Ursula Gauthier dans le Nouvel Observateur du 13-09-2010 a écrit:L'avocat courage de la Chine
As du barreau converti au christianisme, Gao Zhisheng était devenu la providence des sans-droits victimes des pouvoirs locaux ou de persécutions religieuses. Aujourd'hui enfermé, torturé, celui dont l'existence avait commencé comme une «success story» à la chinoise est maintenu au secret par les autorités.
La dernière fois qu'il a été vu en public, en avril dernier, Gao Zhisheng n'était plus que l'ombre de lui-même. Il venait de refaire surface après quatorze mois d'une disparition totale entre les mains de la police secrète. Les amis qui l'ont rencontré lors de cette brève parenthèse décrivent un homme méconnaissable, physiquement cassé et moralement brisé. Celui qui fut « la conscience de la Chine », la plus fameuse « grande gueule » du barreau, la terreur des fonctionnaires corrompus avouait qu'il n'avait plus la force de continuer le combat. Il déposait les armes, dans l'espoir d'échapper aux centres de détention où des tortionnaires d'Etat pratiquent des supplices abominables censés « réformer l'esprit » des récalcitrants. Plus tard, quand il aurait donné par sa conduite suffisamment de gages, peut-être obtiendrait-il l'autorisation de rejoindre sa femme et ses deux enfants réfugiés aux Etats-Unis depuis janvier 2009. Mais les autorités en ont décidé autrement. Le 21 avril, deux ou trois semaines après sa réapparition, Gao Zhisheng était de nouveau enlevé par ses geôliers. L'absence totale d'information sur son sort, ou même sur le lieu de sa détention, laisse présager le pire.
Terrible punition pour celui qui fut, pendant quinze ans, la figure emblématique d'un groupe engagé appelé «weiquan» (défenseurs des droits civiques). Ce mouvement « légaliste » composé d'avocats, de militants et de journalistes se bat non pas pour un changement de régime, mais pour contraindre le gouvernement à respecter les lois qu'il a lui-même promulguées. Au nom des droits reconnus par la Constitution, les avocats weiquan défendent les victimes d'abus, dont le nombre ne cesse d'augmenter. En 2009, de l'aveu même des autorités, ces exactions ont déclenché 100.000 protestations collectives et 12 millions de «pétitions» individuelles adressées au gouvernement central par des citoyens réclamant justice contre l'iniquité des pouvoirs locaux. Au tournant des années 2000, Gao Zhisheng était devenu la providence de ces pauvres gens, qui parcouraient des milliers de kilomètres pour le supplier à genoux de les défendre : victimes d'expropriations illégales, de catastrophes écologiques dues à la négligence des industriels, de bavures médicales, de persécutions religieuses, d'emprisonnements abusifs, ils savaient que cet as du barreau avait remporté des procès fameux contre les administrations - comme cette indemnité de 100.000 dollars arrachée à un hôpital au profit d'un enfant qui avait perdu l'ouïe suite à une erreur de traitement.
Les déshérités savaient aussi que Gao consacrait un tiers de son temps à des dossiers «pro bono», qu'il plaidait gratuitement et avec feu. «Tous les avocats weiquan défendent des cas difficiles, explique Teng Biao, ami et collègue de Gao, qui a, lui aussi, ferraillé pour des causes célèbres. Mais, en général, nous prenons la précaution de ne pas «dépasser les bornes». Gao, lui, en faisait une brûlante obligation. Il acceptait un nombre très élevé d'affaires, sans se soucier de déplaire aux autorités.» Sa générosité et son dévouement au bien public étaient tels que le ministère de la Justice l'avait nommé, à 34 ans, parmi les dix meilleurs avocats de Chine. C'était en 2001. Gao Zhisheng était alors la preuve vivante que la «réussite pour tous», serinée par le pouvoir communiste, n'était pas un vain slogan. Dans un livre publié en 2007 (1), l'avocat raconte une vraie «success story» aux couleurs de la Chine. Né en 1966 dans une famille très pauvre du Shaanxi, il passe son enfance dans une maison troglodyte sans électricité ni chauffage et, souvent, sans manger à sa faim. Son père, mineur, meurt à 40 ans, laissant six orphelins. L'intelligence et la soif de savoir du petit Gao lui valent d'être engagé par l'Armée populaire de Libération, qui paie à ses recrues des études jusqu'au bac et leur octroie la carte de membre du Parti communiste - sésame indispensable à tous les ambitieux. Plus tard, revenu à la vie civile, il tombe sur une coupure de journal qui annonce le recrutement de 150.000 avocats - plusieurs décennies après l'abolition de la profession par Mao. «Deng Xiaoping déclarait que la Chine allait dorénavant être soumise au règne de la loi. Je l'ai cru», écrit-il.
Vendeur de quatre-saisons le jour, Gao étudie donc le droit en autodidacte la nuit. Grâce à sa mémoire prodigieuse, il apprend le Code par coeur. Après avoir débuté sa carrière, en 1995, dans un coin reculé du Xinjiang, il devient rapidement une star du barreau, à la tête d'un prestigieux cabinet privé qu'il a fondé et qui emploie une vingtaine d'avocats dans la capitale.
Comment cette brillante trajectoire s'est-elle transformée en quelques années en une véritable descente aux enfers ? De plus en plus audacieux, Gao subit de nombreuses menaces de mort et plusieurs arrestations ponctuelles dont il refuse de tenir compte. Après une tentative d'assassinat maquillée en accident de la route en 2006, la machine d'Etat entreprend de l'écraser : lors de deux longs emprisonnements, il est soumis à d'effrayantes tortures qu'il osera, malgré une interdiction formelle, décrire publiquement une fois libéré. Enlevé finalement par des agents de la sécurité d'Etat en février 2009, il est maintenu au secret - excepté la courte parenthèse d'avril 2010 -, les autorités ne daignant donner aucun indice sur son sort ni même indiquer s'il est toujours vivant. Une «disparition» aussi longue est tout à fait inhabituelle, même compte tenu de la rudesse de la répression chinoise.
Quelle est la raison d'un tel acharnement ? La réponse tient sans doute à la radicalisation progressive d'un esprit libre qui refuse de se cantonner dans le rôle anecdotique que le système judiciaire chinois concède à ses 200.000 avocats. Gao, lui, croyait vraiment aux idéaux de droit et de légalité. «Cet homme était une force de la nature, se souvient un ami. Carrure de taureau, voix de stentor, une énergie capable de déplacer des montagnes, une combativité prodigieuse. Surtout, il a pris au mot la loi de 1989 qui permettait pour la première fois à tout citoyen de poursuivre l'Etat en justice.» Bataillant sans cesse aux quatre coins du pays, a-t-il cru que les honneurs et les relations le protégeraient contre l'ire d'un régime exaspéré par ses défis ? Il s'était mis à collectionner les cas «sensibles» : un pasteur indépendant accusé de diffuser des Bibles qu'il avait fait imprimer, les propriétaires de puits de pétrole confisqués par le gouvernement local, un village en conflit avec ses propres dirigeants, des avocats arrêtés et torturés pour avoir contesté l'arbitraire des pouvoirs locaux... Gao n'hésite pas à protester en pleine rue, interpellant nommément les responsables et mobilisant l'opinion publique naissante qui s'agite sur les forums citoyens du Net. Une stratégie qui se solde parfois par la victoire, mais qui lui attire l'inimitié personnelle de nombreux potentats.
C'est pourtant seulement en 2003 qu'il franchit une «frontière» implicite et se retrouve dans le camp des «ennemis du régime». Sollicité par un adepte du Falun Gong (mouvement spirituel chinois fondé au début des années 1990) condamné sans procès à trois ans de camp de travail, Gao découvre qu'aucun tribunal n'accepte le dossier au motif que le gouvernement interdit de juger ces questions. Scandalisé par ce déni de droit, il se lance alors dans la bataille - tout en la sachant perdue d'avance. Il n'ignore pas en effet que, parmi la multitude de questions « sensibles », certaines sont carrément taboues : celles qui touchent aux religions indépendantes (catholiques « souterrains» ou «Eglises domestiques» protestantes) et, plus encore, aux « séparatismes » ethniques (Tibet, Xinjiang) et aux « sectes hérétiques », au premier rang desquelles le Falun Gong.
Depuis 1999, les adeptes de ce puissant mouvement religieux sont férocement pourchassés par Pékin, qui les soupçonne de fomenter un soulèvement contre le PC. Des centaines de milliers sont enfermés pendant des mois dans des «centres de lavage de cerveau». Trois mille d'entre eux y auraient trouvé la mort. Ceux qui survivent sont envoyés dans des camps de travail où les conditions sont à peine plus humaines. Selon les chercheurs qui étudient le goulag chinois, le Falun Gong fournirait au moins la moitié de la population carcérale.
Pourquoi Gao Zhisheng, qui n'est pas un adepte du Falun Gong, s'est-il engagé de toutes ses forces dans ce bras de fer inégal ? «Gao est de ces avocats qui s'impliquent émotionnellement avec leurs clients», répond Teng Biao. Un autre de ses amis juristes ajoute : «Il a un côté Don Quichotte qui lui vient de son enfance défavorisée, une capacité à s'émouvoir des malheurs d 'autrui héritée de sa mère, fervente bouddhiste d'une générosité folle, et qui a été encore amplifiée par sa nouvelle foi chrétienne.» En effet, comme beaucoup d'avocats weiquan, Gao Zhisheng, qui cherchait une spiritualité cohérente avec ses choix philosophiques, s'est converti au christianisme il y a cinq ans, adhérant à une « Eglise domestique » (groupe protestant informel qui se réunit au domicile d'un de ses membres). «Du coup, son empathie pour les gens persécutés à cause de leur foi n'a plus eu de bornes», explique le juriste. En 2005, Gao va jusqu'à adresser une lettre ouverte au président Hu Jintao et au Premier ministre Wen Jiabao : «Bien que vous ne soyez pas responsables du déclenchement de cette catastrophe, le fait que vous n'y mettiez pas fin vous rend complices de ces crimes.» La sanction ne se fait pas attendre : son cabinet est fermé dès le lendemain.
Refusant de se laisser intimider, Gao sème les agents chargés de le surveiller et part à la rencontre des adeptes du Falun Gong dans les régions où la persécution est la plus sévère. «Le coeur et la plume tremblants, écrira-t-il dans son livre (1), je recueillais des récits d'une inconcevable brutalité, des sommets de cruauté inhumaine comme jamais aucun gouvernement n'en a exercé sur ses propres citoyens.» Il a l'impression de parler à des spectres «déjà morts plusieurs fois». Et pourtant, «leur courage indomptable» et «leur capacité à pardonner à leurs tortionnaires» sont à ses yeux «l'espoir d'une Chine qui a perdu tout sens moral».
Profondément ébranlé, Gao publie une seconde lettre ouverte aux dirigeants, plus véhémente encore. Il y dévoile - pour la première fois en Chine - l'existence du Bureau 610 : une sorte de Gestapo occulte créée à la fin des années 1990 pour mener la répression contre le Falun Gong dans une totale impunité. Révulsé, Gao démissionne du Parti communiste, qu'il qualifie publiquement de «cruel, inhumain et malfaisant», en concluant : «Ceci est le jour de ma vie dont je suis le plus fier.»
Impardonnable. En août 2006, il est enlevé par une bande de nervis, saucissonné de ruban adhésif, aveuglé par une capuche noire et sommé de reconnaître son crime d'«incitation à la subversion». Torturé pendant dix jours, il finit par signer des aveux et une lettre de repentance. Mais, dès sa libération, Gao brise la loi du silence imposée par ses geôliers. Dans un témoignage clandestin filmé en 2007 (2), il raconte, la voix brisée, les tourments et les humiliations physiques endurées et les menaces incessantes faites à sa famille.Trois agents se relaient désormais pour ne jamais perdre de vue son fils de 3 ans, une dizaine d'autres sont affectés à sa fille de 12 ans suivie jour et nuit. Malgré tout, Gao trouve encore la force de s'élever contre les JO de Pékin, au nom des expropriations et des abus qu'ils occasionnent. En septembre 2007, dans une lettre ouverte adressée cette fois au Congrès américain, il fustige la tyrannie du régime «fasciste » de Pékin et demande que les persécuteurs du Falun Gong - dont l'ex-président Jiang Zemin - soient jugés pour crimes contre l'humanité. Nouveau sacrilège aussitôt puni. Gao est de nouveau enlevé en septembre 2007 et emmené devant un tortionnaire en chef qui lui hurle à la figure : « Tu accuses le Parti de pratiquer des tortures horribles ? Eh bien, aujourd'hui, on va te faire la totale. Tu avais raison de dire que nous torturions les adeptes du Falun Gong. Les douze méthodes que nous allons te servir ont été peaufinées sur eux.»
Après sa libération, l'avocat mettra par écrit le récit de ce calvaire de 54 jours pendant lesquels il a cru - et voulu - mourir. Les « oncles » des services occultes lui « enfument » les yeux avec des cigarettes jusqu'à ce qu'il ne puisse plus les ouvrir. Ils le battent à coups de bâtons électriques, appliquent des électrochocs sur ses parties intimes, percent ses organes génitaux avec des cure-dents, l'arrosent d'urine, le privent de sommeil et de nourriture... Au bout de dix jours, quand il retrouve la vue, il s'aperçoit que sa peau a viré au noir. « Ils ont commis d'autres actes abominables, écrit Gao, qui m'ont montré jusqu'où les chefs du PC étaient prêts à aller pour sauvegarder leur pouvoir dictatorial. Mais ces actes sont si ignobles et dégoûtants que je souhaite les taire à jamais. »
Malgré sa nomination en 2008 pour le prix Nobel de la Paix, Gao est placé en résidence surveillée et sa famille harcelée. Sa femme et sa fille, qui résistaient à leur escorte, sont molestées. Les « services » interdisent à l'adolescente d'aller en classe ; elle fait plusieurs tentatives de suicide. Début janvier 2009, l'épouse de Gao Zhisheng et ses deux enfants se volatilisent à la barbe des dizaines de flics qui ne les lâchent pas d'une semelle. Dix jours plus tard, ils refont surface aux Etats-Unis avec un statut de réfugiés. On apprendra que leur évasion a été orchestrée par des réseaux clandestins (sans doute le Falun Gong ou d'autres Eglises souterraines) capables de tromper la formidable machine répressive. A peine un mois plus tard, les services se vengeaient en condamnant Gao à un purgatoire dont on ignore tout.
« Gao Zhisheng a été le premier à oser défendre un pratiquant du Falun Gong, explique Teng Biao. Il l'a payé très cher, mais son courage a ouvert une brèche dans la muraille du non-droit. Nous sommes aujourd'hui de plus en plus nombreux à plaider ce type de dossiers, même si les autorités n'ont pas renoncé à nous intimider. »