insoutenable ; elle témoigne tout autant que l'attitude des 200 personnes qui assistent à cette autocritique cruelle sans piper mot, de la terreur dans laquelle vivaient les Chinois sous la Révolution culturelle. Mo Yan la raconte dans La Rivière tarie, un des contes de L'Enfant de fer.
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