Les Chinois adorent utiliser les chiffres pour désigner les événements historiques ou décliner les orientations de leur politique. Si vous ne vous souvenez pas des "trois anti et les cinq contre" de Mao, vous vous souvenez sans doute de la Bande des quatre 四人帮 [sì rén bāng] ou des Quatre Vieilleries, 四旧 [sì jiù], que voulait éradiquer la Révolution culturelle. Plus près de nous, Hu Jintao, le prédécesseur de Xi Jinping, déclinait les "huit fiertés et huit hontes" définissant les devoirs et les interdits de la "société harmonieuse".
Mais les Chinois utilisent aussi les chiffres et les nombres dans des formules d’injures énigmatiques dont je vous donne quelques exemples :
二百五, 250, LE NOMBRE DU « CRÉTIN »
二百五 [èr bǎi wǔ], 250, est synonyme de « crétin », « niais », « nigaud », « bêta », « andouille » (attention, comme je l’ai expliqué ailleurs, la dizaine est ici sous-entendue parce qu’elle n’est pas suivie d’un chiffre compris entre 一 et 九 : 二百五, ce n’est donc pas 205 ( [/color] 二百零五) mais 二百五十, 250.
L’origine de cette injure est assez obscure :
二百五 = 250, autrement dit, la moitié de 500 ; or, sous la dynastie Qing, il existait une unité de mesure dont le nom était homonyme du mot « fou » ; être « 二百五 », 250, c’est donc être à moitié fou…
Une autre explication fait remonter l'origine de cette injure chiffrée à une lointaine dynastie, sans préciser laquelle ; l’Empereur de l’époque aurait promis une récompense de 1000 onces d’or à celui qui vengerait la mort d’un de ses meilleurs officiers. Quatre hommes prétendant avoir tué l’assassin, il y en avait nécessairement au moins trois qui mentaient ; au lieu de partager la récompense en quatre et de donner 250 onces d’or à chacun comme ils l’espéraient, l’Empereur les fit exécuter tous les quatre. C’est, en quelque sorte, un jugement de Salomon à la chinoise !
Variantes :
一百七加八十:二百五 [yībǎiqī jiā bāshí :èrbǎiwǔ], littéralement "170 plus 80 égalent 250" : une addition qui déroute un esprit simple, un "crétin" donc. Même sens pour 二五 : idiot...
三八 3 – 8, OU LES FEMMES À LA FÊTE…
L’expression 三八, 3 – 8, vise les femmes ; elle est synonyme de « pimbêche », « gonzesse », « péronnelle » « excitée », « excentrique ». J’ai trouvé l’origine de cette injure dans le Grand Ricci .
Dans le calendrier chinois, l’expression 三八, 3 – 8, désigne les trois « huit » d’un mois : le 8, le 18 et le 28. Le 8 mars : c’est la fête des femmes. Mais à la fin de la dynastie 清 Qing, 三八 désigne à la fois les « trois » et les « huit » car les étrangers habitant dans la Concession Internationale n’en sortaient que les 3, 8, 13, 18, 23 et 28 du mois lunaire ; leur attitude, sans doute hautaine, avait tout pour déplaire aux autochtones et on les comprend. Mais que les femmes aient fait les frais de cette revanche verbale en dit long sur la misogynie foncière de la civilisation chinoise. Voilà au moins un trait qu’elle partage avec la nôtre !
D'AUTRES INJURES CHIFFRÉES
Le chiffre 8 se combine parfois à des noms pour former des termes injurieux comme dans 王八 [wáng bā] qui évoque, par homophonie, l’expression 忘八蛋 [wàng bā dàn], littéralement « œufs de tortue », ou « enfants de cocu » !
On retrouve le 8 associé aux chiffres 六(6) ou 百 (100) et au caractère 马 [mǎ] (le cheval) dans 马八六, ou 马百六, deux synonymes de l’entremetteur ou du proxénète.
EXPRESSIONS IDIOMATIQUES
Les nombres sont fréquemment utilisés pour dire l’approximation, le désordre, le mélange, la confusion, voire le conflit :
你三我四, littéralement, « toi trois, moi quatre » renvoie à une discussion très animée.
七十三,八十四, littéralement "73 – 84", c’est "radoter", "rabâcher".
七大八小, "les 7 grands et les 8 petits", c’est un assemblage d’objets hétéroclites, un bric-à-brac. A moins que le contexte n’évoque l’inconduite de celui qui a de nombreuses épouses et concubines.
三七二十一, "3 fois 7 : 21", c’est "se moquer du tiers comme du quart" (l’expression complète est précédée de « qu’importe que » mais on l’omet souvent).
二三, "2 -3", sera utilisé pour fustiger celui qui agit "tantôt d’une façon, tantôt d’une autre, un caractère inconstant, changeant".
不三不二, "ni trois, ni deux" ou 五不五,六不六 "5 n'est pas 5, 6 n'est pas 6", deux expressions synonymes pour dire "ce qui ne ressemble à rien, ce qui n’est ni chair ni poisson".
五五六六, 5-5-6-6, c’est "à peu près, grosso modo ; comme ci comme ça" ; 七七八八, "7-7-8-8" aura le même sens : "à peu près, environ ; sens dessus-dessous"
七八, "7-8", c’est "vraisemblablement"
A l’inverse, 一五一十, "1-5-1-10", utilisé dans un contexte impliquant un récit, signifiera « exactement ; sans rien omettre ; en long et en large, par le menu » et 四五六 « quatre, cinq, six », ce sera "la raison d’être, le pourquoi d’une affaire, d’une situation, les tenants et les aboutissants."
Il y aurait encore beaucoup à dire, sans doute, mais c'est tout pour aujourd'hui !
Vous en saurez plus sur les mathématiques chinoises et sur les jeux fondés sur les nombres en lisant : mathématiques et symbolique