Le Sabotage amoureux ou l’enfance chinoise d’Amélie Nothomb

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Le Sabotage amoureux ou l’enfance chinoise d’Amélie Nothomb

Messagepar laoshi » 24 Août 2012, 16:08

Chacun sait qu’Amélie Nothomb garde un souvenir ébloui de sa toute petite enfance au Japon. On sait moins qu’elle a passé trois ans à Pékin, entre 1972 et 1975 : Le Sabotage amoureux, son deuxième roman, raconte avec un humour féroce cette expérience précoce de la Chine au temps de la Bande des Quatre, vue à travers les yeux d’une enfant fantasque et surdouée.

Arrachée à l’harmonie de sa maison japonaise, à la beauté de son jardin enchanté et à l’amour d’une nounou japonaise toute à sa dévotion, la petite Amélie fait, à l’âge de cinq ans, l’expérience du « communisme », un mot qu’elle ne comprend pas mais dont elle cherche à pénétrer le sens :

J’ai cinq ans et trop le sens de ma dignité pour demander aux adultes ce que cela veut dire. Après tout, je n’ai pas eu besoin de leur concours pour apprendre à parler. Si j’avais dû leur demander à chaque fois la signification des mots, j’en serais encore aux balbutiements du langage. J’ai compris toute seule que chien voulait dire chien, que méchant voulait dire méchant : je ne vois pas pourquoi l’on devrait m’aider pour comprendre un mot de plus.

Et puisque c’est par la différence qu’advient le sens, la petite fille cherche ce qui distingue radicalement cette Chine, dite « communiste », de ce qu’elle connaissait jusqu’alors. Le « communisme », pour cette enfant habituée aux climatiseurs japonais, c’est d’abord les ventilateurs géants de l’aéroport de Pékin, une intuition confirmée par l’expérience ultérieure :
Le ventilateur est au communisme ce que l’épithète est à Homère : Homère n’est pas le seul écrivain au monde à utiliser des épithètes. Mais c’est sous sa plume que les épithètes prennent tout leur sens.

S’ensuit une analyse très pertinente d’une scène d’un film de Kusturica, Papa est en voyage d’affaire (superbe, il mérite l’achat en DVD !), où le mouvement d’un ventilateur, oscillant de gauche puis de droite, accompagne un interrogatoire glacial dans la Yougoslavie de Tito.
Puis c’est « le ghetto » de San Li Tun où l’on enferme le personnel diplomatique pour l’empêcher de communiquer avec le peuple chinois (M. Nothomb était alors l’ambassadeur de Belgique) et « la hideur tentaculaire » qu’oublient les « sinophiles », voire les « sinolâtres » à la mémoire hémiplégique : « dès le premier jour, j’avais compris l’axiome : dans la Cité des Ventilateurs, tout ce qui n’était pas splendide était hideux »… :

Bien sûr, il y avait la Cité Interdite, le Temple du Ciel, la Colline Parfumée, la Grande Muraille, les tombes Ming. Mais ça, c’était le dimanche.
Le reste de la semaine, c’était l’immondice, la désespérance, la coulée de béton, le ghetto, la surveillance – autant de disciplines dans lesquelles les Chinois excellent.

La Chine a pourtant d’infinis sortilèges : malgré la grisaille du « Boulevard de la laideur habitable », malgré les larmes de la mère, malgré la rudesse de « l’esclave pékinoise » qui tressait ses nattes, la petite Amélie doit à la Chine une expérience aussi merveilleuse que paradoxale :
C’est dans la Chine épouvantable de la Bande des Quatre que j’ai découvert la liberté. […] j’avais fait mes maternelles dans le système nippon – autant dire à l’armée. […] A San Li Tun, personne ne veillait sur les enfants.

Les enfants du personnel diplomatique, laissés à eux-mêmes, explorent, comme ceux que la Révolution culturelle a soustraits au poids millénaire des interdits, des jeux cruels : reprenant la guerre de 39-45 là où l’armistice l’a interrompue, ils désignent les Allemands de l’Est comme les « ennemis » et se livrent contre eux (et avec eux) aux pires violences, celles du stade « sadique-anal » où le vomi et l’urine jouent un rôle peu ragoûtant.
L’enfance fonctionne comme un révélateur pour Amélie Nothomb ; les puanteurs de « l’arme secrète » dans laquelle les enfants de San Li Tun plongent les ennemis qu’ils entendent humilier, ne sont rien auprès des ruisseaux d’urine et de l’odeur de vomi qui défigurent Pékin.
Dans Le Sabotage amoureux, les arcanes de la psychologie enfantine fonctionnent en effet comme une métaphore politique. On y lit en creux, à la lumière des paradoxes de Wittgenstein, la logique délirante des relations internationales du temps de la « guerre froide », que les enfants rejouent sur le mode de la guerre chaude : il faudrait être aveugle pour ne pas voir que, « les périodes de paix aboutiss[ant] toujours à de nouvelles guerres tandis que les guerres se soldent généralement par des périodes de paix » , les Etats, comme les enfants-rois, ont besoin d’« ennemis »…. Mais on y lit surtout la réalité cauchemardesque de la Chine de la Bande des quatre. La Chine semble constituer, pour Amélie Nothomb, l’incarnation paroxystique de l’Etat et de l’enfance : chaque enfant n’est-il pas pour lui-même « l’Empire du Milieu », n’a-t-il pas tendance, dans ses fantasmes de toute puissance narcissique, à vouloir dominer tout ce qui n’est pas lui ? « Les enfants sont encore plus égocentriques que les adultes, écrit Amélie Nothomb. C’est pourquoi la Chine m’a fascinée dès que j’y ai posé le pied, à cinq ans. »
La mythomanie et la dissimulation, tout aussi typiques de la psychologie infantile, règnent sans partage au plus haut de l’Etat chinois : comme l’enfant, qui se perd dans les méandres de ses propres mensonges au point de ne plus savoir distinguer le vrai et le faux, la presse chinoise se perd dans les mille et une versions qu’elle donne du même événement au gré des tempêtes idéologiques qui agitent les factions en lutte pour le pouvoir. La composition du gouvernement elle-même est « un secret » que l’on refuse de communiquer aux ambassadeurs étrangers !

Ainsi les diplomates en poste à Pékin en étaient réduits à s’adresser à des ministres fictifs et innommés : exercice intéressant qui nécessitait un grand sens de l’abstraction et une admirable audace spéculative.
On connaît la prière de Stendhal :
- Mon Dieu, si vous existez, ayez pitié de mon âme, si j’en ai une.
Entrer en communication avec le gouvernement chinois, c’était la même chose.
Mais le système en place était plus subtil que la théologie, en ceci qu’il ne cessait de dérouter par son incohérence ; ainsi, nombre de communiqués officiels contenaient ce genre de phrase : « La nouvelle usine textile de la commune populaire de… vient d’être inaugurée par le camarade ministre de l’Industrie, Machin… »
Et tous les diplomates de Pékin se ruaient sur leurs équations gouvernementales à vingt inconnues et indiquaient : « Le 11 septembre 1974, le ministre de l’Industrie est Machin… »
Le puzzle politique pouvait se compéter peu à peu, mois après mois, mais toujours avec une immense marge d’incertitude, car la composition du gouvernement était l’instabilité même. Et deux mois plus tard, sans que l’on ait été averti de quoi que ce fût, on tombait sur un communiqué officiel disant : « Suite aux déclarations du camarade ministre de l’Industrie, Truc… »
Et tout était à recommencer.
Les plus mystiques se consolaient avec des considérations qui les faisaient rêver :
A Pékin, nous aurons compris la nature de ce que les Anciens appelaient deus absconditus.
Les autres allaient jouer au bridge.

« Deus absconditus », « dieu caché » et divertissement pascalien !.... Mao avait compris que le pouvoir est d’autant plus sacré, donc d’autant plus puissant, qu’il se dérobe aux regards, qu’il se met en retrait du monde profane comme le dieu à jamais inaccessible à la conscience humaine des jansénistes. Un temple, quel qu’il soit, est d’abord un espace séparé du monde des hommes ; ce n’est pas pour rien que, dans nos églises, le chœur, coupé de la nef par la croisée du transept, était autrefois dissimulé par une clôture de chœur ou par un jubé ; comme le tabernacle, caché derrière un rideau, qui renferme derrière sa porte close les hosties consacrées, les gestes du prêtre célébrant l’eucharistie étaient invisibles aux fidèles avant Vatican II. Un prêtre que l’on voit manger l’hostie à quelques pas de soi perd beaucoup de son mystère et, partant, le rituel perd beaucoup de son efficacité symbolique. Pour les foules massées sur la place Tian’Anmen, la silhouette lointaine de Mao, saluant silencieusement du haut de la porte dominant l’espace, avait tout d’une apparition divine, ou, plus précisément, d’une visible invisibilité….
Si la religion, est, comme le disait Freud, « la névrose infantile de l’humanité », le culte de la personnalité maoïste aura bel et bien réussi à infantiliser tout un peuple. Rien n’est plus révélateur de cette « névrose infantile » que le pouvoir magique que la conscience religieuse prête au langage. C’est par les mots que Dieu crée le monde, c’est par les mots que le prêtre transforme le pain et le vin en corps et en sang du Christ…. Pour l’enfant qui baptise son vélo « cheval », son vélo EST un cheval, sa « réalité objective » de cheval ne fait aucun doute ! Or, comme dans la mentalité enfantine, où la magie des mots crée le réel et où ne pas parler de quelque chose ou ne plus parler à quelqu’un, c’est raturer son existence même, la réalité, dans l’idéologie communiste, se confond avec l’illusion linguistique.
Comme les personnages des contes de notre enfance qui s’évanouissent dans les airs, M. Chang, l’interprète qui aimait parler de « l’eau très froide » (approximation phonétique pour « autrefois ») avec les « longs-nez », disparaît un beau jour sans laisser de trace pour avoir conféré une existence au passé par ses discours imprudents ; il est remplacé par une Mme Chang qui domine le monde par le verbe et conjure les verdicts de l’histoire d’un simple dictat :

Un jour, ma mère lui demanda : « Camarade Chang, comment s’adressait-on à un Chinois avant. Y avait-il un équivalent à monsieur ou madame ?
- On appelle les Chinois camarades, répondit l’interprète, implacable.
- Oui, bien sûr, aujourd’hui, insista ma naïve mère. Mais avant, vous savez… avant ?
- Il n’y a pas d’avant », trancha la camarade Chang plus péremptoire que jamais.
- Nous avions compris.
La Chine n’avait tout simplement pas de passé.
Il ne fut plus question d’eau très froide.

Mais la confusion des mots et des choses, qui caractérise l’enfance, doit faire place à leur distinction et le principe de plaisir doit s’effacer devant les démentis du principe de réalité : il faut bien que la petite Amélie se résigne à ce que son « esclave pékinoise », nommée Trê (curieux nom pour une Chinoise), « continu[e] à s’appeler Trê », malgré le désir qu’elle avait de lui faire porter le nom de sa nounou japonaise. C’est comme cela que l’on grandit…. Le PCC, lui, peine à abandonner ses fantasmes de toute puissance narcissique.
Comme Les Mots de Sartre (la chevauchée fantastique d’Amélie m’a irrésistiblement évoqué celle du petit Poulou), Le sabotage amoureux est un roman à double face, un roman de l’enfance et un roman du langage. Ce n’est qu’accessoirement un roman de la Chine, même si, telle la peste dans Le Décaméron de Boccace, la Chine « y SEVIT partout »…
Car visiblement, la Chine du Sabotage amoureux ne s’arrête pas à celle de la Bande des Quatre pour Amélie Nothomb, elle infecte notre univers culturel d’un maoïsme rampant qui n’est nulle part plus sensible qu’à l’école et dans le monde de l’art : livrés à des maîtres ignares, comme les petits élèves Chinois de la Révolution culturelle, les enfants de l’ambassade sont sommés de nier en eux toute originalité pour créer une œuvre prétendument collective. Les bons sentiments et l’idéologie y tiennent lieu de littérature et la beauté s’y abolit dans la banalité « avant-gardiste » de pinceaux taillés dans des « bâtonnets de pomme de terre », choisis, sans doute, pour leur connotation éminemment prolétarienne :

Je n’ai jamais mis les pieds dans un ministère de la Culture mais quand j’essaie de m’en faire une idée, je vois la classe de la Cité des Ventilateurs, avec dix éplucheurs de pommes de terre, dix peintres improvisant des taches sur du papier, dix-neuf intellectuels sans utilité perceptible et un pontife écrivant tout seul une grande et noble histoire collective.

Toute œuvre, pour Amélie Nothomb, est singulière et mal-pensante… Le Sabotage amoureux – où l’on entend le galop des sabots autant que le jeu de massacre -, l’est pour notre plus grand plaisir.
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pour mieux comprendre le roman

Messagepar laoshi » 18 Mars 2015, 08:23

Il faut lire le livre de Simon Leys, Essais sur la Chine, en particulier Ombres Chinoises et Suivez le guide, pour mieux comprendre le roman d’Amélie Nothomb. L’un et l’autre ont en effet été écrits à partir d’une expérience directe de la Chine de la Révolution Culturelle, celle d’une enfant belge, dont le père était ambassadeur à Pékin, celle d’un diplomate belge, dont l’ironie désespérée confirme en tous points l’humour féroce de la romancière : l’isolement absolu des étrangers, soigneusement séparés de la population chinoise, la liturgie maoïste et les subtilités byzantines de la propagande communiste, la laideur du nouveau Pékin, toutes les analyses et les descriptions qu’esquisse Amélie Nothomb avec le sourire prennent sous la plume de Simon Leys une réalité bouleversante.
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