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par laoshi » 28 Avr 2012, 08:18
Ma Jian, dont nous avons déjà parlé à propos de Beijing Coma, dévoile, dans Le Donneur de sang professionnel - la deuxième nouvelle de Nouilles chinoises -, les contraintes bureaucratiques qui s’imposent aux écrivains chinois. Il raconte comment « le secrétaire du Parti du syndicat des Ecrivains local » impose non seulement un sujet à l’un des poulains mais encore un canevas narratif :
« le Comité central du Parti [ayant] décidé que la campagne nationale ‘Mettons-nous à l’Ecole de Lei Feng’ - l’héroïque soldat de l’ALP qui a voué sa vie à servir la cause de la Révolution et les besoins du peuple – devait atteindre son sommet en mars », le secrétaire du Parti lui enjoint de relayer cette campagne au niveau qui est le sien : Ma Jian dans Le Donneur de sang professionnel a écrit:
Trouve-moi un Lei Feng contemporain […]. Quelqu’un d’aujourd’hui qui a la conscience socialiste qu’avait Lei Feng dans les années 60. Recherche la vérité dans les faits, comme dit notre Premier ministre. Donne-lui vie sur la page, et qu’à la fin il meure en essayant de sauver un camarade. […]
Le Parti t’a entraîné à manier la plume et ton heure est venue de la manier. Tu comprends ? ‘Pendant mille jours nous entraînons nos troupes, pour les utiliser dans une seule bataille,’ comme on dit. Il est temps de payer ta dette au Parti. Je te laisse le choix des détails.
Dans ce système infantilisant, qui transforme les écrivains en porte-voix dociles du régime, il faut avoir l’échine suffisamment souple pour se plier aux inflexions de la propagande officielle ! Le pauvre romancier se fait vertement tancer pour avoir suivi la ligne officielle de l’année précédente qui promouvait les jeunes cadres réformateurs contre la vieille garde conservatrice :
Ma Jian a écrit: Eh bien cette année ça a changé, n’est-ce pas ? Maintenant c’est plus on est vieux, plus on est réformiste. ‘Les vagues du Yangzi sont poussées par derrière’, comme on dit. […]
Tandis que nous parlons, tous les syndicats d’écrivains du pays se préparent à cette campagne. Ils mettent leurs meilleurs auteurs sur le coup. Fais attention à ne pas rater le coche. […] Si tu fais une bonne histoire sur un nouveau Lei Feng, les organes du Parti t’enverront un formulaire de demande pour entrer dans le Grand Dictionnaire des Ecrivains chinois.
Sifflet de Pigeon, que j’ai longuement commenté dans l’ère post-maoïste en feuilleton, mettait déjà en évidence non seulement le culte de Lei Feng mais encore les revirements imposés aux auteurs de revue : « la littérature des cicatrices » avait fait son temps, disait un cadre appartenant sans doute lui aussi au Syndicat des écrivains ; il fallait désormais promouvoir « un nouveau réalisme » au service de la société socialiste de marché. Yanping, le jeune instruit revenu de Beidahuang, 北大荒 (haut lieu du laogai), un camp forestier du Heilongjiang où il avait passé dix ans, voyait ainsi échouer ses aspirations littéraires tandis que sa rédactrice en chef était limogée pour avoir publié un « livre piraté »…. On comprend que Liu Xiabao se soit montré si sévère sur l’évolution de la littérature chinoise dans sa conférence de 1986 dont j’ai fait ici le résumé….
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par laoshi » 28 Avr 2012, 17:10
Le secrétaire du Parti du Syndicat des écrivains recommande à ses auteurs, et, en l’occurrence au « camarade Sheng », de suivre la ligne du premier ministre et de « rechercher la vérité dans les faits » pour peindre le nouveau Lei Feng dont l’image doit édifier les masses. Mais la nouvelle montre justement que la réalité factuelle dément en tous points l’idéologie sacrificielle que veut promouvoir le Parti. Qui mieux que le donneur de sang professionnel, en effet, pourrait incarner le bon samaritain communiste ? Mais il y a un mot qui fait problème ici, c’est le mot « professionnel » ! L’idéologie sacrificielle exige évidemment la gratuité du don et l’abnégation du donneur or les motivations de Vlazerim – qui doit son nom à un film de propagande albanais -, n’ont rien d’altruiste. Certes, il se tue littéralement à la tâche mais c’est la faim qui l’a jeté dans ce rôle ! Après avoir ruiné son unique pantalon en curant les toilettes publiques, il s’est résigné à rejoindre les rangs des donneurs de sang pour toucher « en un seul jour » trois fois plus que l’écrivain professionnel en un mois ! Après avoir eu « l’autorisation d’acheter du foie de porc » et obtenu des tickets de rationnement « pour trois kilos d’œufs », il reçoit des bons d’achat pour tous les biens de consommation qu’il convoite en monnayant son sang au profit d’entreprises peu enclines à se priver de leur personnel pour remplir leur quota : Ma Jian a écrit: Après sept ans de dur travail, Vlazerim est maintenant milliardaire. Ses poches sont pleines de récompenses et de prix donnés par des usines d’Etat et des entreprises privées. Il a des bons d’achat pour des ventilateurs électriques, des télévisions, des allumettes, du charbon, du gaz et de la viande.
Et le sens des affaires a fait le reste ! Vlazerim monte « une Agence de recrutement de Donneurs de sang dans les toilettes publiques du centre-ville ». Chaque jour, installé « dans la cour, à côté d’une flaque d’urine », il convainc entre 10 et 20 personnes se rendant aux toilettes de participer à sa petite entreprise. L’Agence prélevant la moitié des gains des donneurs, le commerce est prospère :
Ma Jian a écrit: L’agence possède tout l’équipement et les documents nécessaires au don du sang. Ils ont des piles de papier, des tampons officiels, de la colle, de fausses cartes d’identité et des photographies pour passeports. Si la recrue est trop légère, l’agence peut lui remplir l’estomac d’eau, ou lui attacher de lourdes tringles de métal aux jambes. Si la recrue est trop petite, l’agence a quatre paires de chaussures à talons hauts de tailles différences qu’elle prête gratuitement. (Un homme leur a volé deux paires un jour alors qu’ils regardaient ailleurs. Elles avaient des talons de trois centimètres de haut – ce qui est suffisant pour qu’un enfant de douze ans atteigne la taille requise pour les donneurs.
L’écrivain, « la conscience de [sa] génération », a beau se creuser la tête, il ne voit pas comment il pourrait peindre le moderne Lei Feng autrement qu’en être cynique, intéressé et sans scrupules !
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