Ilham Tohti, un universitaire ouïgour arrêté

La Constitution est la loi fondamentale de tout Etat de droit. La Chine, qui s'enorgueillit d'en être un, reconnaît dans sa Constitution "l'autonomie" ouïgoure ; autonomie bafouée dans les faits, bien évidemment. Arrêté, il risque une lourde peine de prison pour "séparatisme et subversion"...
Brice Pedroletti, dans Le Monde, a écrit:
Le Ouïgour que Pékin veut faire taire
Pas facile de jouer les poils à gratter en Chine, surtout quand on n'est pas d'origine Han, l'ethnie majoritaire. L'universitaire ouïgour Ilham Tohti, 44 ans, qui enseignait l'économie à Pékin et animait un site d'information sur la région autonome ouïgour du Xinjiang (22 millions d'habitants dont 10 millions de Ouïgours turcophones et musulmans), vient d'en faire l'amère expérience. Après des années de surveillance et de harcèlement, il a été de nouveau arrêté à son domicile mi-janvier. Transféré à Urumqi, la capitale du Xinjiang, il sera prochainement jugé pour "séparatisme et subversion". Une accusation gravissime qui l'expose à une peine de plus de dix ans d'emprisonnement.
Ilham Tohti n'a jamais revendiqué l'indépendance. Encore moins prêché le fondamentalisme, n'ayant jamais parlé de religion. Certes, il n'hésitait pas à rappeler dans ses cours de l'Université centrale des nationalités où il exerçait les termes de l'autonomie ouïgour telle qu'elle est inscrite dans la Constitution chinoise - et bafouée de facto. En réalité, son enseignement instillait une dose modérée de critique et de doute dans la manière simpliste et sans appel dont la propagande chinoise dépeint la situation au Xinjiang et en attribue tous les maux à des forces "séparatistes" ou "terroristes". L'information sur le Xinjiang - et le Tibet - est en effet encore plus verrouillée que pour le reste du pays. Et la chape de plomb s'est alourdie suite aux affrontements meurtriers survenus entre Han et Ouïgours à Urumqi en 2009.
Malgré les brimades, parfois les violences ou les insultes racistes des agents de la sécurité d'Etat qui le surveillaient en permanence, le professeur Tohti s'était bel et bien aménagé un espace d'autonomie dans la capitale chinoise, où il vivait avec son épouse et ses deux petits garçons. Il côtoyait avocats et lanceurs d'alerte chinois, communiquant régulièrement avec les journalistes et les diplomates étrangers. L'économiste était persuadé que le salut viendrait de la société civile chinoise, de véritables mesures de discrimination positive et d'un "dialogue" plus abouti. Il avait entraîné dans son sillage certains de ses étudiants ouïgours les plus brillants - aujourd'hui pressés par Pékin de dénoncer les projets séditieux de leur enseignant.
L'un d'eux nous avait raconté en décembre dernier une mésaventure qui lui était arrivée : rentré pour l'été chez ses parents dans la région de Hotan, il avait cru bon d'aider un paysan ouïgour de Kachgar, dont la maison avait été démolie contre son gré, en publiant sur Internet ses doléances. La police avait aussitôt débarqué chez l'étudiant. Menotté devant sa famille, il avait été emprisonné à 400 km de là. Prévenu, Ilham Tohti avait menacé de battre le rappel des ambassades étrangères et des intellectuels chinois. L'étudiant fut libéré. On lui apporta des habits neufs dans sa cellule, puis des officiels lui firent visiter en voiture leurs réalisations urbaines... L'obtention de cette libération avait suscité l'espoir de ceux qui croient aux vertus persistantes de l'ouverture et à la possibilité d'assouplir le régime, toujours fondé sur le principe du parti unique. En arrêtant Ilham Tohti et plusieurs de ses étudiants, Pékin fait un grand pas en arrière.