Zhang Yihe et les femmes damnées du laogai

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Zhang Yihe et les femmes damnées du laogai

Messagepar laoshi » 22 Fév 2015, 13:58

Je viens de découvrir un auteur chinois dont je n’avais encore jamais entendu parler : Zhang Yihe, 诒和 [zhāng yíhé] (un nom prédestiné : « donner l’harmonie » ou « la bienveillance » « en héritage »). Zhang Yihe, aujourd’hui âgée de 75 ans, n’a commencé son œuvre romanesque qu’après sa retraite, avec Madame Liu, qui inaugure sa trilogie (bientôt sa quadrilogie ?) sur les femmes du laogai pendant la Révolution Culturelle ; suivront Madame Zhang et Madame Zou, dans une belle traduction de Francis Sastourné (à qui l’on doit aussi la traduction du Clan du Sorgho rouge, de Mo Yan).

A l’évidence, Madame Zou est un roman largement autobiographique. L’héroïne, Zhang Yuhe - comme Zhang Yihe -, a été condamnée à vingt ans de camp (en 1968) pour avoir critiqué Jiang Qing dans son journal intime. Spécialiste de l’opéra, Zhang Yihe ne pouvait en effet cautionner ces œuvres affligeantes dont Zhang Yimou donne un exemple dans Coming Home et dont Mo Yan se moque dans La Dure Loi du Karma.

Libérée en 1978, Zhang Yihe n’en avait pas fini pour autant avec la censure. Le premier roman de la série, Madame Liu,
[Liú Shìnǚ], consacré à une détenue qui avait tué son mari, avait découpé son corps et l’avait mis au saloir, fut interdit après avoir rencontré un vif succès non seulement auprès du public mais aussi de la critique. Pour les autorités, ce livre qui donnait un visage singulier aux détenues du laogai et leur redonnait, y compris aux plus monstrueuses, une identité sociale (le mot « Shì », dans [shìnǚ], est un terme de politesse respectueuse qui n’avait plus cours pendant la révolution culturelle), était intolérable pour ce qu’il révélait de la violence du camp où les prisonnières politiques étaient mêlées aux criminelles de droit commun.

Le deuxième volet de cette « série des criminelles », Madame Yang,
, [Yáng Shìnǚ], en partie disponible sur Google Books, évoque la condition des femmes chinoises forcées d’accepter le mari que leur imposent les contraintes politiques. Madame Yang raconte l’amour impossible d’une jeune paysanne pour un fils de propriétaire foncier, He Wuji, catalogué comme « mauvais élément » et l’humiliation à laquelle la condamne un mariage arrangé avec un soldat de l’Armée Populaire de Libération. Condamnée à 20 ans de travaux forcés après le meurtre de son mari par He Wuji, Madame Yang devient la proie du directeur du camp. L’une des conséquences de la Révolution culturelle a en effet été de multiplier les abus sexuels à l’égard des « jeunes instruites » et des détenues du laogai. Un sujet délicat dans la Chine post-maoïste…

Madame Zou,
, [Zōu Shinǚ], le seul roman de la série que j’aie lu en entier, est infiniment plus doux en apparence. Il est consacré aux amours interdites qui naissent fatalement entre femmes dans l’univers carcéral et à la terrible répression qui s’exerce sur les « femmes damnées ». Violence des gardes-chiourme évidemment, mais aussi violence des codétenues qui exorcisent leurs propres frustrations sexuelles dans la persécution des « coupables ». Curieusement, c’est l’enfermement et la rencontre de Zou Jintu (« Madame Zou ») qui révèlent l’héroïne, Zhang Yuhe, à elle-même. Car cet amour est vécu non comme un pis-aller mais comme une évidence, un émerveillement du cœur et des sens. Le sujet, on le voit, est plutôt audacieux dans une Chine où la représentation de l’homosexualité est, sinon interdite, du moins déconseillée.

Le roman, écrit sur le ton presque irréel du conte (on est loin de Liao Yiwu et de Dans l’Empire des Ténèbres), dévoile une insupportable réalité : réalité des règlements interdisant toute bienveillance entre les détenues, réalité sadique des châtiments, réalité criminelle des travaux forcés auxquels sont soumises les prisonnières par et pour des cadres corrompus. La remontée de troncs d’arbre attachés sur le dos des martyres du laogai, condamnées à basculer dans l’abîme au moindre faux-pas, est terrifiante.

On découvre, à travers ces destins de femmes, la Chine rurale d’avant Mao, avec ses villages tout bruissants « de cris d’animaux, de bruits de sabots » au crépuscule, envahis « de fumées et de fumets » de cuisine », réduits à la désolation par le Grand-Bond-en-avant ; Zou Jintu, orpheline démunie devenue du jour au lendemain fille de « paysan riche » par le miracle de « la lutte des classes », incarne à elle seule l’absurdité de ce « communisme » auquel les paysans ne comprennent rien. Autre portrait de femme émouvant, celui de la chrétienne de Macao, Chen Huilian, dénoncée par sa propre fille, qu’elle a sauvée de la faim, et que l’on traîne mourante, en pleine nuit, dans la cour, pour qu’elle assiste au supplice des « canards mandarins ligotés »
鸳鸯 [yuān yāng bǎng]…

Zhang Yihe redonne ainsi une existence à ces femmes sans voix dont, seule lettrée du camp, elle a recueilli la parole, sur ordre, pour constituer leur dossier administratif.

Comme le lui avait demandé son père, le célèbre « droitier » Zhang Bojun,
, condamné en 1957 pour avoir réclamé la démocratie dès 1927, Zhang Yihe, en effet, n’a cessé de lutter contre l’oubli. Son premier livre de témoignage, Un passé qui ne part pas en fumée, 事并不 [wǎngshì bìngbù rú], publié en 2004, était consacré aux intellectuels de la génération de son père, victimes des persécutions maoïstes.

Mais c’est surtout aux acteurs de l’opéra de Pékin, comme Ma Lianlang (
连良), mort en 1966, et Mei Lanfang, que Zhang Yihe rend hommage, en 2005 avec [yīzhèn fēng, liúxià le qiān gǔ jué chàng], « Une bourrasque de vent a laissé derrière elle des milliers de chants des temps anciens », et, en 2006, avec 伶人 [líng rén wǎng shì], Vieilles Histoires d’acteurs d’opéra.

Selon Brigitte Duzan, dont je vous recommande le superbe site littéraire, cette filiation n’est pas étrangère à la censure dont souffrent les œuvres de Zhang Yihe, qui revendique avec courage la liberté d’expression garantie, en principe par la Constitution chinoise.
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