Beijing coma, de Ma Jian

Publiez ici vos impressions de lecture concernant les romans (ou les bandes dessinées)

Beijing coma, de Ma Jian

Messagepar Faustula » 26 Juil 2011, 09:51

Image Je viens de lire un très beau livre sur les événements de la place Tian'anmen, Beijing coma, de Ma Jian.

La narration en contrepoint nous donne à voir, à travers la mémoire du narrateur plongé dans le coma, le désordre et les luttes de pouvoir au sein des différents mouvements étudiants, la solidarité de la population de Beijing, les intrusions des mouchards mais aussi le présent sordide de celui auquel les soins sont refusés dans une Chine en pleine mutation où l'on rase les vieux quartiers et où l'on surveille encore les rescapés du 4 juin et leur famille, pourtant réduits à la vie végétative et/ou à l'indigence.

Le début du roman, plus classique, nous plonge dans les souvenirs de la Révolution culturelle avec l'expérience des camps vécue par le père du narrateur. Quant au personnage de la mère, présent tout au long du roman, il est à sa manière l'expression d'existences saccagées : une carrière de chanteuse d'opéra brisée par le passé de droitier de son mari, une vie de misère à prendre soin du corps de son fils réduit à ses besoins les plus élémentaires.... et sans conscience.... apparemment...

Voici un lien vers une critique de ce livre

Le livre est maintenant disponible au format de poche chez J'ai Lu . "A lire absolument", comme dit Laoshi !
Faustula
Avatar de l’utilisateur
Faustula
 
Messages: 43
Inscrit le: 06 Juil 2011, 10:11

Beijing coma ou "rou tu" : le sens du titre chinois

Messagepar laoshi » 04 Sep 2011, 16:09

Le nom du roman en chinois, 肉土, ròu tǔ, fait froid dans le dos : on pourrait le traduire par « terre de viande », ou « poussière de chair »… il évoque, plus directement que le titre de la traduction, la boucherie monstrueuse des massacres, les corps écrasés, déchiquetés par les chenilles des chars, la bouillie de chair sanglante mêlée à la poussière du sol sur l’avenue Changan le 4 juin 1989….

Mais il évoque aussi, métaphoriquement, le cannibalisme de la Chine dévorant l’une après l’autre ses jeunes générations dans les secousses de l’histoire : campagne « antidroitière », Révolution Culturelle, boulimie capitaliste de la Chine nouvelle qui veut le libéralisme économique mais refuse toute liberté politique.

A travers le journal du père, premier violon à l’Opéra, condamné au laogaï pour une poignée de main à un chef américain, c’est toute l’horreur de la campagne antidroitière qui apparaît. Puis, c’est l’enquête du fils sur le terrain et le cauchemar du narrateur, hanté par l’histoire d’une jeune fille de 16 ans, Liu Ping, fille d’un « ennemi de classe » que les gens de son village ont dû manger, sous la contrainte de l’implacable rhétorique du Parti, lors de la Révolution culturelle, emblématique de ce monstrueux système qui transforme ses propres victimes en coupables pour mieux les enrôler dans sa barbarie : « si tu ne manges pas l’ennemi, leur disait-on, tu es un ennemi »…. C’est enfin la réification marchande de l’être humain à l’ère de « l’économie socialiste de marché » où l’on refuse tout soin hospitalier à celui qui ne paye pas et à celui qui pense mal comme ce pauvre Dai Wei, réduit à n’être plus qu’une carcasse de viande dont on prélève un rein pour le vendre à un riche industriel et dont on vend l’urine pour en faire un remède de jouvence miraculeuse.

Mais l’horreur cannibale ne s’arrête pas là ; car le saccage des idéaux généreux de la jeunesse produit de furieux appétits. Désabusée, une partie de la génération sacrifiée de Tian’Anmen (dont la première petite amie de Dai Wei) se convertit au dogme du profit vanté par Deng Xiaoping : « s’enrichir est glorieux ! » et les pelleteuses qui emportent dans leurs mâchoires d’acier les immeubles du vieux quartier où agonise le narrateur - et jusqu’au balcon de sa maison -, rappellent les chenilles déchiquetant la chair humaine lors des massacres de Tian’Anmen. Tel ce jeune homme arrêtant de son corps dérisoire l’avancée des chars, Dai Wei et sa mère, rendue folle par la répression du Falun Gong, auprès duquel elle a un instant repris espoir, n’ont rien d’autre à opposer à la formidable machine à broyer les individus que l’obstination de leur présence charnelle : des corps, une chair pantelante, privés d’âme par le coma et par l’aliénation mentale tandis que se prépare la fête trompeuse des corps olympiques….

Mais la conscience se fait jour sous la chair à laquelle on voudrait la réduire : Ai Wei entend, sent, se rappelle et c’est sa mémoire que Ma Jian nous donne à lire ! « A l’intérieur d’Ai Wei, écrit le romancier, il y a quelqu’un de fort qui résiste et qui se souvient et seule la mémoire peut rendre au peuple chinois la lumière de la liberté. »

Je dois une partie de cette analyse à Jess Row, professeur à l'université du New Jersey, auteur du recueil “The Train to Lo Wu” qui a publié une étude du roman de Ma Jian dans le New York Times du 13 juillet 2008 intitulée Circling the Square
laoshi
Avatar de l’utilisateur
laoshi
Administrateur
 
Messages: 3912
Inscrit le: 06 Juil 2011, 06:23

Extraits : retour d'un "droitiste"

Messagepar laoshi » 05 Sep 2011, 07:36

Voici, pour vous donner envie de lire cet énorme roman (près de 900 pages), quelques extraits commentés.

Le personnage de la mère est formidable : on pourrait dire qu’elle incarne d’abord à elle seule tous les dévots du PCC qui se refusent à voir la réalité qu’ils ont devant les yeux, trouvant toujours une explication et une justification à l’intolérable dès lors qu’il s’agit de sacrifier la liberté et le bonheur individuels - fût-ce le leur ou celui de leurs proches -, à leurs chimères.
Pétrie de ressentiment pour son mari, Dai Changjie, « ce droitiste » auquel elle doit d’avoir vu sa propre carrière brisée, elle est incapable de le pleurer : « Les dernières paroles de votre père ont été pour dire qu’il voulait être enterré en Amérique. Ce droitiste ! Même au moment de mourir il a refusé de se repentir. »



Ma Jian dans Beijing Coma pp. 13-14 a écrit:
Je regarde dans mon esprit et j’aperçois une vague ébauche de scène. C’est le soir de l’été 1980 où mon père est revenu à la maison la tête rasée, après avoir été finalement relâché du système de « reforme par le travail » dans lequel il avait été confiné pendant les derniers vingt-deux ans. Il était entré dans la pièce que nous occupions dans la bâtiment-dortoir de l’Opéra et il avait jeté sa valise poussiéreuse dans un coin comme si c’était un sac de détritus.
[…]
Je détestais mon père pour les malheurs que son statut politique nous infligeait. A cause de lui, j’étais ostracisé et maltraité à l’école. Un jour mon frère et moi traversions la cafétéria de l’école à l’heure du déjeuner. Deux gosses plus âgés avaient fait tomber par terre l’assiette de poulet frit que je venais d’acheter et avaient crié : « Tu es le chien de fils d’un membre des Cinq Catégories Noires. Qu’est-ce qui te fait croire que tu as le droit de manger de la viande ? » Puis ils m’avaient tiré les oreilles, juste devant mon amie Lulu, qui habitait au rez-de-chaussée de notre bloc dortoir. »


Revenu d’Amérique dans l’enthousiasme de la libération de la Chine, en 1949, premier violon à l’Opéra de Pékin, il avait eu le malheur de serrer la main d‘un chef d‘orchestre américain reçu à Pékin, lors d’un concert, en 1954, et c’est la photo, prise ce jour-là, qui lui a valu d’être étiqueté « droitiste » en 1958...
A son retour, le monde a changé : « C’est vrai qu’on a de nouveau le droit d’avoir des canapés ? », demande-t-il, incrédule… Or, non seulement on a le droit d’avoir un salon, mais même un téléviseur japonais, une machine-à-laver, un réfrigérateur, bref, un confort bourgeois dont la simple évocation aurait suffi vingt ans auparavant à vous envoyer au laogai !


Ma Jian dans Beijing Coma p.18 a écrit:
«Je soutiens la politique de réforme de Deng Xiaoping, dit ma mère. Je ne suis pas de ces gens bornés qui s’accrochent au passé. Le Parti a promis pour le pays un niveau de vie modérément prospère pour l’année 2000. Il nous donne à tous la possibilité d’avoir des vies meilleures. »


Pas question pour autant de s’ouvrir au dialogue avec les étrangers dont on achète les produits manufacturés : « Le comité de quartier nous a convoqués l’autre jour pour nous dire que si nous voyions des étrangers dans la rue, il ne fallait pas s’arrêter pour les regarder », explique la mère ! Pas question non plus de « dire du bien des pays étrangers » devant quiconque ! Ce serait le meilleur moyen d’être, à nouveau, séparés ! Pas question même de sacrifier au aux modes occidentales : le Parti définit encore ce qu’il est légitime d’entendre et le style que doivent respecter les chanteurs :

Ma Jian dans Beijing Coma pp. 20-21 a écrit:
- Maman, tu peux chanter Le Mal du pays, la chanson de Li Gu ? » demandai-je. Cet air m’avait trotté dans la tête toute la journée.
« Li Gu a une voix faible et voilée dépourvue d’esprit révolutionnaire. Le Ministère de la Culture a fait savoir aujourd’hui à l’Opéra que sa chanson a eu une influence corruptrice sur la jeunesse et pouvait mener le pays à la ruine. Les radios ne la passent plus, alors ne commence pas à la fredonner comme un imbécile.
- Tu retardes, maman. La chanson de Li Gu est une vieillerie. Aujourd’hui Les Deux Cents Meilleures chansons d’amour étrangères sont en vente dans les magasins.
- Arrête d’inventer des sottises ! Pourquoi suis-je la seule à avoir une conscience politique dans cette famille ? A partir de maintenant nous devons tous étudier le journal chaque soir pour que nos pensées soient conformes à la ligne du Parti, Dai Changjie, demain tu régleras ta radio pour qu’elle reçoive uniquement les radios chinoises. Ne laisse pas ton fils faire de nouveau le malheur de notre famille. Et à partir de maintenant, Dai Wei, tu n’as plus le droit de jouer de l’harmonica ailleurs que dans cette pièce. »
laoshi
Avatar de l’utilisateur
laoshi
Administrateur
 
Messages: 3912
Inscrit le: 06 Juil 2011, 06:23

Extraits : la révolution cannibale

Messagepar laoshi » 05 Sep 2011, 09:13

Voici, d'abord, quelques lignes qui rappellent Le Fossé de Wang Bing et Le Chant des Martyrs, le recueil de témoignages déguisé en roman dont le film est tiré :

Ma Jian dans Beijing Coma pp. 23-24 a écrit:
"Hé, je me demande ce qu'est devenr le Vieux Li, le vieux décorateur d l'Opéra", marmonna mon père. En 1958, mon père et le Vieux Li avaient été envoyés dans le même camp de travail dans la province du Gansu.
"Tu ne sais pas ? Il n'avait plus que la peau sur les os quand il est sorti du camp. Son premier soir de liberté, il a avalé un canard entier avec quatre bols de riz et a descendu une bouteille de vin de riz. Il est sorti se promener et son estomac a explosé. Il s'est effondré dans la rue, mort.
- J'ai perdu contact avec mes codétenus de Gansu quand j'ai été transféré à la ferme du Guanxi. Nous autres droitistes nous n'avions pas le droit de nous écrire. A Gansu tout le monde pensait que c'était le Vieux Li qui avait le plus de chance de survivre dans le camp. [...] Une fois, il est entré dans l'écurie pour manger un bol de nourriture pour chevaux et des graines qui trempaient dans de l'engrais. Sa bouche s'est mise à gonfler horriblement. Parfois il mangeait même les asticots qu'il trouvait autour des latrinces.
- C'était le plus bel homme de l'Opéra. La soprano, Xiao Lu, a failli se tuer quand on l'a emmené.
- Il était très ingénieux. Un jour, trois droitistes qui travaillaient dans la cafétéria du camp ont été envoyés en ville chercher des ignames. A leur retour, le Vieux Li a attendu à l'extérieur des latrines, et quand les hommes ont été chier, il a pris leurs excréments, les a rincés dans l'eau et a récupéré les bouts d'igname qui n'avaient pas été digérés. Il a réussi à en manger environ un kilo. Il savait que les trois hommes étaient si affamés qu'ils ne pourraient pas s'empêcher de manger quelques ignames crues sur le chemin du retour. [...]


Comme tous les totalitarismes, le totalitarisme chinois voyait (et, malheureusement, voit encore parfois) dans les liens familiaux et affectifs l'obstacle majeur à son exercice. Briser les individus, briser les liens du sang et ceux du mariage, rien de tel pour s'assurer de la soumission absolue de ceux que l'on domine. Comme les enfants martyrs, qui en arrivent à aimer ceux-là mêmes qui les torturent, ils vont jusqu'à éprouver de la reconnaissance et un amour indéfectible pour ceux qui les oppriment. C'est la leçon de George Orwell dans 1984, c'est aussi celle de Ma Jian dans Beijing Coma :

Ma Jian dans Beijing Coma pp. 25-27 a écrit:
- "Alors comment va mon frère ?" Mon père avait depuis longtemps coupé les liens avec son frère aîné, qui vivait à Dezhou, le village ancestral de notre famille dans la province du Shandong. Pendant la réforme du début des années 1950, quand Mao avait ordonné de redistribuer la terre aux pauvres, et décrété les propriétaires terriens ennemis du peuple, mon grand-père, qui possédait deux champs et trois vaches, avait été désigné comme "mauvais tyran". Le frère de mon père avait été obligé de l'enterrer vivant. S'il avait refusé, lui-même aurait été exécuté.
- Toujours dérangé." Ma mère n'aimait pas non plus parler de lui.
"Il n'aurait pas dû retourner à Dezhou pendant la réforme agraire."
[...]
"Il voulait s'assurer qu'il n'arriverait rien à ses parents, dit ma mère. Tu ne devrais pas lui en vouloir. C'est l'équipe de la réforme agraire qui l'a forcé. Obliger un homme à tuer son propre père - quelle façon de tester sa ferveur révolutionnaire ! Il ne leur suffisait pas d'avoir confisqué la terre de son père ?"
[...]
Dans l'obscurité, mon père se tourna vers ma mère et dit : "Tu as rompu avec ta famille capitaliste dès que les communistes ont pris le pouvoir, mais tu n'es toujours pas membre du Parti." [...]
"C'est parce que je t'ai épousé. Si tu n'avais pas été décrété droitiste, j'aurais été invitée à rejoindre le Parti en 1950. Tu as gâché ma vie. [...] Il se peut que le Parti t'ait injustement traité par le passé, poursuivit ma mère, mais maintenant que Deng Xiaoping et ses réformateurs sont aux commandes, tout va changer. Le nouveau Secrétaire général, Hu Yaobang, est bien décidé à réparer les torts du passé. C'est lui qui mène la campagne pour la réhabilitation des droitistes. Sans lui, tu ne serais pas ici avec nous aujourd'hui. Vous avez entendu ce que je viens de dire, les enfants ? Hu Yaobang a sauvé notre famille."
laoshi
Avatar de l’utilisateur
laoshi
Administrateur
 
Messages: 3912
Inscrit le: 06 Juil 2011, 06:23

Extraits : Une enfance saccagée

Messagepar laoshi » 07 Sep 2011, 14:13

La pire des cruautés que dénonce Ma Jian, au-delà de la torture de la faim et de la négation de tous les sentiments et de toutes les affections de la famille, c'est, sans doute, la cruauté qu'exercent les bien-pensants à l'égard des enfants de "droitistes" ; car, dans cette société prétendument communiste, où l'égalité devrait être posée en principe, le préjugé généalogique est plus prégnant encore que dans une société aristocratique ! mais c'est la tare politique qui se transmet avec le sang ! "Au jardin d'enfants, se souvient le narrateur, je devais sortir de classe pendant les leçons de chant. La professeure disait que le fils d'un droitiste n'avait pas le droit d'apprendre les chants révolutionnaires".

Comme Dai Wei, sa petite amie, Lulu, a hérité d'une ascendance idéologiquement suspecte qui laisse des stigmates infâmants jusque dans son nom : « Mon nom est « Lu » comme dans "route" », avoue-t-elle à Dai Wei en lui faisant jurer le secret. Sa mère, contrainte de participer à "un stage d'entraînement pour préparer les citoyens à une éventuelle attaque américaine", alors qu'elle était dans un état de grossesse avancé, ayant dû "courir pendant des heures puis [...] se jeter par terre, comme si des avions ennemis étaient en train de bombarder", a été classée parmi les ''éléments retardataires" pour n’avoir pas terminé l'entraînement : n'ayant pu se relever après sa troisième chute, elle avait accouché prématurément, témoignant ainsi à l'évidence de sa mauvaise volonté politique !

Avec une telle ascendance, les deux parias ne pouvaient que se rencontrer et transgresser les règles ! Dai Wei, à l'âge de 15 ans, copie un roman interdit pour sa bien-aimée, une histoire d'amour racontant les premiers émois sexuels d'une jeune fille de 18 ans. Intolérable pour le régime ! Cela permet à Ma Jian de nous renseigner sur les livres interdits :


Ma Jian dans Beijing Coma pp. 40-41 a écrit:
Je sortis de mon sac la copie que j'avais faite à la main d'une nouvelle interdite, Un cœur de jeune fille.
[...] Lulu me dit que la police frappait à toutes les portes et confisquait tous les romans copiés à la main qu'ils trouvaient, et qu'elle ne voulait pas garder le mien. [...]
"On a beaucoup de camarades de classe qui possèdent des livres copiés à la main, dis-je. [...] Il y en a un autre qui s'appelle Raz-de-marée, mais il a plus de deux cents pages. Je ne me suis pas encore décidé à le copier.
Tu ne sais pas ce qui pourrait t'arriver ? Au cours de ce dernier procès collectif public, un jeune homme a été exécuté pour avoir copié des livres interdits. [...]


Cela lui permet aussi de mettre en scène la garde-à-vue d’un adolescent de quinze ans par la police, apparemment débonnaire, de Pékin, et de mettre en évidence le rôle de ses auxiliaires inattendus que sont les professeurs :

Ma Jian dans Beijing Coma pp. 46-47 a écrit:
Si la police n'avait pas interrogé Lulu pour la forcer à avouer notre liaison, notre histoire d'amour secrète aurait pu durer des années.
Tout commença deux jours avant le début des vacances d'été.
[...] Quand j'entrai à l'école, mon ancien professeur, M. Xu, m'appela et m'emmena dans une pièce où m'attendaient deux policiers.
C'était la première fois que j'éprouvais réellement de la terreur. […]
M. Xu écrasa son mégot et dit :« Dai Wei, tu dois tout avouer. C’est l’occasion que tu attendais pour aller de l’avant. »
[…] Lorsque j’arrivai au poste de police, j’étais brûlant et couvert de sueur, mais mes os étaient glacés.
J’essayai rapidement de réfléchir à ce qu’ils avaient pu trouver sur moi. Je pensai à Lulu. Peut-être avait-elle fait circuler la copie d’Un cœur de jeune fille que je lui avais donnée, et quelqu’un avait-il rapporté la chose à la police. Peut-être Shuwei, qui m’avait prêté le livre, avait-il été arrêté et était-il enfermé dans la pièce à côté.


Ma Jian montre ensuite magistralement comment la culture de l'aveu, profondément enracinée dans la mémoire collective par des pratiques récurrentes dans l‘histoire récente de la Chine continue à modeler les pratiques policières.

Ma Jian dans Beijing Coma pp. 48-49 a écrit:
Après le déjeuner, les deux policiers revinrent. L’un d’eux déclara : « Avoue tout ce que tu as fait. Il est facile d’entrer ici, mais difficile d’en sortir ». Puis il quitta la pièce.
« Viens ici ! » s’écria l’autre policier. […] Tu sais pourquoi tu es ici ?
-Non. »
Il s’assit et posa ses pieds sur le bureau. On aurait dit qu’il se préparait à faire la sieste. « Nous t’avons donné toute la matinée pour réfléchir. Si tu avoues, on te laissera peut-être partir. Dis-moi seulement ce que tu as fricoté de honteux récemment.
- J’ai lu Un Cœur de jeune fille. […]
[…]
- Dai Wei. Regarde-moi dans les yeux. Qui d’autre a lu ce livre ? Ca ne sert à rien de mentir. Nous avons une liste de noms. »
Je n’osai pas répondre à sa question.
« Avoue ce que tu as fait.
- J’ai fait une copie manuscrite du livre.
[…] A qui as-tu donné cette copie ? » Il criait maintenant. Mes jambes lâchèrent et je me retrouvai accroupi. Il me fit tomber d’un coup de pied, prit ma ceinture sur la table et m’en frappa à la tête. […]
- Où est la copie ? Sa chaussure en cuir m’écrasait le menton.
« Je l’ai donnée à Lulu.
[…]
- Tu m’as l’air d’avoir été très occupé ces derniers temps. Qu’as-tu fait d’autre ? Laisse-moi te rafraîchir la mémoire. Tu ne t’es pas récemment promené dans ta cité en chantant : « Tu est une fleur en bouton. Quand fleuriras-tu ? » Hein ? « Il me fit retomber d’un nouveau coup de pied, puis il saisit la thermos posée sur la table. Je me rappelai soudain le jour où, pendant la Révolution culturelle, un groupe de Gardes rouges avait fait sortir notre voisine, grand-mère Li, du dortoir de l’Opéra, et avaient ordonné au reste d’entre nous d’aller chercher nos thermos. Puis nous avions dû les regarder verser dix thermos d’eau bouillante sur la tête de grand-mère Li.


Ma Jian montre enfin la composante sexuelle de la soumission politique; il montre comment le Parti exploite à son profit le sentiment de culpabilité des adolescents qui découvrent la sexualité dans l’angoisse de la transgression pour la transformer en culpabilité politique et comment se forge l’image d’un pouvoir omniscient combinant sur-moi psychologique et autorité policière.

Ma Jian dans Beijing Coma pp. 49-50 a écrit:
« Dis-moi ce que tu as encore fait », reprit le policier en enlevant le bouchon de la thermos. […] Regarde ces lettres que nous avons reçues te concernant ! » […]
Comme je ne pouvais pas voir le contenu des lettres, je me creusai rapidement la cervelle à la recherche d’un crime que je pourrais avouer. « J’ai tripoté Lulu, finis-je par reconnaître ».
- Où ?
- Dans un tuyau en ciment.
- Juste une fois ?
- Oui, je ne l’ai pas touchée depuis.
- C’est toi qui l’as attirée là ?
- Non. Nous avions rendez-vous.
- Un rendez-vous, mon cul ! Ca ne s’appelle pas un rendez-vous, ça s’appelle avoir des relations sexuelles illicites ! Ouvre les jambes ! » Il me donna un violent coup de pied. Je me roulais sur le ciment du sol en hurlant de douleur.
« Tu dois écrire en détail tous les crimes que tu as commis. Je veux des noms, des endroits et des dates. Si tu nous avoues tout, on passera peut-être l’éponge. N’oublie pas que feu ton père était un membre des Cinq Catégories Noires. Sans la politique de réforme de Deng Xiaoping et tes bonnes notes à l’école, il y a longtemps que tu aurais été exécuté, sale fils de droitiste. »
laoshi
Avatar de l’utilisateur
laoshi
Administrateur
 
Messages: 3912
Inscrit le: 06 Juil 2011, 06:23

Extraits : Hippocrate, connais pas !

Messagepar laoshi » 06 Juin 2012, 16:12

A l'occasion du 23° anniversaire des massacres de Tian'Anmen, j'ai copié pour vous quelques extraits du beau et douloureux roman de Ma Jian, Beijing Coma.

Dai Wei, qui a reçu une balle en pleine tête, est plongé dans le coma depuis dix ans déjà et sa mère, communiste "grand teint", découvre peu à peu la vérité d'un système qui s'acharne sur ses victimes et sur les familles de ses victimes au mépris des valeurs les plus élémentaires de l'humanité.

Comme Chen Guangcheng dénonçant les "bigots" du PCC, Ma Jian met en évidence les rappports profonds qui unissent dictature politique et aliénation psychique : la "dévotion au Parti, écrit-il, est une névrose obsessionnelle", on ne saurait mieux dire, je crois !

Ma Jian, dans Beijing Coma a écrit:

- Les hôpitaux ont interdiction de le soigner à cause de son passé politique, et je suis obligée de payer des médecins privés qui le soignent en douce. Au début, les voisins ont été gentils. Ils venaient me rendre visite pour me dire de ne pas m’inquiéter et que le gouvernement reverrait bientôt sa position sur les manifestations de Tiananmen. Mais dès que la police a commencé à s’en prendre à moi, ils ont arrêté de venir. Quand je les croise dans la rue, maintenant, ils détournent les yeux, terrorisés comme s’il avaient vu un fantôme.
- Chen Di m’a appris que la police venait souvent vous voir.
- Deux ou trois fois par semaine. Ils me disent de ne pas parler aux journalistes, et de ne pas quitter l’appartement. Ils veulent le nom de tous ceux qui viennent me voir. […] Dis-moi, as-tu fait ta demande pour partir à l’étranger ?
- C’est inutile. Ils ne me laisseront jamais partir. L’ancien copain de dortoir de Dai Wei, Xiao Li, s’est suicidé l’autre jour. Il a sauté d’une fenêtre du dortoir. Le rectorat le forçait à écrire une autocritique. Un des crimes dont il était accusé était d’avoir chanté l’hymne national en public. Ils ont dit que ‘était mettre en danger la Sécurité publique’. […]
- Mes chefs à l’Opéra m’ont demandé d’écrire que j’approuvais la répression. [….] Plus personne ne me parle. Dai Wei a eu une crise il y a quelques mois, et je savais qu’il fallait que je le ramène à l’hôpital. J’ai crié à l’aide, mais mes voisins ont verrouillé leurs portes. Ces marxistes-léninistes ! Ils sont terrifiés à l’idée de s'écarter de la ligne….
- Leur dévotion au Parti est une névrose obsessionnelle. Tous ceux qui vivent sous une dictature sont des malades….
laoshi
Avatar de l’utilisateur
laoshi
Administrateur
 
Messages: 3912
Inscrit le: 06 Juil 2011, 06:23

les tanks, jamais vus ?

Messagepar laoshi » 06 Juin 2012, 16:18

Le mot "tank", apprend-on, a été bloqué sur Weibo à l'occasion du 23° anniversaire de la répression, comme le nom de ce manifestant qui a eu les deux jambes broyées par un char. D'emblée, malgré l'évidence, le pouvoir communiste a tout fait pour étouffer la vérité :

Ma Jian, dans Beijing Coma a écrit: Je pense à la lettre de Wang Fei. Elle est arrivée il y a quelques jours, et ma mère l’a lue dans le train. Wang Fei y raconte qu’après sa sortie de l’hôpital il a été interrogé par la police pendant plusieurs mois et qu’on lui a dit de ne révéler à personne qu’il avait vu des tanks écraser les étudiants. Comme il refusait, on lui a fait savoir qu’il n’aurait pas de travail une fois sorti de l’université.
laoshi
Avatar de l’utilisateur
laoshi
Administrateur
 
Messages: 3912
Inscrit le: 06 Juil 2011, 06:23

"une nouvelle maladie mentale en Chine, l'opposition"

Messagepar laoshi » 06 Juin 2012, 16:21

On connaît bien l'utilisation qui a été faite de la psychiatrie en Union soviétique, on connaît moins son rôle dans la Chine post-maoïste :

Ma Jian, dans Beijing coma a écrit:
[…] - Helen et moi sommes allés sur la Place hier et nous avons déposé un bouquet au pied du monument aux Héros du peuple. Il était composé de six roses rouges et de quatre roses blanches pour commémorer les étudiants qui ont été tués le 4 juin.
[…] « Vous auriez pu vous faire arrêter ! Une certaine Wang Xing est allée sur la Place il y a quelque temps et elle a déployé un drapeau où il y avait écrit : ‘Cassez la condamnation du Mouvement Tiananmen’. Elle a été arrêtée, déclarée ‘folle criminelle’ et envoyée dans un de ces hôpitaux psychiatriques de Ankang dirigés par la police. Ils ne vous relâchent qu’une fois qu’ils vous ont tellement torturé que vous êtes vraiment devenu fou. »
laoshi
Avatar de l’utilisateur
laoshi
Administrateur
 
Messages: 3912
Inscrit le: 06 Juil 2011, 06:23

culpabilité familiale

Messagepar laoshi » 06 Juin 2012, 17:11

Expulsées de Pékin et assignées à résidence en banlieue ou à la campagne tous les ans à l'approche de l'anniversaire des massacres, les familles des victimes, considérées comme solidairement coupables des "crimes" de leurs enfants, sont soumises à une surveillance et à des tracasseries sans fin :

Ma Jian dans Beijing Coma a écrit: Ma mère est en train de parler avec An Qi, laquelle est venue avec une femme du nom de Gui Lan dont le fils a été condamné à dix-huit ans de prison pour avoir mis le feu à un tank pendant la répression. […]
Le dernier anniversaire du 4-Juin, la police m’a donné un billet de train pour aller chez mes parents. Ils ne voulaient pas que je sois à Beijing de crainte que je veuille faire quelque chose pour commémorer la répression. Ils m’ont suivie jusque là-bas, et retour, ce qui fait que je n’ai pas pu me détendre. […]
- La police nous a emmenés dans une auberge à la campagne. Ils n’ont même pas voulu nous dire le nom du village. On a passé la semaine dans notre chambre à regarder la télévision toute la journée.
laoshi
Avatar de l’utilisateur
laoshi
Administrateur
 
Messages: 3912
Inscrit le: 06 Juil 2011, 06:23


Retour vers romans et autres fictions

Qui est en ligne ?

Utilisateur(s) parcourant ce forum : Aucun utilisateur inscrit et 1 invité

cron