Mo Yan, Le Chantier

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Mo Yan, Le Chantier

Messagepar laoshi » 04 Sep 2015, 18:12

:ec19: Je viens de relire un court roman de Mo Yan, Le Chantier. Récit glaçant d’un univers carcéral en plein air, où les détenus d’un camp de rééducation par le travail construisent une route qui semble ne mener nulle part.

Le récit commence par l’arrivée d’une troupe d’enfants sur le chantier. Ils sont venus « prêcher la pensée de Mao Zedong » aux « camarades travailleurs civils révolutionnaires », euphémisme maoïste désignant les prisonniers du laogai au temps de la Révolution culturelle. Comme Le Radis de Cristal, qui évoque le temps où Mo Yan a travaillé comme casseur de pierres puis comme apprenti forgeron dans une commune populaire, Le Chantier a une dimension autobiographique :


Mo Yan, dans Dépasser le pays natal, a écrit:
Alors que j’étais à l’école primaire, j’ai participé à une équipe de propagande artistique et littéraire ; tous les soirs, nous allions donner des représentations dans les villages éloignés.

Ces enfants, inconscients des enjeux politiques qui déchirent les adultes, vivent la Révolution culturelle dans un « enthousiasme festif » :

Mo Yan, dans Dépasser le pays natal, a écrit:
[...] en dépit de la faim qui me tenaillait, je m’amusais. […] Les adultes avaient le cœur lourd d’inquiétude. Mais les enfants, eux, gardaient tout leur dynamisme, avec un porte-voix en tôle roulée, ils criaient des slogans par les rues à en avoir la voix cassée. […] un jour une brigade de combat, le lendemain une autre, et que je courre par-ci, et que je fuis par-là, que je fasse la révolution […]

Bien sûr, « les petits généraux révolutionnaires » ont barre sur les détenus et même sur les cadres du camp qui n’osent piper mot :

Mo Yan, dans Le Chantier, a écrit:
« — Je suis Gao Xiangyang chef de la brigade de diffusion de la pensée de Mao Zedong de l’école primaire de Masang, vice-président du comité révolutionnaire de cette même école. […] C’est toi le responsable ? […]
— Oui, oui, c’est moi. Le commandant Guo m’a nommé chef de la brigade de voirie par intérim.
— T’appelles ? demande sèchement le gamin.
— Yang, Yang Liujiu.
— Chef de brigade Yang, je représente le comité révolutionnaire de l’école primaire Masang et viens prêcher la pensée de Mao Zedong aux camarades travailleurs civils révolutionnaires. Tu voudras bien prendre des dispositions pour qu’ils assistent à une représentation.
— Camarades travailleurs civils révolutionnaires, dit Yang Liujiu, approchez ! Vous allez assister au spectacle donné par les petits généraux révolutionnaires. »
Les ouvriers s’approchent sans grand enthousiasme.
Gao Xiangyang retourne se placer devant ses troupes et ordonne à la fanfare de jouer, puis, après avoir reniflé bruyamment la morve qui coule de son nez, il s’adresse aux ouvriers : « Notre grand dirigeant le président Mao nous a enseigné que “notre art et notre littérature sont destinés aux larges masses populaires, et tout d’abord aux ouvriers, aux paysans et aux soldats. Les œuvres doivent être créées à leur intention, à leur usage. Point”. La représentation donnée par l’équipe de diffusion de la pensée de Mao Zedong de l’école primaire de Masang va commencer. Le programme débute avec la pièce Le vieux couple étudie les citations de Mao. »

On voit l'habileté de Mo Yan : mettre les directives littéraires et artistiques de Mao (la fameuse conférence de Yan'an) dans la bouche des enfants, c'est évidemment en dénoncer le caractère profondément infantile et dénoncer du même coup l'indigence des "créations" faites dans cette optique : la pièce jouée par les enfants, où les citations de Mao sont la panacée de tous les maux, en est le parfait exemple.

Le récit se terminera sur une scène en miroir, « l’équipe de propagande de l’école primaire de Masang » venant « réconforter les ouvriers » du même chantier. Entretemps, la route aura été goudronnée, les techniques se seront modernisées, les ouvriers n’auront plus à tirer le rouleau compresseur à dos d’homme et les relations entre adultes et enfants auront été pacifiées mais le camp n’aura pas disparu… et les prisonniers n'auront pas été libérés.

Le temps du roman est complexe, comme souvent chez Mo Yan. A travers le passé des détenus, c'est toutes les tragédies qui bouleversent la Chine depuis la réforme agraire de 1950 qui affleurent dans le texte. Car Mo Yan rend à chacun, y compris aux droits communs, leur part d'humanité, qu'ils soient voleurs de chiens ou détrousseurs de cadavres, qu'ils aient été condamnés à tort, comme le cuisinier Liu, ou qu'ils soient de fieffées crapules. Et c’est tous les thèmes des romans de Mo Yan qui s’esquissent dans ce court récit, les amours contrariées de Gao Ma et de Jinjiu dans La Mélopée de l’ail paradisiaque, le suicide des paysans désespérés avalant des pesticides de La Joie, la boucherie canine du Supplice de Santal etc.

On mesure à lire ce texte l'injustice qu'il y a à vouloir juger Mo Yan selon des critères purement idéologiques : la construction du récit, avec ses flash-back imbriqués, le jeu des éclairages et le sens cinématographique de la description, l'originalité des métaphores démontrent le génie littéraire de Mo Yan.

Le passé récent émerge d'abord en contrepoint d'une formidable partie de cartes : Sun Ba et Bai Laishu, éclairés par une lampe-tempête, apparaissent et disparaissent du champ visuel du chef Yang Liujiu, plongé dans un demi-sommeil, et sa conscience se réfugie dans ses souvenirs ou bien retourne brutalement dans le présent au gré de ces oscillations de la perception. Du grand art ! Il faut voir aussi, par exemple, comment le cuisinier Liu devine la progression d'une intrigue amoureuse aux rapprochements suspects d'un fichu rouge (celui que porte la belle Huixiu), et d'une serviette blanche (celle dont le camarade Wu Dong a entouré son cou) :


Mo Yan, dans Le Chantier, a écrit:
Derrière la vitre de la cabine, il aperçoit une tache rouge vif. Ce rouge lui met l’esprit sens dessus dessous. Des gosses sortis on ne sait d’où, semblables à des sauterelles, suivent le rouleau compresseur en sautant et gambadant. Là où passe l’engin, le terrain devient plat et uni comme une pierre à aiguiser. Ça bouge dans la cabine, des bras s’entremêlent. Le fichu rouge se retrouve plusieurs fois tout contre le foulard blanc pour s’en éloigner bien vite. Après ce moment de confusion, il voit que le foulard blanc et le fichu rouge ont échangé leur place. Le compresseur avance maintenant de travers, il laisse des ornières inégales semblables à de gros vers.

La serviette blanche est évidemment un signe distinctif dans l'univers maoïste officiellement égalitaire dont Mo Yan restitue les codes étranges ; Huixiu est séduite par un cadre, comme sa mère l'a été avant elle par un petit gars portant un stylo accroché à la poche de poitrine de sa veste et trois trombones recourbés à son col... Mo Yan décrit la culture matérielle de la Chine communiste, avec ses jeux de cartes interdits, comme "le trente et un", que poursuit "la Sécurité" et qui mène tout droit au laogai, ses paquets de cigarettes bon marché ou prestigieux :

Mo Yan, dans Le Chantier, a écrit:
« Sun Ba, dit Lai Shu sous la lampe, t’as encore perdu ! Soixante-seize cigarettes. Ça fera bientôt quatre paquets. Pas des paquets à neuf centimes. Je veux ceux où l’on voit ces femmes soldats sur une jambe, en train de tirer. » Il sait ce que Lai Shu entend par là. Ce sont des cigarettes de la marque Hongwu.Sur le paquet est représenté le Détachement féminin rouge. Les femmes soldats sont vêtues de pantalons courts. Elles sont en équilibre sur une jambe, l’autre est en arabesque. Le cou fier, la poitrine haute et ferme pointée en avant, les bras tendus, elles brandissent un pistolet auquel est attaché un ruban de crêpe rouge.

Au-delà de la tragédie de l'histoire et de la violence du camp, c'est toute une société qui nous est donnée dans ces quelques dizaines de pages avec ses croyances, ses rituels funéraires, le chant des pleureuses, le badinage amoureux et ses codes à double entente, le folklore obscène des enfants dénonçant les cocuages dans leurs chansons.... et comme souvent, Mo Yan confie aux animaux - en l'occurrence au chien que Sun Ba tient au bout de son hameçon dans une scène d'une insupportable cruauté -, ce que les hommes ne peuvent dire :

Mo Yan, dans Le Chantier, a écrit:
« Nous avons été dupés pendant des générations entières, il faut en finir avec ces jours maudits. Vous vous êtes emplis la panse à nos dépens des milliers et des milliers de fois, voilà le moment de vous rendre la monnaie de votre pièce, espèces d’enculés que vous êtes ! »

A lire absolument !
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Re: Mo Yan, Le Chantier

Messagepar mandarine » 05 Sep 2015, 21:03

Je vais le relire .
Les autorités de votre pays,qui elles aussi pensent forcément à leurs intérêts,ne manqueront pas de comprendre combien le type de célébrité que leur vaut la persécution de personnes telles que vous les dessert Vaclav Havel à Liu Xiaobo
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