Zhou Youguang, le père du pinyin, est mort

Zhou Youguang, le père du pinyin, est mort

Messagepar laoshi » 14 Jan 2017, 10:20

L'inventeur du pinyin, le système de transcription alphabétique qui nous est si utile, est mort annonce le Quotidien du Peuple, il était âgé de 111 ans (112, dans le langage officiel chinois, qui compte l'âge à partir de la conception). Curieusement, la nouvelle est publiée au lendemain de son anniversaire, fêté le 13 janvier 2017. Selon ses proches, il est mort de sa belle mort, sans avoir succombé à une quelconque maladie.

Je voudrais rendre ici hommage à la mémoire de cet homme exceptionnel, dont Mandarine nous avait déjà parlé l'an dernier et qu'on voit ici tel qu'il était dans les années 20.

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Les Chinois anciens ont toujours été sensibles au problème que posait le silence de leur écriture pour son apprentissage et ils ont cherché très tôt à faciliter la tâche des lecteurs. Pour ce faire, ils ont élaboré diverses méthodes, généralement fondées sur les homophones qui abondent dans la langue chinoise : il s’agissait de recourir à un caractère courant - dont la prononciation était censée connue de tous -, pour indiquer celle d’un caractère plus rare ; une autre méthode consistait à utiliser deux caractères pour apprendre à en prononcer un troisième. Ainsi, par exemple, la prononciation du caractère 紅 [hóng], qui signifie « rouge », était déduite de sa comparaison avec 胡 [hú] et 籠 [lóng] ; le premier caractère indiquait que l’initiale de 紅 était aspirée comme celle de 胡 [hú] (=> h) et le deuxième indiquait que sa finale était la même que celle de 籠, [óng]…(1)

Mais ces différentes méthodes ne remettaient pas vraiment en cause l’élitisme de l’écriture chinoise. Il fallait et il faut encore maîtriser des milliers de caractères pour être un vrai « lettré » en Chine. Alors que notre écriture alphabétique, avec ses 24 lettres, est « exotérique » (autrement dit, à la portée de tous), l’écriture chinoise est « ésotérique » (réservée à une poignée de privilégiés qui ont le loisir de l’apprendre !).

C’est pourquoi les militants du Mouvement du 4 mai (2), réformistes et démocrates, ont suggéré, dès les années 20, l’abandon pur et simple des sinogrammes au profit d’une romanisation du chinois. Ils suivaient en cela les préconisations d’un phonéticien, Qian Xuantong, auteur d’un article très remarqué, L’Avenir de l’écriture en Chine, publié dans la Revue Nouvelle Jeunesse en 1918.

On ne s’étonnera donc pas que les dirigeants communistes aient entrepris une réforme de l’écriture chinoise allant dans ce sens dès la fin des années 50 et qu'ils aient adopté le système inventé par Zhou Youguang, sur le modèle de transcription du chinois en vigueur en Union Soviétique. Mais pourquoi, dira-t-on, ne pas utiliser tout bêtement l’alphabet phonétique international, un outil universellement reconnu et déjà disponible ? C’est que l’alphabet phonétique international avait été inventé (en 1888) par des linguistes français et anglais... autant dire par des gens suspects de véhiculer "la voie capitaliste" pour parler le jargon alors en vigueur ! La Chine communiste ne voulant rien devoir à la culture occidentale, seul le "grand-frère" soviétique (plus pour longtemps) pouvait donc servir de modèle. C’est pourquoi il est si difficile, pour nous, de maîtriser cette romanisation fort peu intuitive du chinois où [r] se prononce [j], [q] se prononce [t’ch] et [x] se prononce [hs] tandis que [u] se prononce [ou] et [ou] se prononce [ow]. Mais pour les Chinois, l’invention du pinyin a été un formidable outil de démocratisation de l’enseignement de la langue et de l’écriture, en même temps qu’un outil d’unification linguistique, avantage non négligeable pour l'hégémonie linguistique des Han. Désormais, tous les Chinois, quelle que soit leur région d’origine, sauraient comment prononcer les caractères et la recherche dans les dictionnaires en seraient extraordinairement facilitée.

On voit ici Zhou Youguang, photographié, le 13 janvier 2015, alors qu’il fêtait son anniversaire), un jour "sans importance", selon lui.

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"Je n'ai pas de sentiment de fierté, disait-il au correspondant de l’AFP à Pékin. Je ne crois pas avoir accompli grand-chose !" Et pourtant ! Né en 1906 dans une famille aristocratique, à la fin de la dynastie Qing, Zhou Youguang avait 5 ans à l’avènement de la République. Formé à Shanghai puis, comme beaucoup d’étudiants progressistes, au Japon, il se réfugia avec femme et enfants à Chongqing pendant l'invasion japonaise. Il émigra aux USA, où il rencontra par deux fois Albert Einstein, et travailla à Wall Street après 1945. Rentré en Chine après la victoire des communistes sur le Guomindang, il fut professeur d’économie puis conseiller de Chou En-lai.

Son système de romanisation de l’écriture chinoise, le hanyu pinyin (littéralement "assembler les sons de la langue chinoise"), fut officiellement adopté en 1958 par le régime puis reconnu par les instances internationales en 1982 ; en 2009, il s’imposera même à Taïwan, l’autre Chine (qui a gardé l’écriture traditionnelle). Fort heureusement, le pinyin n'alla pas jusqu'à supplanter le système d'écriture qui est le fondement et le reflet de la culture chinoise : le nombre des homophones est un puissant obstacle à l'abandon des idéogrammes qui seuls permettent de lever les ambiguïtés de l'oral !

Mais la bonne étoile de Zhou Youguang pâlira, comme celle de tous les intellectuels, pendant la Révolution Culturelle (dont on commémore, cette année, le 50ème anniversaire), il sera incarcéré pendant deux ans au laogai (camp de rééducation par le travail) : "En toute honnêteté, je n'ai rien à dire de bon sur Mao Zedong", dira-t-il au temps de l’Ouverture et des réformes de Deng Xiaoping, mais "que les Chinois deviennent riches n'est pas l’important. Le progrès humain, en définitive, c'est le progrès vers la démocratie".

De telles prises de position ne lui ont pas valu pas que des amis, on s’en doute, et ses ouvrages ont été rétrospectivement examinés par la censure. Son dernier livre – qui évoque la catastrophe du Grand Bond en avant (entre 36 et 45 millions de morts) -, a déclenché les foudres du régime. Bien que Xi Jinping ait considérablement renforcé le contrôle idéologique sur les intellectuels depuis son avènement à la tête de l’Etat chinois en 2012, Zhou Youguang ne voulait pas lui jeter la pierre : "Le problème n'est pas l'actuel président,affirmait-il, c'est le système : nous n'avons pas de liberté de parole en Chine. […] Après 30 ans de réformes économiques, la Chine doit encore prendre le chemin de la démocratie".

Fidèle aux engagements de sa jeunesse, le vieux linguiste était donc probablement le dissident le plus âgé de la terre. Et c’est sans doute sa foi dans le progrès qui lui a assuré une telle longévité : "Quand vous êtes dans l'adversité, écrivait-il à propos de ses codétenus, vous avez intérêt à être optimiste. Les pessimistes ont tendance à mourir"…. Sa mort, au jour même de son anniversaire (réalité ou propagande ?), ne laissera aucun de nous indifférent.



note 1 : J'emprunte ces informations au chapitre sur l'histoire du chinois de la thèse de Lucie, consacrée à l'analyse textométrique de l'affaire Google.
note 2 : Le Mouvement du 4 mai 1919 éclata en protestation des dispositions du Traité de Versailles attribuant les territoires chinois sous domination allemande au Japon alors même que la Chine avait combattu aux côtés des alliés contre l'Allemagne. Mais ce nationalisme allait de pair avec un engagement pour l'occidentalisation de la culture chinoise.

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Zhou Youguang, linguiste et dissident

Messagepar laoshi » 15 Jan 2017, 08:59

La vie de Zhou Youguang, qui a publié une dizaine de livres, dont certains ont été censurés ou interdits dans son pays, témoigne de son indépendance d'esprit. Voilà ce que j'ai appris sur lui en lisant un linguiste célèbre, aujourd'hui un dissident, un article publié en 2011 :

Zhou Youguang a mis trois ans, avec ses collègues, à mettre au point le hanyu pinyin. Bien qu'il ait étudié la linguistique en "mineure", sa spécialité était en effet l'économie et rien, en apparence, ne le destinait à cette tâche : "je suis un amateur, un profane", disait-il. Mais il a dû céder à l'insistance du Parti. Aujourd'hui, il est enchanté d'avoir créé cet outil qui nous permet d'écrire le chinois de manière très rapide sur ordinateur et autres appareils numériques.

En 1985, Zhou Youguang s'est vu confier la tâche de traduire L'Encyclopaedia Britannica en chinois. Lorsqu'il est arrivé à l'article sur la guerre de Corée, il a dû renoncer à reprendre le passage concernant la responsabilité de la Corée du Nord dans le déclenchement du conflit alors que la propagande chinoise imputait la responsabilité aux USA. Mais l'Ouverture est passée par là et le vieil homme a eu la joie de traduire le paragraphe problématique pour la réédition de l'ouvrage : "cela montre qu'il y a des progrès en Chine, mais ils sont trop lents", disait-il publiquement à l'âge de 105 ans.

Convaincu qu'il ne serait pas inquiété à son âge, Zhou Youguang ne mâchait pas ses mots ! il affirmait sans ambages que la Chine avait besoin de démocratie et il disait espérer vivre assez longtemps pour voir le PCC changer de position sur les massacres de Tian'Anmen : "avec le 4 juin, Deng Xiaoping s'est totalement discrédité, affirmait-il. Les réformes et l'Ouverture avaient fait de lui un homme politique de premier plan mais le 4 juin a ruiné sa réputation".

A l'opposé des hiérarques du PCC, qui ne tolèrent aucune critique, Zhou Youguang disait aimer la controverse : "j'aime que l'on m'envoie au diable" ! Et cela valait mieux pour lui.... Son fils, qui gérait son blog, remarquait que les louanges qui lui étaient adressées par les internautes étaient systématiquement détruites et que les critiques restaient seules en ligne. "Plus personne, parmi les gens ordinaires, ne croit dans le communisme, osait-il affirmer, et la grande majorité des intellectuels chinois réclament la démocratie. Regardez le printemps arabe, ajoutait-il alors que se jouait la Révolution du jasmin... Les gens me demandent s'il y a un espoir pour la Chine. Je suis un optimiste, je n'ai pas même perdu espoir pendant l'occupation japonaise, la Chine ne peut pas rester plus fermée que ne l'est le reste du monde !

Quant au "miracle économique" chinois, qu'on invoque toujours pour excuser la ditcature du PCC, il n'impressionnait pas un instant cet ancien économiste qui n'était devenu linguiste professionnel que sur ordre du Parti : "le revenu par tête d'habitant en Chine est le dixième de celui de Taïwan ! Nous sommes très pauvres. Les salaires sont au plus bas et l'environnement est détruit ! le prix du miracle économique est très élevé ! Sans compter que la Chine est devenue un "désert culturel" sous les coups de boutoir du PCC contre la culture traditionnelle ! La controverse autour de la statue de Confucius, exhibée tout près de la Place Tian'Anmen avant d'être prudemment soustraite à la vue du public, était pour lui emblématique de ce vide culturel : "Pourquoi n'ont-ils pas sorti les statues de Marx et de Mao ? Les statues de Marx et de Mao n'auraient pas pu tenir sur leur socle, alors ils sont allés chercher Confucius. Mao était 100% opposé à Confucius et pourtant aujourd'hui Confucius a beaucoup plus d'influence en Chine que Marx !"

Il y a quelques années, invité à une réception à laquelle devait assister un membre important du Politburo, Zhou Youguang s'est vu intimer l'ordre de rester chez lui à la dernière minute. Le hiérarque en question ne voulait pas avoir à le saluer et donner ainsi une reconnaissance officielle à ses idées. Cela en dit long sur la peur qu'inspirait ce vieil érudit courageux au Parti.
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Eléments biographiques supplémentaires

Messagepar laoshi » 15 Jan 2017, 15:45

Je découvre dans le South China Morning Post quelques éléments biographiques supplémentaires sur Zhou Youguang. Certains recoupent les informations que je vous ai déjà données, d'autres en donnent une version plus complète ou légèrement différente :

Zhou est né à Zhou Yaoping à Changzhou, dans la province du Jiangsu, le 13 janvier 1906. Sa famille a déménagé pour Suzhou quand il avait 10 ans. Inscrit en économie dans la prestigieuse Université St Jean de Shanghai en 1923, il suit un enseignement complémentaire de linguistique en "mineure". Il intègre ensuite l'Université de Guanghua University, dont il sort diplômé en 1927.

Zhou épouse Zhang Yunhe in 1933 et s'installe avec elle au Japon où il poursuit ses études. Quatre ans plus tard, quand éclate la guerre sino-japoniase, il rentre à Shanghai où il travaille pendant un temps dans une banque avant de rejoindre le gouvernement du Kuomingtang comme spécialiste de l'écomonie.

Après 1945 et la défaite du Japon, Zhou retourne travailler dans la banque : il est envoyé à New York (où il rencontre par deux fois Albert Einstein), puis à Londres. Il rentre à Shanghai après la proclamation de la République populaire et prend fait et cause pour les communistes, "parce qu'ils se présentent alors comme des démocrates". Professeur d'économie à l'Université de Fudan, il reçoit l'ordre d'intégrer une équipe chargée de la réforme linguistique entreprise par le gouvernement central de Pékin en 1955. Il est nommé à la tête de la commission de réforme chargée d'établir un système de translittération alphabétique (et phonétique) du chinois.
Il entreprend alors la tâche monumentale consistant à transcrire quelque 60 000 caractères, ce qui lui vaut les quolibets de ceux qui ne comprennent pas l'intérêt de ce travail.

Pendant la Révolution culturelle, il est persécuté comme "responsable universitaire anti-révolutionnaire" et envoyé dans un camp de travail de Ningxia.

Il est ensuite chargé de traduire l'Encyclopaedia Britannica en chinois, en collaboration avec des linguistes américains, avec le soutien de Deng Xiaoping à la fin des années 70.

Ces dernières années, Zhou militait pour les réformes politiques et pour la reconnaissance des injustices et des erreurs du PCC. Dans une interview accordée à l'American National Public Radio en 2011, il exprimait son désir de voir le gouvernement reconnaître ses responsabilités et ses fautes durant les événements de Tiananmen : “les gens ordinaires ne croient plus dans le parti communiste,” disait-il dans l'interview, “la grande majorité des intellectuels réclament la démocratie.”

En 2013, il déclarait à Ifeng.com que les intellectuels chinois étaient au courant des erreurs et des fautes du PCC mais qu'ils n'osaient pas dire la vérité : “la théorie de la plus-value (de Marx) est fausse, affirmait-il, et bien des gens le savent ! c'est même une vérité communément admise à l'étranger"

La femme de Zhou Youguang est morte en 2002 à 93 ans, leur fils, Zhou Xiaoping, est mort en 2015. Le couple avait aussi eu une fille, morte de maladie pendant son enfance.
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