Contrairement à ce qu'on lui reproche parfois, Mo Yan, qui doit son pseudonyme ("ne parle pas") à sa grand-mère (elle lui recommandait le silence, de peur, sans doute qu'il n'attire des ennuis à la famille), n'a pas peur des mots...
Je viens de lire avec enthousiasme la première partie de La Dure loi du Karma : Ximen Nao, ci-devant propriétaire terrien, vient d'être expédié en enfer par les Redresseurs de torts dont Philippe Videlier nous chante les louanges dans Dîner de gala. Après avoir subi un interrogatoire musclé du Roi des Enfers, enduré les fantaisies cruelles de tortionnaires qu'on dirait tout droit sortis du monde des vivants, Ximen Nao renaît réincarné en âne dans une scène qui fait joliment écho à Beaux Seins belles fesses. Le pauvre animal assiste alors à l'essor de la commune populaire qu'on a installée dans la propriété familiale. Les nouveaux maîtres sont pour la plupart de fieffées crapules, brutales, cupides et sans scrupules. Seul Lan Lian, le fils adoptif de Ximen Nao, qui a épousé l'une des concubines de son père, résiste à la collectivisation. Il s'entête à cultiver son champ avec son âne au grand dam des champions du nouveau mode de production qui maigrissent à vue d'oeil tout en proclamant des rendements miraculeux. Mais les libérateurs prétendent bientôt que l'air qu'il respire, le soleil qui l'éclaire, la rue ancestrale sur laquelle il pose ses pas sont propriété collective, ils l'assujettissent donc en toute justice au travail forcé dans les aciéries qui poussent comme des champignons dans les arrière-cours... L'âne, lui aussi collectivisé, aura l'insigne honneur de porter désormais sur son dos le chef de district.
En filigrane de ces Mémoires d'un âne à la mode chinoise, où l'on retrouve l'univers cauchemardesque de Stèles, les textes d'un auteur de fiction appelé Mo Yan, tantôt nouvelle, tantôt poème épique, scandent plaisamment le récit... Bref, La Dure loi du Karma, est une superbe réussite...
Mo Yan est un formidable conteur : son âne revit toutes les passions humaines de Ximen Nao (et celles de l'auteur, fasciné par les rondeurs féminines), à travers des sensations animales très subtilement décrites ; son idylle avec l'ânesse Huahua, son combat contre les loups, ses rêves ou sa fin tragique sont aussi émouvants que pourraient l'être celles d'un héros bien humain. A lire absolument !