Je suis tout à fait d'accord avec le jugement du jury suédois concernant "le réalisme hallucinatoire" de Mo Yan dont l'écriture conjugue en effet avec brio le conte, l'histoire et la description du monde contemporain... La scène inaugurale de Beaux Seins, belles fesses, qui avait suscité mon enthousiasme, semble tout droit inspirée de la veine rabelaisienne de La Terre d'Emile Zola (en particulier l'épisode de la naissance du veau et de l'ivresse de l'âne).
Je précise que, contrairement à ce qu'on pourrait penser, Zola a longtemps été (et est peut-être encore) un auteur maudit en Chine : dans les années 90, j'ai rencontré, au Séminaire Zola du CNRS, le traducteur du Rêve, une bergerade sentimentale et édifiante ; selon lui, on pouvait alors traduire Au Bonheur des Dames mais il n'était pas possible de traduire les romans ouvriers de Zola, L'Assommoir ou Germinal. Je me demande toujours si la présence du film de Claude Berry, Germinal, dans le colis que j'avais envoyé à ma petite correspondante chinoise il y a deux ans n'explique pas qu'elle n'ait jamais reçu mon cadeau...
D'autres scènes de Beaux Seins, belles fesses, sont superbes, entre autres le récit des campagnes de lutte contre les propriétaires terriens, une séance de cinéma en plein air et la description des conditions carcérales faites aux paysans dans les communes populaires (là encore, la lecture de Stèles, est fort utile). C'est l'accumulation des personnages et, à la fin du roman, une fuite dans un récit de plus en plus destructuré et de plus en plus délirant, qui m'ont découragée. Mais je n'ai sans doute pas toutes les références pour comprendre le roman. Je vous conseille, en tout cas, de faire l'expérience de la lecture.
Je ne reprocherais pas à Mo Yan d'appartenir à l'Association des écrivains et même d'en être le vice-président, je suppose que, vu l'encadrement des professions intellectuelles régnant en Chine, il ne peut guère échapper à cet embrigadement. Les meilleurs écrivains se révèlent d'ailleurs souvent dans les stratégies qu'ils mettent en oeuvre pour ruser avec la censure. Rabelais, auquel on compare Mo Yan, était moine, ce qui ne l'empêchait pas de tourner en dérision le clergé de son temps et les textes sacrés avec une liberté qui ferait s'étrangler de rage les partisans contemporains du retour au "délit de blasphème" et autres chantres du "respect des religions".
Je crois que le jury du Nobel a voulu amadouer les autorités chinoises et faire acte de repentir après avoir choisi deux dissidents, Gao Xinjian comme prix Nobel de littérature en 2000 et Liu Xiaobo comme prix Nobel de la paix en 2010. C'est cette motivation par trop "diplomatique" que je trouve contestable : le silence prudent de Mo Yan ("celui qui ne parle pas") lorsque Liu Xiaobo a été nommé Prix Nobel de la paix est un élément à charge de ce point de vue.