Je viens de terminer Le Chant des Regrets éternels, 长恨歌 [chánghèn gē], un roman de Wang Anyi 王安忆 publié par les éditions Philippe Picquier en 2006 et repris en collection de poche en 2008.
Roman fleuve (781 pages), roman curieux, intrigant, que j’ai lu d’une traite, et, ne sachant d’abord par quel bout le prendre, deux fois de suite. Je choisirai donc la voie de la facilité en commençant par une courte biographie de l’auteur.
Wang Anyi est née en 1954 à Nankin, mais elle a passé presque toute son enfance à Shanghai, une ville pleine de sortilèges qui est, tout autant que Wang Tsi’yao (son double romanesque ?), l’héroïne du roman.
Roman poétique, Le Chant des Regrets éternels porte le titre d’un poème de Bai Juyi, un classique de la dynastie Tang que la petite fille récitait par cœur dès l’âge de quatre ans…. C’est dire que Wang Anyi appartient à un milieu intellectuel où la culture classique était révérée. Rien d’étonnant donc à ce que la famille ait connu le sort ordinaire des intellectuels de l’époque : son père, qui faisait carrière dans l’armée, fut classé comme « droitiste » pendant la campagne des Cent Fleurs et sa mère, Ru Zhijuan (茹志鹃), qui avait pourtant été un auteur d’obédience strictement communiste dans les années 50, fut rangée parmi les suppôts de la « ligne noire » et autres « génies malfaisants » au cours de la Révolution culturelle. Wang Anyi, quant à elle, partagea le lot des « jeunes instruits » envoyés « apprendre auprès des paysans ». Son goût pour la littérature étrangère, entre autres pour Balzac (voyez La Petite Tailleuse chinoise), n’avait rien de très « catholique » pour les idéologues du Parti… Elle s'en tira néanmoins plutôt bien, grâce à ses talents de musicienne (elle jouait de l'accordéon et du violoncelle), en intégrant très vite un orchestre révolutionnaire...
De ces huit ans d’exil intérieur dans l’Anhui (elle ne rentrera à Shanghai qu’en 1978), Wang Anyi tirera la matière de maints romans, dont Xiao Baozhuang (Le Petit Bourg des Bao), en 1985, qui lui valut le prix du « meilleur roman de l’année ». A la différence de ce « roman des cicatrices », les trois romans qu’elle publia en 86-87, Amour sur une colline dénudée, Amour dans une petite ville et Amour dans une vallée enchantée n’eurent pas droit aux louanges officielles… Les titres, banalement « sentimentalistes », voire mièvres, vus d’Occident, étaient plutôt scandaleux, voire révolutionnaires, vus de Chine, en ce qu’ils réhabilitaient l’individu et sa psychologie au détriment de l’histoire et de la vie sociale. Pire, les romans osaient même évoquer la sexualité avec une tranquille impudeur. Ils réalisaient ainsi peut-être le vœu de Liu Xiaobo qui, dans sa conférence de 1986, Crise ! la littérature de la nouvelle époque est entrée en crise, appelait ses contemporains à promouvoir « la libération de l’individu et la valeur du moi », à oser des objets scandaleux comme l’argent ou la sexualité, à se confronter à la littérature occidentale au lieu de s’enfermer dans un conformisme nationaliste et de puiser leurs idées dans le « discours social, rationaliste ou moralisateur » alors en odeur de sainteté.
Ce rappel du contexte me semble essentiel pour lire Le Chant des Regrets éternels qui adopte le même parti pris individualiste et psychologisant que les trois romans précédents et semble faire écho, de manière délibérée, non seulement à la poésie de la Chine ancienne dont le titre rappelle l’importance pour la romancière, mais encore à la culture occidentale et à la littérature européenne.