Mandarine, dans Nuits et brouillard dans la Chine maoïste : un autre regard, a écrit:
Un auteur que vous connaissez peut-être, moi pas. Il a une analyse très particulière de "La grande famine".
Luc Richard,journaliste à Marianne,s'entretient avec Yan Lianke.Habitué à être interdit de publication dans son pays, le grand écrivain Yan Lianke a dû cette fois combattre sa propre autocensure pour raconter les conditions de (sur)vie dans un camp de rééducation par le travail pendant la Grande Famine. Rencontre avec un combattant de la liberté d’expression.
Votre roman décrit le Grand Bond en avant comme la création du monde, empruntant à la Genèse puis aux Évangiles. Comme s'il était une tentative de réalisation concrète du Royaume des cieux. Faites-vous un parallèle entre christianisme et communisme ?
Yan Lianke - Effectivement, je vois le communisme comme une dérive du christianisme. Au début du roman, le personnage religieux a la foi chrétienne pour des raisons spirituelles. Puis, pour des raisons existentielles, il change, et se met à croire en Mao. À mes yeux, il y a une matérialité très forte dans le monde oriental. Pour attirer des fidèles, une religion doit offrir des résultats matériels, tangibles. Le communisme, qui fonctionne comme une religion, propose cela avec la formule « à chacun selon ses besoins ».
Cette analyse ne fonctionne-t-elle pas plutôt avec le bouddhisme ?
J’ai lu la Bible pour en tirer un plaisir littéraire. Et c’est un classique religieux. Vous ne trouvez pas cette dimension littéraire dans le bouddhisme où il y a une foule de canons, de classiques, alors que le christianisme est réuni en un seul livre. Dans mon roman, je me sers de la Bible à des fins littéraires, j'essaie de donner à mon histoire une portée universelle. Par ailleurs, dans la littérature moderne chinoise, la religion n’a jamais été traitée. J’ai essayé d’écrire dessus et sur l’état d’angoisse d’intellectuels qui se retrouvent en l’absence de croyance. Le bouddhisme, qui est très matérialiste, peut difficilement décrire cette situation, à la différence du christianisme.YAN Lianke
Les Quatre Livres
Traduit par Sylvie Gentil
Collection Chine
416 pages / 20,80 € / ISBN : 2.8097.0352.8
Bibliothèque idéale
"L'Enfant du ciel", premier des quatre livres composant ce magnifique roman, commence comme une réécriture de la Genèse. C'est l'histoire d'un adolescent, un ingénu qui, chargé de garder un camp de "novéducation" pour intellectuels, finira par se crucifier au-dessus d'un tapis de fleurs rouges pour leur rendre leur liberté et sceller leur rédemption.
Il y a aussi "Le Vieux Lit", récit de l'Ecrivain, et le mémoire "Des criminels", qu'il doit rédiger pour les autorités. Il y a enfin l'essai inachevé auquel l'Erudit a travaillé tant d'années.
Les Quatre Livres - dont le titre évoque à la fois les quatre "canons" du confucianisme et les quatre Evangiles - est une oeuvre forte, violente, bouleversante, pour dire à voix alternées le récit de la création d'un monde, ce cauchemar que furent, de 1959 à 1961, les trois années du "Grand Bond en avant" imaginé par Mao et qui coûta la vie à plus de trente-six millions de personnes. quatre manières de dire la folie des hommes, quatre tonalités dans lesquelles on reconnaît la voix de Yan Lianke, sa langue poétique qui a la puissance d'un chant d'amour et de confiance en l'humanité.
On comprend que ce roman ne sera sans doute jamais publié en Chine continentale.
Je sors de la Fnac les bras bien chargés et ma liste de livres à acheter est toujours aussi longue...
J'aime beaucoup Yan Lianke, dont je suis en train de lire Bons baisers de Lénine et dont je vous ai déjà recommandé Le Rêve du Village des Ding. Je n'avais jamais entendu parler des Quatre Livres, merci de nous le signaler, Mandarine. Je vois que je n'aurai que l'embarras du choix pour ma prochaine lecture...
La parenté entre le communisme et le judéo-christianisme a été mise en évidence par Nietzsche, entre autres dans La Généalogie de la morale, et vous vous souvenez sans doute de la prédication d'Etienne, le héros de Germinal, dans la Forêt de Vandamme... Outre la portée messianique des deux croyances, parfaitement décrite par Zola, Nietzsche pointe en elles la dimension du "ressentiment" dont le maoïsme est la plus monstrueuse incarnation.
Il y a pour Nietzsche quelque chose de profondément "morbide" au principe de la religion judéo-chrétienne et dans la personnalité cléricale : impuissants à agir positivement sur le monde, incapables du bonheur insouciant et immédiat de l'action, les prêtres juifs ont, selon Nietsche, inventé l'idée compensatoire de "la faute" ; la tendance à "l'imputation des torts", à l'accusation vindicative, est caractéristique de leur psychologie ; ce qu'ils ne peuvent pas faire, les prêtres en ont fait le "péché" dont ils exigent "l'expiation" ; les prêtres chrétiens ont couronné l'édifice en ajoutant "la mauvaise conscience", l'intériorisation de la culpabilité, à cet "esprit de vengeance". Doués d'une "prodigieuse mémoire", que Nietzsche compare à une digestion qui n'en finit pas, les inquisiteurs de toute sorte inventorient le passé de leurs victimes pour y découvrir la moindre péccadille tandis que les "coupables" se livrent inlassablement à des "examens de conscience" interminables et scrupuleux. Toute adhésion au PCC implique encore la rédaction d'un examen de conscience maintes fois réitéré (auprès duquel la confession chrétienne semble un agréable divertissement) et vous vous rappelez peut-être que les seuls "loisirs", à Yan'an, consistaient à "avouer" la moindre pensée "coupable" et à traquer le moindre oubli :
Mao a écrit:
Obligez tout le monde à rédiger un examen de conscience et à le recopier trois fois, cinq fois, autant de fois qu’il le faudra […] Dites bien à tous de révéler la moindre pensée qu’ils ont pu avoir et qui ne serait pas bonne pour le Parti.
On ne peut nier qu'il y ait quelque chose de profondément clérical dans tous les partis communistes, jusque dans l'ascétisme ostentatoire du vêtement et dans le rapport très problématique à la sexualité : comme je le notais dans La Dure Loi du Karma à propos du "mariage tardif", Mao a réussi à émasculer non seulement tous les mâles autour de lui - et, en particulier, Zhou Enlai -, mais encore tous les Chinois ! Si le gourou se laisse aller à une sexualité débridée, les adeptes, quant à eux, sont fortement encouragés à substituer le culte du chef aux engagements affectifs qui pourraient les détourner de la Révolution (pensez à Arlette Laguillet, que d'aucuns appelaient la "Vierge rouge")... Il y aurait encore beaucoup à dire à ce sujet ; la religiosité des "dévots du PCC" n'a jamais fait aucun doute pour moi.