Le Chant des regrets éternels, de Wang Anyi

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Le Chant des regrets éternels, de Wang Anyi

Messagepar laoshi » 05 Août 2012, 09:10

Je viens de terminer Le Chant des Regrets éternels, 长恨歌 [chánghèn gē], un roman de Wang Anyi 王安忆 publié par les éditions Philippe Picquier en 2006 et repris en collection de poche en 2008.

Roman fleuve (781 pages), roman curieux, intrigant, que j’ai lu d’une traite, et, ne sachant d’abord par quel bout le prendre, deux fois de suite. Je choisirai donc la voie de la facilité en commençant par une courte biographie de l’auteur.

Wang Anyi est née en 1954 à Nankin, mais elle a passé presque toute son enfance à Shanghai, une ville pleine de sortilèges qui est, tout autant que Wang Tsi’yao (son double romanesque ?), l’héroïne du roman.
Roman poétique, Le Chant des Regrets éternels porte le titre d’un poème de Bai Juyi, un classique de la dynastie Tang que la petite fille récitait par cœur dès l’âge de quatre ans…. C’est dire que Wang Anyi appartient à un milieu intellectuel où la culture classique était révérée. Rien d’étonnant donc à ce que la famille ait connu le sort ordinaire des intellectuels de l’époque : son père, qui faisait carrière dans l’armée, fut classé comme « droitiste » pendant la campagne des Cent Fleurs et sa mère, Ru Zhijuan (茹志鹃), qui avait pourtant été un auteur d’obédience strictement communiste dans les années 50, fut rangée parmi les suppôts de la « ligne noire » et autres « génies malfaisants » au cours de la Révolution culturelle. Wang Anyi, quant à elle, partagea le lot des « jeunes instruits » envoyés « apprendre auprès des paysans ». Son goût pour la littérature étrangère, entre autres pour Balzac (voyez La Petite Tailleuse chinoise), n’avait rien de très « catholique » pour les idéologues du Parti… Elle s'en tira néanmoins plutôt bien, grâce à ses talents de musicienne (elle jouait de l'accordéon et du violoncelle), en intégrant très vite un orchestre révolutionnaire...

De ces huit ans d’exil intérieur dans l’Anhui (elle ne rentrera à Shanghai qu’en 1978), Wang Anyi tirera la matière de maints romans, dont Xiao Baozhuang (Le Petit Bourg des Bao), en 1985, qui lui valut le prix du « meilleur roman de l’année ». A la différence de ce « roman des cicatrices », les trois romans qu’elle publia en 86-87, Amour sur une colline dénudée, Amour dans une petite ville et Amour dans une vallée enchantée n’eurent pas droit aux louanges officielles… Les titres, banalement « sentimentalistes », voire mièvres, vus d’Occident, étaient plutôt scandaleux, voire révolutionnaires, vus de Chine, en ce qu’ils réhabilitaient l’individu et sa psychologie au détriment de l’histoire et de la vie sociale. Pire, les romans osaient même évoquer la sexualité avec une tranquille impudeur. Ils réalisaient ainsi peut-être le vœu de Liu Xiaobo qui, dans sa conférence de 1986, Crise ! la littérature de la nouvelle époque est entrée en crise, appelait ses contemporains à promouvoir « la libération de l’individu et la valeur du moi », à oser des objets scandaleux comme l’argent ou la sexualité, à se confronter à la littérature occidentale au lieu de s’enfermer dans un conformisme nationaliste et de puiser leurs idées dans le « discours social, rationaliste ou moralisateur » alors en odeur de sainteté.

Ce rappel du contexte me semble essentiel pour lire Le Chant des Regrets éternels qui adopte le même parti pris individualiste et psychologisant que les trois romans précédents et semble faire écho, de manière délibérée, non seulement à la poésie de la Chine ancienne dont le titre rappelle l’importance pour la romancière, mais encore à la culture occidentale et à la littérature européenne.
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Les silences de l’histoire : récit d’une absence au monde

Messagepar laoshi » 05 Août 2012, 10:49

L’histoire semble curieusement absente du Chant des Regrets éternels, même si l’on en perçoit l’écho lointain tout au long du roman. C’est à peine si proclamation de la République populaire de Chine, la campagne anti-droitiste, la famine du Grand Bond en avant, les horreurs de la Révolution culturelle, la mort de Mao, la chute de la Bande des Quatre et les balbutiements de « l’ouverture » des années 80 affleurent dans le texte, quoi qu’en dise la quatrième de couverture, trompeuse à cet égard ! Ils effleurent les personnages, pris dans le temps quasiment immobile de leur intériorité, ils ne les affectent pas, ils glissent sur eux comme l’eau sur la plume des oiseaux :

C’était l’hiver 1957. Le monde extérieur était agité par de grands événements qui n’avaient rien à voir avec ce petit monde qui se réunissait autour du poêle. Leur petit monde à eux se situait à la lisière du monde extérieur, ou dans l’une de ses fissures. Les deux mondes s’ignoraient mais ils se sentaient en sécurité dans le leur. » (p. 385)

Il y aura, certes, un suicide en 1966, on verra ici et là s’entasser le bric-à-brac des meubles détruits, voler des confettis de vie brisées dans les lambeaux de photos déchirées retombant près des poubelles mais, Lili mise à part, qui se donnera corps et âme au communisme faute de pouvoir réaliser ses rêves romantiques, les personnages ne seront jamais « engagés » dans leur époque. Prudence d’écriture chez un auteur plusieurs fois récompensé par des prix littéraires ? Paru en 1995, Le Chant des Regrets éternels lui a valu, en 2000, le prix Maodun, l’une des plus hautes distinctions officielles et je n’ai pu m’empêcher, tout au long de ma première lecture, de penser que l’auteur avait sciemment édulcoré son propos pour ne froisser aucun dogme officiel et ne risquer aucun désaveu idéologique. Après tout, chat échaudé craint l’eau froide !

Je me suis pourtant souvenue, à la relecture, que les auteurs chinois ne pouvaient évoquer explicitement les blessures de l’histoire : comme en témoignent les pieux mensonges du Musée National de Pékin, l’histoire officielle reste muette, par exemple, sur la famine qui a suivi le Grand Bond en avant. On comprend mieux, alors la prudence de Wang Anyi, chargée d’une secrète ironie :


Le principal sujet de conversation en ce printemps 1960 était la nourriture. Le parfum des lauriers-roses torturait les entrailles, les rats vivant sous les planchers déménageaient la nuit en toute hâte, les moineaux devenus migrateurs s’envolaient pour d’autres contrées à la recherche de nourriture. Parler de famine dans la ville serait excessif, mais on pouvait parler d’appétit insatisfait.
[…] tous ces derniers mois, Mingsiun avait eu l’impression de n’avoir pas d’autre occupation que de faire la queue. A neuf heures et demie du matin, il allait faire la queue devant un restaurant chinois pour déjeuner ; à quatre heures de l’après midi, il recommençait devant un restaurant occidental pour dîner : parfois il faisait la queue pour un café, ou pour une portion de riz à la viande salée et aux légumes. […] On parlait de disette mais il avait l’impression de manger du matin au soir. Ts’iyao qui l’observait lui dit :
« - Tu as tant mangé que tu en as pris des cheveux blancs. » (p. 460 et p. 485)

Je me demande même si le jeu à double sens que pratiqueront ensemble Ts’iyao et son amant Mingsiun ne définit pas « un contrat de lecture » :

c’était une partie de cache-cache en public, qui supposait pour son bon déroulement une entente tacite, une secrète compréhension. Ils en arrivèrent peu à peu à employer un langage codé, banal en apparence, mais toujours à double sens, qui disait tout autre chose que ce qu’il semblait dire. Chacun lisait dans les pensées de l’autre, capable d’interpréter le moindre silence. » !

Il y a pourtant une raison plus profonde à ce silence de l’histoire qui n’est peut-être qu’un effet de l’absence au monde de l’héroïne, Wang Ts’iyao, élue reine de beauté – ou plutôt deuxième dauphine de « l’impératrice » des élégances -, dans la Shanghai qui fut le fer de lance de la conquête de la Chine par les communistes.
L’histoire commence en 1945, alors que la Chine en liesse fête la capitulation japonaise. Et voilà Ts’iyao intronisée « Miss Shanghai » en 1946, à l’âge de 16 ans, alors que se profile une fin de règne symbolique ; car, avec l’avènement de la République populaire, c’en est fini de la Chine « décadente » popularisée par le cinéma, celle que l’on voit dans Shanghai Triad, par exemple : une Chine où les élégantes en qipao largement fendu, un fume-cigarette à la bouche, boivent du whisky en jouant au mah-jong tandis que des couples enlacés dansent sur un air de jazz dans le quartier des Concessions…. Significativement, Ts’iyao visite justement un studio de cinéma où l’on tourne ce genre de film au début du roman. Avec le communisme, c’en est fini de la fête, de la mode, de la distinction et des belles à la vertu approximative….

Or Ts’iyao est justement devenue l’une de ces « fleurs de la société » en 1948, à l’âge de 19 ans, « alors que la guerre civile faisait rage ». « A mi-chemin entre honnête femme et prostituée, entre première épouse et concubine », elle est entretenue par un dignitaire du régime finissant qui n’a pas renoncé aux mœurs anciennes : marié, avec deux concubines au logis, cet homme d’une quarantaine d’années, le directeur Li, sait pourtant que son pouvoir ne tient plus qu’à un fil. Mais Ts’iyao, installée avec ses pareilles dans la résidence de luxe Alicia, à l’abri du monde et du besoin, ne sait rien des soubresauts de la vie politique. Seuls les appartements voisins, qui se vident les uns après les autres de leurs « pensionnaires », témoignent des mutations sociales en cours. La mort de son protecteur, qui a visiblement eu maille à partir avec ses pairs - à moins que ce ne soit avec les nouveaux maîtres de la Chine (le lecteur ne connaîtra jamais les raisons exactes de sa disgrâce) -, la laisse désespérée autant que déclassée. Désormais doublement impropre au mariage (en tant que « veuve » et en tant que femme entretenue), d’une beauté à faire se damner un saint, elle ne sait vivre que les joies et les douleurs intimes : le roman égrènera ses amours et ses désillusions de femme adulte, de femme mûre et même, scandale aux yeux de la pudeur chinoise, d’une femme ayant passé la cinquantaine, mère d’une fille de vingt ans, tandis qu’en contrepoint les événements de l’histoire semblent n’être que l’écume des jours.
Il y aura Cadet, l’adolescent de Suzhou qui ne demandera rien d’autre que la permission d’aimer sans espoir de retour, Mingsiun, le fils de famille incapable de transgresser les traditions pour vivre sa passion au grand jour, Sacha, qui endossera une paternité suspecte, et enfin Class, le jeune nostalgique de la Shanghai « insomniaque » et « romantique » du début du siècle que le vandalisme communiste n’a pas réussi à faire sombrer dans sa nuit.


Wang Anyi décrivant la longue parenthèse maoïste a écrit: Désormais, dans cette ville toujours éveillée, le mot nuit s’inscrivait partout : dans l’ombre des platanes, sur le visage de ceux qui attendaient le bus, dans le tintement de la cloche du tramway à l’approche de la station ; les réverbères et les néons étaient les yeux de la nuit. Mais si profondément que la ville s’enfonçât dans la nuit, telles les eaux souterraines d’une rivière, il y germait toujours quelques frissons de lumière. Seuls les percevaient ceux dont tout l’être était en éveil.

L’absence au monde de Ts’iyao, qui deviendra l’emblème de la Shanghai renaissante à la fin du roman, n’est peut-être rien d’autre que cette forme paradoxale de l’éveil. Rester fidèle à soi-même au sein de la tourmente, n’est-ce pas, en dernière analyse, faire preuve de la plus haute des libertés ?
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