YAN Lianke : "Les Quatre Livres"

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YAN Lianke : "Les Quatre Livres"

Messagepar laoshi » 02 Déc 2012, 18:47

Je recopie ici le message que Mandarine a écrit dans la Grande Famine de Mao, où il a bien sa place, afin que ceux qui cherchent les romans puissent aussi trouver directement l'information.

Mandarine, dans Nuits et brouillard dans la Chine maoïste : un autre regard, a écrit:

Un auteur que vous connaissez peut-être, moi pas. Il a une analyse très particulière de "La grande famine".

Luc Richard,journaliste à Marianne,s'entretient avec Yan Lianke.
Habitué à être interdit de publication dans son pays, le grand écrivain Yan Lianke a dû cette fois combattre sa propre autocensure pour raconter les conditions de (sur)vie dans un camp de rééducation par le travail pendant la Grande Famine. Rencontre avec un combattant de la liberté d’expression.



Votre roman décrit le Grand Bond en avant comme la création du monde, empruntant à la Genèse puis aux Évangiles. Comme s'il était une tentative de réalisation concrète du Royaume des cieux. Faites-vous un parallèle entre christianisme et communisme ?

Yan Lianke - Effectivement, je vois le communisme comme une dérive du christianisme. Au début du roman, le personnage religieux a la foi chrétienne pour des raisons spirituelles. Puis, pour des raisons existentielles, il change, et se met à croire en Mao. À mes yeux, il y a une matérialité très forte dans le monde oriental. Pour attirer des fidèles, une religion doit offrir des résultats matériels, tangibles. Le communisme, qui fonctionne comme une religion, propose cela avec la formule « à chacun selon ses besoins ».

Cette analyse ne fonctionne-t-elle pas plutôt avec le bouddhisme ?

J’ai lu la Bible pour en tirer un plaisir littéraire. Et c’est un classique religieux. Vous ne trouvez pas cette dimension littéraire dans le bouddhisme où il y a une foule de canons, de classiques, alors que le christianisme est réuni en un seul livre. Dans mon roman, je me sers de la Bible à des fins littéraires, j'essaie de donner à mon histoire une portée universelle. Par ailleurs, dans la littérature moderne chinoise, la religion n’a jamais été traitée. J’ai essayé d’écrire dessus et sur l’état d’angoisse d’intellectuels qui se retrouvent en l’absence de croyance. Le bouddhisme, qui est très matérialiste, peut difficilement décrire cette situation, à la différence du christianisme.


YAN Lianke
Les Quatre Livres
Traduit par Sylvie Gentil

Collection Chine
416 pages / 20,80 € / ISBN : 2.8097.0352.8
Bibliothèque idéale

"L'Enfant du ciel", premier des quatre livres composant ce magnifique roman, commence comme une réécriture de la Genèse. C'est l'histoire d'un adolescent, un ingénu qui, chargé de garder un camp de "novéducation" pour intellectuels, finira par se crucifier au-dessus d'un tapis de fleurs rouges pour leur rendre leur liberté et sceller leur rédemption.
Il y a aussi "Le Vieux Lit", récit de l'Ecrivain, et le mémoire "Des criminels", qu'il doit rédiger pour les autorités. Il y a enfin l'essai inachevé auquel l'Erudit a travaillé tant d'années.
Les Quatre Livres - dont le titre évoque à la fois les quatre "canons" du confucianisme et les quatre Evangiles - est une oeuvre forte, violente, bouleversante, pour dire à voix alternées le récit de la création d'un monde, ce cauchemar que furent, de 1959 à 1961, les trois années du "Grand Bond en avant" imaginé par Mao et qui coûta la vie à plus de trente-six millions de personnes. quatre manières de dire la folie des hommes, quatre tonalités dans lesquelles on reconnaît la voix de Yan Lianke, sa langue poétique qui a la puissance d'un chant d'amour et de confiance en l'humanité.
On comprend que ce roman ne sera sans doute jamais publié en Chine continentale.


Je sors de la Fnac les bras bien chargés et ma liste de livres à acheter est toujours aussi longue...


J'aime beaucoup Yan Lianke, dont je suis en train de lire Bons baisers de Lénine et dont je vous ai déjà recommandé Le Rêve du Village des Ding. Je n'avais jamais entendu parler des Quatre Livres, merci de nous le signaler, Mandarine. Je vois que je n'aurai que l'embarras du choix pour ma prochaine lecture...

La parenté entre le communisme et le judéo-christianisme a été mise en évidence par Nietzsche, entre autres dans La Généalogie de la morale, et vous vous souvenez sans doute de la prédication d'Etienne, le héros de Germinal, dans la Forêt de Vandamme... Outre la portée messianique des deux croyances, parfaitement décrite par Zola, Nietzsche pointe en elles la dimension du "ressentiment" dont le maoïsme est la plus monstrueuse incarnation.

Il y a pour Nietzsche quelque chose de profondément "morbide" au principe de la religion judéo-chrétienne et dans la personnalité cléricale : impuissants à agir positivement sur le monde, incapables du bonheur insouciant et immédiat de l'action, les prêtres juifs ont, selon Nietsche, inventé l'idée compensatoire de "la faute" ; la tendance à "l'imputation des torts", à l'accusation vindicative, est caractéristique de leur psychologie ; ce qu'ils ne peuvent pas faire, les prêtres en ont fait le "péché" dont ils exigent "l'expiation" ; les prêtres chrétiens ont couronné l'édifice en ajoutant "la mauvaise conscience", l'intériorisation de la culpabilité, à cet "esprit de vengeance". Doués d'une "prodigieuse mémoire", que Nietzsche compare à une digestion qui n'en finit pas, les inquisiteurs de toute sorte inventorient le passé de leurs victimes pour y découvrir la moindre péccadille tandis que les "coupables" se livrent inlassablement à des "examens de conscience" interminables et scrupuleux. Toute adhésion au PCC implique encore la rédaction d'un examen de conscience maintes fois réitéré (auprès duquel la confession chrétienne semble un agréable divertissement) et vous vous rappelez peut-être que les seuls "loisirs", à Yan'an, consistaient à "avouer" la moindre pensée "coupable" et à traquer le moindre oubli :


Mao a écrit:
Obligez tout le monde à rédiger un examen de conscience et à le recopier trois fois, cinq fois, autant de fois qu’il le faudra […] Dites bien à tous de révéler la moindre pensée qu’ils ont pu avoir et qui ne serait pas bonne pour le Parti.


On ne peut nier qu'il y ait quelque chose de profondément clérical dans tous les partis communistes, jusque dans l'ascétisme ostentatoire du vêtement et dans le rapport très problématique à la sexualité : comme je le notais dans La Dure Loi du Karma à propos du "mariage tardif", Mao a réussi à émasculer non seulement tous les mâles autour de lui - et, en particulier, Zhou Enlai -, mais encore tous les Chinois ! Si le gourou se laisse aller à une sexualité débridée, les adeptes, quant à eux, sont fortement encouragés à substituer le culte du chef aux engagements affectifs qui pourraient les détourner de la Révolution (pensez à Arlette Laguillet, que d'aucuns appelaient la "Vierge rouge")... Il y aurait encore beaucoup à dire à ce sujet ; la religiosité des "dévots du PCC" n'a jamais fait aucun doute pour moi.
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Re: YAN Lianke : "Les Quatre Livres"

Messagepar mandarine » 04 Déc 2012, 18:27

Merci pour cette analyse ,Laoshi.
J'apprécie beaucoup la richesse des échanges sur ce forum.
Votre formation lui donne une dimension certaine ,sans aliéner pour autant les convictions de chacun.
Les autorités de votre pays,qui elles aussi pensent forcément à leurs intérêts,ne manqueront pas de comprendre combien le type de célébrité que leur vaut la persécution de personnes telles que vous les dessert Vaclav Havel à Liu Xiaobo
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Re: YAN Lianke : "Les Quatre Livres"

Messagepar laoshi » 04 Déc 2012, 19:01

Merci, Mandarine. Il est bien évident que l'on peut respecter les croyances de chacun sans renoncer pour autant à l'apport critique de penseurs aussi iconoclastes que Nietzsche.

Il est bien évident aussi que les religions, leur signification historique et leur positionnement idéologique, évoluent. Nietzsche (1844-1900) analyse celle de son époque, marquée, précisément à la fois par l'essor du communisme et par le "retour du religieux", les deux phénomènes relevant pour lui de la même "maladie".

Je profite de ce message pour dire que, contrairement à ce que l'on dit encore trop souvent, Nietzsche n'était pas antisémite : faisant, comme il disait "de la philosophie à coups de marteau" (marteau iconoclaste du briseur d'idoles et marteau à diagnostic du médecin), il ne faisait pas dans la dentelle... Violemment anti-cléricaux (contre les prêtres juifs rédacteurs de la Bible et contre les apôtres chrétiens rédacteurs des Evangiles), ses textes ont donné lieu à des contresens et à des récupérations vers ce qu'il appelait "cette honteuse fumisterie des races".

Nietzche détestait dans le communisme et dans le christianisme (dans le darwinisme aussi) l'exaltation irrationnelle des humbles et des masses : il avait compris qu'il y avait là les ressorts d'une horrible tyrannie, négatrice de toute différence, de toute individualité. On peut dire que le communisme historique, avec ses foules d'êtres indiscernables, rigoureusement identiques dans leur bleu de chauffe, avec ses foules se ruant sur ceux qu'on leur propose comme boucs émissaires, lui a donné raison. La combinaison du "ressentiment" social, de l'"esprit de vengeance" avec le pouvoir d'Etat ("le plus froid de tous les monstres froids", disait Nietzsche), a produit les horreurs de notre temps. Et pour faire bonne mesure, Nietzsche prophétisait aussi l'autre totalitarisme : il écrivait textement que les "deux passions" du peuple allemand, le nationalisme et le socialisme, serait à l'origine de catastrophes inédites dans l'histoire !
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"un œil pour contempler le monde"

Messagepar laoshi » 18 Août 2013, 08:55

Je viens de lire Les Quatre Livres, je vous propose ci-dessous mes notes de lecture et les réflexions que m'a inspirées ce roman magnifique.

Yan Lianke, né en 1958, un an avant le lancement du Grand-Bond-en-avant, est obsédé par le souvenir de cette délirante campagne productiviste qu'il racontait déjà dans Bons Baisers de Lénine. Il l'avoue lui-même, il s'est beaucoup autocensuré pour écrire Les Quatre Livres - 四书 -, dont il a porté le projet pendant vingt ans et qu'il a mis deux ans à écrire. Car c'est une gageure, pour un auteur chinois, que de faire le récit de ces trois années que le pouvoir communiste continue de désigner comme les "trois années de calamités naturelles". Les lecteurs de Stèles trouveront donc le roman, qui se veut un fils infidèle du "réalisme", très en dessous de la réalité. Interdit en Chine, ce récit étrange et superbe nous dit pourtant sur le régime maoïste quelque chose d'essentiel dont ne peut rendre compte le froid comput des faits.

Pour analyser le Grand-Bond-en-avant, mais aussi tout le règne de Mao, Yan Lianke choisit le cadre d'un camp de "novéducation" (clin d'œil à la "novlangue" de George Orwell dans 1984) parce que le camp est consubstantiel au régime : "Les bâtiments de la zone de novéducation, avec leurs briques grises, leurs tuiles grises, étaient vieux comme le monde, écrit le romancier ; la lumière d'un chaos très ancien s'y entassait ; ils se dressaient là de toute éternité." Plus loin, l'un de ses personnages, l'Ecrivain, l'affirmera explicitement dans le préambule d'un roman dont nous lisons, en-abyme, des extraits : "Les zones de novéducation étant l'aspect, l'élément historique le plus spécifique à ce pays, comme les balafres sur le tronc d'un vieil arbre elles ont fini par devenir un œil pour contempler le monde."

Yan Lianke, qui s'est engagé dans l'armée en 1977 pour échapper à la condition paysanne et qui a fait ses premières armes à l'Association des écrivains alors qu'il était encore sous les drapeaux, a sans doute mis beaucoup de lui-même dans ce personnage. Chargé de consigner les faits et gestes de ses codétenus dans Les Criminels, un "chef-d'œuvre révolutionnaire" dont les autorités lui ont imposé le sujet et le titre et pour lequel elles lui ont donné de l'encre et du papier, interdits par ailleurs, il parvient ainsi à "noter à la barbe des autorités [les] réflexions qui seront l'étoffe de son futur ouvrage"…. Cet ouvrage, Le Vieux Lit, est évidemment, avec Les Criminels, l'une des quatre voix que nous entendons dans le récit polyphonique de Yan Lianke ; il raconte, en contrepoint du "mémorandum" de commande, la vie au jour le jour d'un camp d'intellectuels qui vont se "novéduquer" en cultivant la terre et en forgeant l'acier révolutionnaire dans l'ancien lit du Fleuve Jaune.

Il y a là Musique, une jeune pianiste virtuose coupable d'avoir enchaîné Le Rêve de l'Amour, de Liszt, à des couplets révolutionnaires de la plus belle eau ; le Religieux, qui voue un culte suspect à la Vierge Marie et qui cache une minuscule Bible à l'intérieur des pages du Capital de Marx, savamment découpées pour lui servir d'écrin secret ; l'Erudit, qui a révisé Le Capital "dans le sens voulu pour les autorités" et dont on ne sait pas quel crime il a commis sinon qu'il cache, sous son oreiller, "un livre extraordinairement réactionnaire", Les Sept sages des Wei et des Jin ; le Chercheur, qui a pris la place de son vieux professeur au camp et dont les talents feront merveille dans la production d'acier ; un éminent linguiste, qui a supervisé les meilleurs dictionnaires de langue chinoise mais qui, arrivé en retard à un colloque après avoir chaussé le pied gauche dans sa chaussure droite (faute éminemment symbolique), a été incarcéré pour n'avoir pas su marcher au pas….
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illusion démiurgique et névrose infantile du maoïsme

Messagepar laoshi » 18 Août 2013, 09:00

C'est sur cette pléiade de beaux esprits que règne un adolescent impubère, mi garde-rouge mi-figure christique... L'Enfant du ciel, le livre qui lui est consacré et sur lequel s'ouvre le roman, est une réécriture de la Genèse. Il raconte, sans jamais le nommer, comment Mao a voulu édifier un monde nouveau non seulement en faisant du "passé table rase", en abolissant l'héritage de l'Histoire, mais encore en bafouant l'ordre même de la Création. Car le Dieu de la Genèse avait mesuré à chaque espèce sa place dans l'ordre de l'univers et pourvu à sa subsistance ; si les hommes avaient le pas sur "les bestiaux, bestioles, bêtes sauvages et oiseaux", les espèces animales avaient elles aussi leur royaume : les oiseaux, dont on suit le vol à chaque épisode du roman, avaient les branches des arbres pour y faire leur nid et les graines des herbes sauvages pour pitance... Equilibre subtil que seule une démesure sacrilège a pu détruire : dans la plaine du Fleuve jaune, dont tous les arbres ont disparu, où donc les moineaux pourraient-ils se poser sinon sur les tiges de blé qui se couchent sous leur poids ? et quand les hommes en sont réduits par la famine à leur disputer les graminées sauvages, comment pourraient-ils croître et se multiplier ?

Non content de renverser l'ordre de la création avec le Grand-Bond-en-avant, Mao a cru pouvoir renverser celui des générations pendant la Révolution Culturelle... Tel le Christ, fils de Dieu, l'Enfant, que fascine la figure de la Vierge Marie, se verrait bien lui aussi comme l'inengendré ! Dans une société où la tradition veut que l'on appelle ses aînés "oncle paternel", "grand-père" et "grand-mère paternels", il ne se reconnaît d'autres ancêtres que les dieux lointains de "l'Organisation" (nom officiel du "Parti"). Que "l'autorité" du district ou de la Préfecture pose sa main sur sa tête et le voilà transporté d'une joie ineffable. Son ambition - visiter Pékin, serrer la main de "la plus haute de toutes les hautes autorités", voir Tian'Anmen, la Grande Muraille et même être reçu à Zhongnanhai, le siège du Pouvoir, révèle, sous son aspect dérisoire, l'essence du communisme chinois, le fétichisme bigot des cadres et de tout un peuple embrigadé dans la religion la plus bête qui soit au monde puisqu'à la différence de toutes les autres, elle est absolument privée de spiritualité.

Comme tous les fondateurs de religion, L'Enfant édicte bien des interdits mais, loin d'instaurer la valeur sacrée de la vie humaine comme le "tu ne tueras point" de la Bible, les siens défient les lois du Ciel : c’est l’image d’une balle qui tient lieu de certificat de baptême dans cette Eglise barbare dont les adeptes seront réduits à la bestialité du cannibalisme et à l'isolement absolu, chacun faisant bouillir dans son coin la chair arrachée aux morts ; seul, l'Erudit, en refusant de manger de la chair humaine, malgré la famine, respectera l'ordre symbolique qui nous fait ce que nous sommes.

L'Enfant impose également des rites dignes de la névrose obsessionnelle : la brosse à dents doit être posée en l'air dans le gobelet accroché à la corde à linge de telle sorte que les poils soient tournés vers l'est, comme le bouchon du tube de dentifrice... Il en accomplit lui-même en portant de tente en tente son pistolet posé sur un plateau recouvert d’un morceau de soie rouge comme un prêtre porterait le calice de la communion ou les huiles l’extrême onction....

Mais la principale obsession de ce chef de camp pour intellectuels, c'est évidemment la haine de la pensée. Aux yeux de l'Enfant, la science n'est plus qu'une "fiente" bonne à "enfouir sous une pierre", le Religieux doit pisser sur sa Bible et l'Ecrivain doit répéter après lui que les livres où il a cru pouvoir exposer ses idées "sont de la merde de chien" : "Quand tu reprendras le livre, la plume et le papier, dit le principal de ses "commandements", tu ne liras et n'écriras pas n'importe quoi, car il est interdit de penser à tort et à travers".

Yan Lianke incarne ainsi dans L'Enfant l'illusion démiurgique du maoïsme et l'infantilisation de tout un peuple, y compris de ses intellectuels, réduits, tels des écoliers, à collectionner les petites fleurs rouges en papier huilé, à les convertir en fleurs moyennes, puis en étoiles rouges à cinq branches, sans s'occuper des moyens par lesquels ils parviennent à thésauriser ainsi (curieux passe-temps communiste !) les clefs de la liberté promise aux plus "méritants", c'est-à-dire aux plus soumis... L'idée ferait sourire si on ne la retrouvait réellement à l'œuvre dans la Chine d'aujourd'hui comme en témoigne Quand l'étoile du bonheur frappe à la porte, un feuilleton dont je vous ai déjà longuement parlé...

Pour gagner le précieux sésame, tous ou presque s'abaissent à débiter les pires âneries, à s'engager sur des objectifs de production parfaitement ineptes ou à mettre la main à la répression imbécile. Les pancartes de dénonciation des "fornicateurs" sont rédigées dans une élégante calligraphie du style des "herbes folles" et l'on verra notre éminent linguiste recevoir des petites fleurs de papier avec, "aux lèvres, le sourire candide et innocent des nourrissons", pour avoir rédigé ces sentences parallèles d'une affligeante bêtise :

"Bouleversons le ciel, et la terre et les mers ; nos greniers ridiculiseront l'Occident !
Tuons la lune, visons le soleil au mitan ; nos monts d'acier sont la fierté de l'univers !"

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Théâtre de la cruauté et histrionisme révolutionnaire

Messagepar laoshi » 18 Août 2013, 09:05

Sous l'empire de l'idéologie, la distinction entre le réel et la fiction vole ainsi en éclats. La théâtralisation du pouvoir est en effet typique du maoïsme. Quoi de plus efficace que de rendre les victimes complices du mal qu'on leur fait endurer ? Croyant assister à un spectacle révolutionnaire, les détenus réclament la tête d'un "traître" de mélodrame et se découvrent irrémédiablement compromis lorsqu'éclate le coup de feu et que le sang coule sur les planches…. Quoi de plus édifiant que la mise en scène de l'humiliation ? Après avoir été promenés de base de novéducation en base de novéducation avec leur chapeau conique, l'Erudit et Musique, qui refusent de "rejouer leur accouplement" pour des voyeurs frustrés, subissent quotidiennement des séances publiques de critique. Mais l'Enfant comprend vite le parti qu'il peut tirer du spectacle de sa mansuétude : plus les "coupables" ajoutent eux-mêmes de crimes sur leur chapeau ou sur la pancarte qu'ils portent au cou, plus ils gagnent de fleurs ! "L'Enfant était bon, il avait un cœur d'or, il aimait l'Erudit et il aimait Musique." Pris entre la terreur de la punition et le besoin d'amour, les détenus accomplissent eux-mêmes les gestes et les actes de leur propre assujettissement : "en vérité la fabrication de l'acier en fut grandement accélérée", écrit Yan Lianke…. Du Dieu vengeur de l'Ancien Testament, qui faisait marcher ses ouailles à la baguette, l'Evangile a fait un "Dieu d'amour" et l'Enfant a parfaitement retenu la leçon : tel Mao, qui endossait le rôle de la victime expiatoire de la Révolution pour conserver le pouvoir chaque fois qu'il menaçait de lui échapper, l'Enfant, en histrion pathétique, offre rituellement sa vie aux détenus : ils sont libres ! Qu'ils lui tranchent la tête au coupe-paille, qu'ils l'abattent d'une balle dans la poitrine s'ils refusent de fondre l'acier ou de semer le blé ! Le chantage affectif fonctionne à merveille et les détenus sont littéralement prêts à "se saigner aux quatre veines" pour faire pousser les épis monstrueux de la Révolution….
Yan Lianke touche là l'un des ressorts essentiels et l'une des spécificités du maoïsme (comme du stalinisme, d'ailleurs) : à la différence du nazisme, qui laisse au moins à ses victimes la liberté de haïr ses bourreaux, le maoïsme est parvenu à s'en faire aimer !
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Une oeuvre majeure de la littérature chinoise

Messagepar laoshi » 18 Août 2013, 09:11

Les Quatre Livres sont un roman passionnant, écrit dans un style admirable : des leitmotive discrets (le vol des moineaux ou les gueules embrasées des fourneaux dessinant un dragon de feu le long du fleuve), des réminiscences mythiques (les pies accourant à tire-d'aile pour célébrer la libération des détenus ou le don que l'Ecrivain fait de sa propre chair pour sauver l'Erudit de la famine), des images poétiques tissant des liens inattendus entre les sensations (des odeurs colorées, des couleurs odorantes, des lumières pesantes), un humour désespéré, font de ce livre une œuvre majeure de la littérature chinoise de notre temps.

Je suis plus réservée sur la fin du roman car l'Enfant, à force de lire et de relire l'histoire biblique "en bande dessinée", s'est laissé convertir par cette religion qu'il croyait devoir persécuter et le voilà qui se crucifie lui-même pour sauver tous les détenus de la zone 99 ! J'avoue que je ne vois pas bien où veut en venir le romancier : si Mao jouait souvent les victimes, il n'était pas prêt à sacrifier son pouvoir à son peuple, bien au contraire, il était prêt à sacrifier le bonheur de tout un peuple à son pouvoir !…. Il est vrai que le salut promis par la mort de l'Enfant n'est qu'une illusion de plus puisque les anciens bagnards croisent sur leur route vers l'Orient "des centaines, des milliers de gens du petit peuple qui tirant charrette et portant palanche allaient dans l'autre sens"…. Ils ont, à leur tête, le Chercheur, le seul à avoir pu quitter le camp pendant la campagne de l'acier, prêt à y emmener tous les siens…. Libération absurde donc, puisque la Chine du Grand-Bond-en-avant tout entière est un immense camp à ciel ouvert où l'on ne peut échapper à la famine et d'où l'on ne peut s'échapper.

Le Nouveau Mythe de Sisyphe, un ouvrage inachevé de l'Erudit dont on lit quelques pages en annexe, conclut justement sur l'absurdité de la condition humaine dans une intertextualité explicite à Camus. Sisyphe est un personnage mythologique en qui Camus a incarné sa philosophie existentialiste : face à un monde absurde, dans lequel les hommes semblent condamnés par les dieux à pousser éternellement un rocher qui redescendra la pente une fois qu'il en aura atteint le sommet, il n'y a que trois attitudes possibles : fuir le monde par le suicide, s'évader dans la croyance (l'Enfant fait les deux à la fois) ou assumer la condition humaine en donnant un sens à ce qui n'en a pas : "il faut imaginer Sisyphe heureux", disait Camus…. Qu'a voulu dire Yan Lianke en opposant le "Sisyphe oriental" au "Sisyphe occidental" ? Le "Sisyphe oriental", à l'inverse de son lointain cousin, doit suer sang et eau pour faire descendre le rocher le long de la "pente enchantée" qu'il remonte tout seul une fois qu'il en a atteint le pied ! Supplice plus cruel encore puisqu'au lieu de progresser vers la lumière du ciel en poussant son rocher, "il lui semble s'en éloigner, être proscrit du paradis et de l'esprit." Mais les dieux, qui lui ont imposé la sanction supplémentaire de résoudre l'énigme de la force qui tire le rocher vers le haut quand lui doit pousser vers le bas, ne se doutent pas que cet autre Sisyphe cultive "l'aboulie", l'absence totale de désir et de volonté qui est une formidable "puissance de résistance". Tel est, me semble-t-il, le message de l'Erudit, qui demande que ses compagnons du bagne, délivrés par le sacrifice de l'Enfant, lui laissent en partant "les livres qui parlent du Bouddha et du zen"….
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les fleurs rouges du mérite

Messagepar laoshi » 26 Sep 2015, 05:43

Vous vous souvenez sans doute que les détenus obtiennent de petites fleurs rouges en gage de leurs mérites et qu'ils peuvent ensuite échanger un lot de petites fleurs rouges contre une plus grande, nous en avons parlé plus haut. Ce n'est pas tout à fait un hasard, et l'imaginaire, comme c'est souvent le cas, puise aux sources du réel. Voilà une image extraite du feuilleton Mes Merveilleux Souvenirs montrant une jeune soldate récompensée pour ses mérites lors de manœuvres à balles réelles à la fin de la Révolution Culturelle :

Image
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"Les Quatre Livres" et le prix Man Booker

Messagepar laoshi » 17 Avr 2016, 17:36

Le roman de Yan Lianke, Les Quatre Livres, figure sur la liste des finalistes du prix Man Booker qui récompense une oeuvre de fiction et sa traduction en Grande Bretagne. Bon, je ne peux juger de la traduction anglaise mais je crois pouvoir juger du roman dans sa traduction française, un chef-d'oeuvre...
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