La lutte antiterroriste ne peut tout tout excuser.
INTERNET • Les Etats-Unis se comportent comme la Chine
Pour l'artiste chinois Ai Weiwei, le programme de surveillance américain constitue un abus de pouvoir et une grave atteinte aux libertés individuelles. Il met en garde contre le risque de dérives et souligne qu'aucun Etat n'a le droit d'envahir la vie privée de ses citoyens.
Même si on sait que les gouvernements font toutes sortes de choses, j'ai été choqué par les révélations sur le programme de surveillance Prism de l'Agence de sécurité nationale américaine (NSA). Pour moi, c'est abuser des pouvoirs gouvernementaux pour se mêler de la vie privée des individus. La communauté internationale doit profiter de l'occasion pour réfléchir aux droits des individus et les protéger.
J'ai vécu aux Etats-Unis pendant douze ans [de 1981 à 1993]. Cet abus de pouvoir étatique va totalement à l'encontre de ma conception de ce qu'est une société civilisée et je serais choqué que les Américains le laissent se poursuivre. Les Etats-Unis ont une grande tradition d'individualisme et de respect de la vie privée, et c'est ce qui fait d'eux depuis longtemps un centre de liberté, de pensée et de créativité.
En Chine, en revanche, il n'y a aucun respect de la vie privée – raison pour laquelle le pays est très en retard par rapport au reste du monde sur de nombreux plans. Elle a beau être devenue très riche, elle est encore à la traîne en termes de passion, d'imagination et de créativité.
Bien entendu, nous vivons dans un cadre juridique différent : en Occident et dans les pays développés, il existe des lois qui permettent de contrebalancer ou de limiter l'usage que peut faire le gouvernement de l'information. Ce n'est pas le cas en Chine, et les individus sont complètement à nu. Les intrusions des autorités peuvent ruiner la vie d'une personne et je ne pense pas que ceci puisse arriver dans les pays occidentaux.
Un droit fondamental
Il n'en reste pas moins que si on parle de violation des droits des individus, c'est exactement ce que fait Prism. Ce programme de surveillance place les individus dans une position très vulnérable. Le respect de la vie privée est un droit fondamental, l'une des valeurs essentielles. Rien ne garantit que la Chine, les Etats-Unis ou un autre gouvernement n'utiliseront pas ces informations de façon erronée ou à mauvais escient. Je pense qu'un pays comme les Etats-Unis, qui sont techniquement avancés, ne doit pas abuser de son pouvoir car cela encourage les autres pays à en faire autant.
Avant l'âge de l'information, le gouvernement chinois pouvait décider qu'on était contre-révolutionnaire rien que parce qu'un voisin avait signalé quelque chose qu'il avait entendu. Des milliers, voire des millions de vies ont été ruinées par le mauvais usage de ces signalements.
Aujourd'hui, grâce à ses capacités techniques, l'Etat peut facilement consulter le compte en banque, la correspondance privée, les conversations et les comptes de réseaux sociaux de n'importe qui. L'internet et les médias sociaux nous donnent de nouvelles possibilités de nous explorer nous-mêmes. Mais nous ne nous sommes jamais autant exposés et cela nous rend vulnérables si quelqu'un choisit de s'en servir contre nous. Toute information, toute communication peut placer les jeunes gens sous la surveillance de l'Etat. Quand les Etats oppresseurs arrêtent des gens, ils ont très souvent des informations entre les mains. Elles peuvent servir de moyen de contrôle, de moyen de vous dire : nous savons exactement ce que vous pensez ou ce que vous faites. Ceci peut pousser les gens à la folie.
Quand les hommes ont peur et ont l'impression que tout est exposé au regard du gouvernement, ils se censurent et s'empêchent de penser librement. C'est dangereux pour le développement humain.
En Union Soviétique jadis, en Chine aujourd'hui et même aux Etats-Unis, les responsables pensent toujours que ce qu'ils font est nécessaire et sont fermement convaincus de faire ce qui est le mieux pour l'Etat et le peuple. Mais l'enseignement qu'on doit tirer de l'Histoire, c'est qu'il faut limiter le pouvoir de l'Etat.
Si un gouvernement est élu par le peuple et travaille véritablement pour le peuple, il ne doit pas céder à cette tentation.
Se battre pour conserver son intimité
Pendant ma détention en Chine [en 2011, il a été tenu au secret pendant quatre-vingt-un jours pour "crimes économiques", en fait pour sanctionner son activisme dans le domaine des droits de l'homme] , j'étais surveillé vingt-quatre heures sur vingt-quatre. La lumière était toujours allumée. Deux gardes, qui étaient relayés toutes les deux heures, se tenaient debout à côté de moi. Ils regardaient même quand je prenais une pilule : je devais ouvrir la bouche pour qu'ils voient ma gorge. Vous devez vous doucher devant eux ; ils vous regardent quand vous vous brossez les dents, pour ne pas que vous vous blessiez. Il y avait trois caméras de surveillance pour s'assurer qu'ils ne communiquaient pas avec moi.
Mais les gardes me parlaient quand même, en chuchotant, ils me parlaient d'eux. Il y a toujours de l'humanité et de l'intimité, même dans les conditions les plus restrictives.
Limiter le pouvoir de l'Etat, c'est protéger la société. Il ne s'agit pas seulement de protéger les droits des individus mais de rendre le pouvoir plus sain.
La civilisation repose sur cette assurance et nous devons tous nous battre pour la défendre et pour protéger nos côtés vulnérables - nos sentiments personnels, notre famille. Nous ne devons pas confier nos droits à d'autres. Aucun pouvoir d'Etat ne doit se voir accorder ce genre de confiance, ni la Chine, ni les Etats-Unis.
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