Lisa See : Fleur de neige

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Lisa See : Fleur de neige

Messagepar laoshi » 07 Sep 2013, 12:37

J'aime beaucoup les romans de Lisa See (de son nom chinois 邝丽[kuàng lìshā]) ; ils nous apprennent toujours quelque chose sur la culture chinoise et, singulièrement, sur le destin des femmes chinoises.

Après Le Pavillon des Pivoines, où j'ai beaucoup appris sur l'accession de la dynastie mandchoue au pouvoir, sur l'opéra Kunqu -
[kūn qǔ] -, sur la poésie féminine du 17° siècle et sur les âmes des morts, après Filles de Shanghai, qui donne un aperçu saisissant de la condition des immigrés chinois dans l'Amérique du début du XX° siècle, sur fond de première guerre mondiale, j'ai lu, cet été, Fleur de Neige.

Comme les romans précédents, Fleur de Neige a un arrière-fond historique, la révolte des Taiping, dont l'égalitarisme préfigure celui du communisme chinois ; mais c'est, là encore, surtout de la condition des femmes et de culture féminine qu'il s'agit.

Fleur de neige et Fleur de Lys, deux petites filles de la minorité ethnique des Yao
[yáo], nées en 1823 dans le sud-ouest de la Chine, sont "laotong" [lǎotōng], un mot qu'on pourrait traduire par "âmes sœurs" ("lao", ici, veut dire "pour toujours", et "tong", "compagne" mais aussi "identique"). A la différence des groupes de "sœurs jurées", qui autorisent l'entrée de nouvelles amies dans le groupe, l'union avec une laotong est exclusive. Comme les mariages, ces unions précoces donnent lieu aux infinies tractations des entremetteuses qui scrutent les signes de l'harmonie prédestinée entre les deux petites filles qui resteront, pour la vie, fidèles l'une à l'autre. Elles donnent également lieu à un contrat définissant les obligations réciproques des deux familles. Et cette amitié-amoureuse gardera le pas sur le mariage hétérosexuel : à chaque visite rituelle de la laotong de son épouse, le mari devra céder la place dans le lit conjugal… Le mariage, pour les femmes yao, est d'abord pensé et vécu comme une séparation dramatique d'avec leur famille, leur âme sœur ou leurs sœurs jurées : aussi, comme le montre Lisa See, était-il progressif : trois jours après la cérémonie, la jeune épousée retournait dans sa famille et ne rendait visite à son mari qu'à l'occasion de fêtes rituelles ; elle ne quittait définitivement sa famille pour s'installer dans sa belle-famille qu'au moment de sa première grossesse.

Lisa See nous révèle aussi tout un pan inconnu de la culture féminine chinoise car les femmes yao, privées d'éducation, séparées de leur laotong (ou de leurs sœurs jurées) par le mariage, ont inventé une écriture secrète, totalement inconnue des hommes, le nüshu
[nǚ shū] (prononcez "nu-u shou"), pour communiquer entre elles au nez et à la barbe des hommes.

Image
image extraite l'article de Ilaria Maria Sala

Cette écriture syllabique proche des motifs de la broderie, qu'il fallait lire "penchée", comprenait quelque 700 graphèmes nés de la simplification de l'écriture masculine, dont elle altère profondément la nature puisqu'elle est phonétique et non idéographique. Comme le chinois comprend de nombreux homophones, la lecture des textes nüshu demande un entraînement particulier. La plupart d'entre eux étaient écrits sur des étoffes, des tabliers, des rubans, ou, comme dans le roman de Lisa See, sur des éventails.

Rares sont les textes nüshu qui nous sont parvenus d'abord parce qu'ils étaient rituellement brûlés avec la monnaie de papier et autres articles de "confection funéraire" qui accompagnaient la défunte dans son périple vers l'au-delà :


Raphaël Jacquet, dans Le nüshu: une forme de sous-culture féminine, a écrit:
La coutume du sanzhaoshu ("écriture du troisième jour") a été un des facteurs principaux de la préservation du nùshu au fil des siècles. Selon la tradition, les amies de la jeune mariée lui rendent visite trois jours après son mariage. Chacune d'entre elles aura préparé un sanzhaoshu, une collection de poèmes et d'essais traitant tous d'un seul et même sujet : la vie heureuse que la jeune mariée a eue avant son mariage lorsqu'elle vivait avec ses parents et la tristesse qu'éprouvent ses amies à l'idée de perdre une compagne.
Après que chacune de ces jeunes femmes aient lu leur composition, le sanzhaoshu était offert à la mariée comme cadeau. Ces livres étaient considérés comme de véritables trésors au point qu'ils devaient accompagner les femmes dans leur tombe après leur mort afin qu'elles puissent les lire dans l'au-delà.

La passion politique a fait le reste : les premiers érudits à avoir étudié cette écriture ont été victimes des persécutions :
Raphaël Jacquet a écrit: Zhou Shuoyi, un officiel du Centre culturel de Jiangyong à la retraite, a depuis longtemps une passion pour cette écriture. Sa famille ne pouvant se permettre de lui payer des études après l'école primaire, il dut apprendre à lire et écrire avec sa grand-mère. Son premier contact avec le nùshu remonte aux années 30 lorsqu'il découvrit un poème écrit par son arrière grand-mère cinq générations plus tôt. Le poème en question constituait une sorte de code de comportement offert à toutes les filles de la famille d'une génération à l'autre. Depuis 1954, année où il a commencé à travailler au Centre culturel de Jiangyong, Zhou a été en contact avec plusieurs vieilles femmes pratiquant le nùshu qui lui ont permis d'amasser tout un tas de documents précieux. Lors de la campagne anti-droitiers de 1957, la plupart de ses matériaux furent détruits et ce n'est qu'en 1979 que Zhou put reprendre ses recherches.

Evidemment la Révolution culturelle n'a pas été en reste : la campagne de lutte contre les "quatre vieilleries" a détruit tout ce qui lui tombait sous la main et l'accès récent des filles à l'école, chose éminemment positive cette fois, a achevé de rejeter cette écriture originale dans l'oubli. Il reste néanmoins quelques vestiges de cette littérature exceptionnelle :

Raphaël Jacquet a écrit: Il existe une véritable littérature en nùshu qui a pu être préservée jusqu'à aujourd'hui - "La chanson des enfants" (Emu ge), "la chanson des brus" (xifu ge), "la vendeuse d'eau" (maishuiji), "la fille Wang" (Wangshi nu), "L'autobiographie de Yi Nianhua" (Yi Nianhua zizhuan), "La prospérité éternelle du Royaume des Taiping" (Taiping tianguo guo yongming), "Madame Lin interdit l'opium" (Linfuren jinyan), "la chanson souvenir de la guerre sino- japonaise" (Zhongri zhanzheng jishigé), "Liang Shanbo et Zhu Yingtai" (Liang Shanbo yu Zhu Yingtai), "la fille Xiao" (Xiaoshi nu), "les trois jeunes filles" (san guniang), "Wang la Cinquième" (Wang wuniang), "la vendeuse de fleurs" (maihuaji), "Chen Shimei ne reconnaît pas sa première femme" (Chen Shimeibu ren qianqi), "la chanson du nùshu" (nùshu ge), etc.

Le roman de Lisa See apporte également de précieux renseignements sur la culture orale qui va de pair avec la pratique du nüshu, avec, en particulier, la pratique des chants en répons lors desquels les participantes improvisent de longs dialogues pour dire leurs joies et leurs tourments.

La description des rites associés à la vie des laotong, en particulier la visite au temple de Guanyin, recoupe celle que l'on trouve dans Grenouilles, de Mo Yan (un superbe roman dont je n'ai pas encore eu le temps de vous parler) mais aussi les témoignages recueillis par les ethnologues :


Ilaria Maria Sala, dans Le Nüshu, signes de femmes du Hunan méridional, a écrit: Quand j'étais enfant, j'allais au temple avec ma mère. Celui où on allait s'appelait Longyan Tan (28). Quand il y avait une fête, les femmes écrivaient le «niishu» sur les éventails, pour demander à Guanyin de leur donner des enfants, ou de guérir quelqu'un, ou de trouver un bon mari pour une fille. Elles mettaient les éventails près de l'autel, et, avant de sortir, elles en prenaient un autre, ou des petites chaussures brodées. Aucune ne reprenait ses propres affaires: c'étaient toujours celles des autres femmes. Celles qui ne savaient pas écrire demandaient à une autre femme de le faire pour elles: certaines le faisaient comme faveur, d'autres demandaient un paiement, mais normalement c'étaient des pécules symboliques.

D'autres coutumes, moins innocentes, sont décrites de manière extrêmement précise par Lisa See, en particulier le bandage des pieds, dont elle avait déjà longuement parlé dans Le Pavillon des Pivoines.
J'ai parlé de tout cela (de manière très très sommaire vu mon niveau de chinois) avec ma petite correspondante de Chongqing. J'ai appris ainsi que le roman de Lisa See avait servi de scénario à un film dont vous pouvez voir la bande annonce sur youtube :


Snow Flower and the secret fan

et, toujours sur youtube,
l'arrière-plan historique du film la révolte des Taiping, le bandage des pieds, les épidémies….

Je me demande s'il est possible de se procurer le DVD ce film en France.
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Lisa See et les "gender studies"

Messagepar Faustula » 09 Sep 2013, 10:41

J'ai lu et aimé moi aussi ces livres de Lisa See. Je pense que son écriture, ou plutôt la thématique de ses romans, est très influencée par les gender studies qui font florès à l'université américaine.

Tous ses romans semblent en effet mettre au jour des pans entiers de la culture chinoise ignorés parce que féminins (Raphaël Jacquet parle significativement de "sous-culture" :roll: ). Le mot nüshu, d'ailleurs, est un terme d'hommes selon Ilaria Maria Sala : d'après les témoignages qu'elle cite, les femmes entre elles parlent plutôt de "caractères de moustiques", de "caractères d'araignées" ("pattes de mouches" dirions-nous) ou d'"écriture d'éventail".

Un bémol sur le style du roman : la traduction est d'une regrettable platitude, ce qui n'est pas le cas des deux précédentes.
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la Chine et les "gender studies"

Messagepar laoshi » 11 Sep 2013, 08:57

Les "gender studies" ont sans doute beaucoup de choses à apporter à la connaissance de la Chine.

Dans le même ordre d'idées, je rappelle que, selon Simone de Beauvoir, il existait des communautés de femmes ouvertement lesbiennes dans la région de Canton et à Singapour. N'ayant pas le mot chinois correspondant, je ne peux malheureusement faire aucune recherche sur ce sujet...

Il me semble que l'amour entre femmes, dont Van Gulik nous dit qu'il n'était pas réprimé dans la Chine ancienne, était néanmoins relativement caché, voire honteux dès le XVIII° siècle (Van Gulik voit là un effet du bouddhisme) : dans Le Rêve dans le Pavillon rouge, une jeune actrice, nommée "Ou Guan" ou Rectrice des Rhizomes de Lotus (en chinois
[ǒu guān]), rend secrètement le culte des morts à son amie Rectrice des Graines de Lotus (en chinois [dì guān]), et n'avoue que difficilement la cause de son chagrin au "Frérot de Jade", le héros du roman de Cao Xueqin (celui-ci a d'ailleurs lui-même de jeunes amants). Elle aura ensuite une autre liaison homosexuelle avec Rectrice des Étamines (en chinois [ruǐ guān]).
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Re: Lisa See : Fleur de neige

Messagepar mandarine » 11 Sep 2013, 16:50

Je ne connais pas cet auteur (Lisa See ) et vais penser à commander un livre ou deux à la Fnac .
Que me conseillez-vous de lire pour commencer?
Les autorités de votre pays,qui elles aussi pensent forcément à leurs intérêts,ne manqueront pas de comprendre combien le type de célébrité que leur vaut la persécution de personnes telles que vous les dessert Vaclav Havel à Liu Xiaobo
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Re: Lisa See : Fleur de neige

Messagepar laoshi » 12 Sep 2013, 07:00

J'ai bien aimé les trois romans que j'ai lus (à chaque fois pendant mes vacances en Bretagne)... Tout dépend du thème qui vous intéresse le plus. Du point de vue du style, Le Pavillon des pivoines me laisse un meilleur souvenir que les deux autres...
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Un bel article sur le nüshu

Messagepar laoshi » 23 Fév 2017, 17:08

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Secret Language of Women: ‘Subterranean Feminism’

Messagepar laoshi » 24 Jan 2018, 09:27

Un autre article en anglais sur le nüshu du point de vue des gender studies.
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