
Sous l’apparence d’un roman d’anticipation, le livre de Chan Koonchung, Les Années fastes, brosse un tableau satirique de la Chine d’aujourd’hui.
Le roman commence en 2013, dans une Chine en pleine euphorie, en plein « Shengsi » : l’expression « Shengsi », qui apparaît de plus en plus souvent dans la presse pour désigner la Chine contemporaine, désigne une « ère de prospérité », « l'âge d’or » des temps glorieux de l’histoire chinoise, tel que l'ont connu par exemple les dynasties Han et Tang, dit Chan Koonchung :
la dernière fois qu’on a utilisée cette expression, c’était à propos de deux empereurs au XVIII° siècle, […] mais voilà qu’en 2008, un jour que j’allais à la poste de mon quartier, j’ai vu un grand bandeau sur la façade proclamer « l’âge de la prospérité ».
Le narrateur du roman, Lao Chen, né à Taïwan, comme l’auteur, a vécu comme lui à Hong-Kong mais il s’est installé à Pékin dans le lotissement n°2 du « village du Bonheur ». Il partage le sentiment d’euphorie qui règne dans cette « société harmonieuse» où le Parti ne rencontre plus aucune opposition, où le peuple, vivant dans la première puissance économique mondiale, adhère au système qui lui procure une réelle aisance matérielle. La Chine de 2013 est en effet celle des « années fastes » : « aujourd’hui, tout le monde s’accorde à dire qu’il n’y a pas de meilleur endroit au monde que la Chine », affirme-t-il.
Le « meilleur des mondes » chinois est pourtant un leurre et le roman décrit la douloureuse prise de conscience du narrateur confronté au dévoilement de la réalité qui se cache derrière les apparences. Lao Chen incarne la majorité des Chinois qui se satisfont du bien-être matériel dont ils jouissent aujourd’hui, au prix d’une amnésie revendiquée comme telle : « voilà, ça suffit pour nous, c’est assez bon, disent-ils, il ne faut pas regarder en arrière, le passé est trop douloureux et par rapport au passé on est quasiment au paradis ». Et il est vrai que, pour ceux qui abdiquent tout esprit critique, le pouvoir est généreux : « l’Etat récompense ceux qui l’écoutent et qui le suivent, surtout les intellectuels et les universitaires ; ils pourront, par exemple, envoyer leurs enfants étudier à l’étranger » ; pour éviter de bousculer l’ordre établi et d’encourir les foudres de la répression, « la plupart choisissent un domaine très circonscrit », évitant soigneusement les sujets qui fâchent : « on n’a pas de conscience politique, on laisse l’Etat faire ce qu’il doit faire et on fait ses petites affaires de l’autre côté »… Pour les rares intellectuels et autres dissidents qui ne jouent pas le jeu, la vie sera tout autre, non seulement ils risquent d’avoir de gros problèmes, de mener une vie « tout à fait misérable », mais ils seront encore punis dans leurs enfants : « ils ne pourront pas envoyer leurs enfants étudier à l’étranger ou même dans une école à peu près correcte en Chine. »
Ces francs tireurs sont incarnés, dans le roman, par quelques marginaux, deux en particulier. A travers eux, le lecteur découvre une société de surveillance, un effrayant « panoptique ». Le mot « panoptique », qu’on peut traduire par « dispositif de visibilité intégrale », désigne la prison modèle mise au point par Jeremy Bentham à la fin du XVIII° siècle : « être constamment sous les yeux d’un inspecteur, disait l’architecte, c’est perdre la capacité de faire le mal et presque la pensée de le vouloir ». On se souvient de la dimension que George Orwell a donnée à ce dispositif dans 1984. Comme les personnages de George Orwell, exposés au regard invisible de Big Brother sous l’œil implacable du « télécran », les marginaux de Chan Koonchung sont suivis à la trace sur les réseaux électroniques de notre temps. Et comme dans tout paradis totalitaire, le pouvoir s’insinue jusque dans la conscience intime des êtres pour briser les liens affectifs qui risqueraient de lui faire obstacle, en l’occurrence la « piétié filiale » ! Dans Les Années fastes, un fils, qui ambitionne d’intégrer le Département de la propagande, n’hésite pas, par exemple, à espionner sa mère, il envisage même froidement de l’éliminer. C’est que, comme les jeunes Chinois d’aujourd’hui, ce fils indigne a été efficacement endoctriné par le Parti, constate Chan Koonchung :
Beaucoup de jeunes Chinois ne connaissent pas le passé parce qu’on ne leur a pas enseigné l’histoire ou que les médias n’en parlent pas, ils sont donc tout prêts à adhérer à la propagande officielle du Parti et de l’Etat, ils sont beaucoup plus enthousiastes que l’ancienne génération et je ne serais pas étonné qu’ils soient prêts à suivre très activement la ligne du Parti pour se placer au mieux. Un des commentateurs chinois de ce roman a dit qu’avant moi, tous les écrivains chinois plaçaient leur espoir dans l’avenir, affirmaient que les jeunes sauraient mieux faire que nous, qu’ils amélioreraient les choses, alors que ce roman, au contraire, nous dit que la prochaine génération sera peut-être pire que la nôtre ; c’est assez effrayant, déprimant parce qu’on ne peut même plus se dire que l’espoir est là dans la génération future.
Cette amnésie collective apparaît dans la fiction à travers une curieuse disparition, une lacune dans le temps : un mois entier a disparu, les 28 jours qui se sont écoulés entre le moment où l’économie mondiale a plongé dans la crise et la date à laquelle la Chine est entrée officiellement dans « l’âge d’or » de sa suprématie. Seuls quelques-uns, qui s’appellent entre eux les « gens de discernement », se souviennent de ce mois perdu. L’allusion aux événements de juin 1989 et à la politique de déni qui s’en est suivie, est évidente.
Le PCC a bâti sa légitimité sur cette amnésie sélective et sur la réécriture de l’histoire. Le Parti veut contrôler la façon dont les gens se souviennent de l’histoire et comment les gens perçoivent la réalité historique ; il n’a pas complètement réussi dans cette entreprise d’amnésie mais il y a quand même beaucoup d’événements qui ne sont plus jamais mentionnés, des événements plus anciens, des atrocités, des horreurs passées ; 1989, les événements de Tian’Anmen, les gens s’en souviennent encore mais il y a d’autres horreurs qui ont eu lieu, d’autres atrocités comme celles qui se sont déroulées en 1983 où beaucoup ont été exécutés pour avoir commis des délits tout à fait mineurs. Cela peut se reproduire encore si l’Etat se sent menacé, il pourra recommencer cette campagne de répression, il l’a fait encore et encore en 1989 avec le massacre des citoyens de Pékin et puis contre le Falungong en 1999. Donc l’oubli, ça peut-être dangereux, parce que les gens ont tendance à s’endormir, à se dire que cela ne peut plus se produire à nouveau alors que la nature de l’Etat n’a pas changé.
Les deux thèmes de l’euphorie et de l’oubli sont intrinsèquement liés dans le roman puisque c’est l’oubli qui a permis de construire cette ère de prospérité illusoire. Comme dans Le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley, le bonheur des Années fastes est une drogue, un nouvel « opium du peuple » : les Chinois l’ont consommé dans le lait, dans les sodas, dans l’eau potable que le Parti a fait élaborer par ses chimistes.
Le Parti ne cesse de prétendre qu’il fait les choses pour le bien du peuple, sans demander l’avis du peuple, évidemment, il ne serait donc pas si étonnant que l’Etat mette en pratique une idée dont il pense qu’elle serait bénéfique pour le peuple sans que le peuple en soit averti. Quand j’écrivais le livre, il y avait ce scandale du lait contaminé… Toutes les grandes coopératives laitières avaient trempé dans l’histoire, les dirigeants en étaient informés mais personne n’avait le droit de le dire parce que les JO allaient arriver ; des enfants, des bébés sont morts parce qu’ils avaient été nourris avec ces laits contaminés. […] Une fois que le scandale a été révélé, seule une entreprise a été véritablement sanctionnée, les autres n’ont eu qu’un avertissement. Donc on peut penser que l’Etat serait tout à fait capable de mettre quelque chose dans l’eau potable.
Il est en effet dans la nature de tout pouvoir politique de tendre vers l’abus de pouvoir, tout simplement parce que les dirigeants sont convaincus d’agir « dans l'intérêt supérieur » de la Nation, du Peuple ou du Parti. En l’absence d’information, de contradiction, de débat démocratique, chacun peut vivre dans la torpeur de l’oubli au risque de se réveiller quand il sera trop tard. C’est donc à un « choix éthique personnel » que Chan Koonchung invite son lecteur : « vivre heureux avec le mensonge et les demi-vérités » ou bien « garder les yeux ouverts », fût-ce au prix de sa tranquillité. Tel est le rôle des intellectuels et des dissidents.