la poésie de la dynastie Tang

proposez ici les poèmes chinois que vous aimez, si possible avec le texte original, le pinyin et la traduction

la poésie de la dynastie Tang

Messagepar laoshi » 27 Avr 2012, 08:44

Le livre de He Ru, Cent Poèmes Tang, édité en 1935, est tombé dans le "domaine public". Je vous propose donc, ici, de découvrir quelques-unes de ses traductions (dont je me suis d'ailleurs rendu compte qu'elles avaient été mises à contribution par François Cheng de manière peu élégante pour son édition de la Pléiade !) ainsi que les textes originaux et leur transcription en pinyin.

J'essaierai de publier un texte par semaine...

Les poèmes que vous transcrirez et traduirez vous-mêmes sont évidemment les bienvenus.
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Wang Zhihuan : Du Haut du pavillon des cigognes

Messagepar laoshi » 27 Avr 2012, 08:49

    Image
    登鹳雀楼

    白日依山尽
    黄河入海流
    欲穷千里目
    更上一层楼


    王之涣


    Dēng guàn què lóu

    bái rì yī shān jìn
    huāng hé rén hǎi liú
    yù qióng qiān lǐ mù
    gèng shàng yì céng lóu

    Wáng Zhìhuàn

    Du Haut du pavillon des cigognes

    Le soleil blanc décline par delà les montagnes,
    Le fleuve jaune se rue vers la mer.
    Vaste pays qu’on voudrait d’un regard embrasser,
    Monter encore d’un étage !


    Wang Zhihuan

    Image


Vous trouverez sur le forum une séquence vidéo sur l'apprentissage de ce poème à l'école primaire ; juste ce qu'il nous faut pour l'apprendre nous-même !
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En passant la nuit sur le fleuve Jiande

Messagepar laoshi » 10 Mai 2012, 17:05

宿建德江

孟浩然

移舟泊烟渚
日暮客愁新
野旷天低树
江清月近人


Image

sù jiàndé jiāng

Mèng Hàorán

yí zhōu bó yān zhǔ
rì mù kè chóu xīn
yě kuàng tiān dī shù
jiāng qīng yuè jìn rén]


Passant la nuit sur le fleuve Jiande

Meng Haoran

Dans les brumes, près de l’île, on amarre la barque,
Au crépuscule renaît la tristesse du voyageur.
Plaine immense, le ciel se penche sur les arbres,
Fleuve limpide : la lune s’approche des humains.


je préfèrerais traduire ainsi, quitte à trahir la lettre du texte :

En passant la nuit sur le fleuve Jiande

On amarre la barque à l’île embrumée,
Au soleil couchant revient la mélancolie.
Plaine immense, le ciel se penche sur les arbres,
Fleuve limpide : la lune est à portée de main.
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Re: la poésie de la dynastie Tang

Messagepar laoshi » 01 Oct 2012, 08:15

Je me rends compte que le dernier poème que j'ai cité est directement lié à la Fête de la lune, qui prit justement beaucoup d'importance sous la dynastie Tang ; dite aussi "fête de la réunion", la Fête de la lune commémore une séparation mythique, celle de Chang E - envolée sur la lune pour soustraire le philtre d'immortalité à l'homme vil qu'est Peng Meng -, et de son mari adoré, Hou Yi. Elle concerne surtout ceux qui voyagent seuls loin de leur pays natal et qui pensent avec nostalgie à la chaleur du foyer ancestral.

Ici, le poète met justement en scène non seulement la mélancolie du voyageur mais encore la réunion des immortels, symbolisés par la lune qui est devenue le séjour de Chang E, et des mortels. Reflétée dans l'eau du fleuve, la lune, ordinairement si lointaine, semble à portée de main et je comprends mieux pourquoi He Ru a choisi de traduire le dernier vers par

"Fleuve limpide : la lune s’approche des humains" :
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Li Bai, pensées d'automne

Messagepar laoshi » 02 Oct 2012, 07:00

Parmi les poèmes liés à la célébration de la Fête de la mi-automne que j'ai traduits pour mon atelier d'initiation à la langue et à la culture chinoise, figure ce beau et simple poème de Li Bai :

秋思 - 靜夜思

李白

床前明月光
疑是地上霜
举头望明月
低头思故乡


[qiū sī - jīng yè sī

Lǐ Bái

chuáng qián míng yuèguāng
yí rì dìshang shuāng
jǔ tóu wàng míng yuè
dī tóu sī gùxiāng]

Pensées d'automne - pensée nocturne

Devant mon lit - clarté, transparence,
Est-ce bien du givre sur la terre ?
Tête levée, je contemple la lune,
Yeux baissés, je songe au pays natal


traduction de He Ru

La contemplation de la lune d'automne, l'exceptionnelle transparence de celle-ci et la pensée nostalgique du pays natal par le voyageur sont parfaitement explicites dans ce poème qui évoque un rituel impérial repris par les lettrés de la dynastie Tang faisant à la pleine lune l'offrande de leurs salutations et de leurs pensées. Le double mouvement qu'évoque Li Bai, lever les yeux vers la lune puis les baisser en faisant retour sur soi, reproduit au plus près le mouvement de prosternation rituelle que traduit le verbe chinois
[bài], "se prosterner (soit en s’agenouillant, en posant les deux mains à terre et en s’inclinant jusqu’à ce que la tête touche les mains ; soit en s’inclinant et en portant les deux mains jointes jusqu’au front)".

Vous pourrez lire dans la rubrique du légendaire chinois, pour éclairer le sens de cet usage, la légende de Chang E, que je viens de traduire.

François Cheng a repris mot pout mot la traduction de He Ru dans son édition de La Pléiade sans le dire, ce qui n'est pas très élégant (il n'a fait que remplacer le mot "terre" par le mot "sol" ; voici la traduction que je vous propose :

Pensée d'automne, pensée d'une nuit tranquille

Devant mon lit, clarté limpide,
Du givre sur le sol peut-être ?
Levant les yeux, je contemple la lune resplendissante,
Les yeux baissés, j'ai la nostalgie du pays natal.


Vous remarquerez aussi que ma traduction privilégie, dans les deux derniers vers, le sens symbolique des idéogrammes qu'ont négligé François Cheng et He Ru, à la forme brève qui est celle du poème original. Il y a beaucoup d'associations d'idées, en chinois, qui disparaissent nécessairement à la traduction car cette contemplation se nuance d'espoir avec le terme
] [wàng] et la lune resplendissante [míng yuè] fait allusion à une perle légendaire brillant dans l'obscurité mais aussi aux larmes, comme si la nostalgie se communiquait du poète au paysage. Vous comprendrez mieux cet aspect de la poésie de Li Bai en lisant l'étude que j'ai consacrée ci-dessous à la poétique de l'automne sous la dynastie Tang.

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la poétique de l'automne sous la dynastie Tang

Messagepar laoshi » 03 Oct 2012, 08:57

L'imaginaire chinois, façonné par la culture rurale, reste tributaire des rites ancestraux, qui suivent le rythme des saisons. Le confucianisme, en mettant l'accent sur le respect des rites, renforce encore cette tendance et les poètes trouvent tout naturellement leur inspiration dans la célébration immuable des saisons et de leurs rites telle qu'elle figure dans le 月令[yuè lìng], les Travaux des mois ou Ordonnances mensuelles du [lǐ jì] (Mémoire sur les Rites).

Leurs préférences vont aux deux saisons intermédiaires et tempérées que sont l'automne et le printemps : « entre les froids durs et secs de l’hiver et la chaude humidité estivale, écrit Marcel Granet, le printemps et l’automne, avec leurs pluies légères et leurs ciels variables, sont comme deux instants merveilleux : la nature, d’un coup, commence ou cesse de vivre. »

Les poètes taoïstes, qui ont construit leur système en rupture avec les moeurs sédentaires des paysans des plaines et qui chantent l'ermite retiré dans la montagne en quête d'immmortalité (c'est visiblement le cas du premier poète que j'ai cité plus haut), ne sont pas moins sensibles à ces deux saisons que les poètes bouddhistes ou confucianistes. Ils y voient le témoignage de l'impermanence du monde qu'ils opposent à l'illusion de l'immutabilité de l'être.

Quelle que soit leur sensibilité philosophique, c'est l'automne qui a la préférence des poètes : selon Philippe Postel, dans L'Automne, un rapide inventaire des principales anthologies extraites du corpus pléthorique de la poésie Tang (50 000 textes !) semble montrer qu'un poème sur 5 environ célèbre cette saison. Mais ce n'est jamais l'automne en général que chantent les poètes, c'est une date précise, une circonstance particulière. Quand ils ne datent pas explicitement leur oeuvre, comme Li Bai dans Le 9° jour de la 9° lune, buvant sur le mont du Dragon, ils y font une allusion transparente, comme Wang Wei évoquant la légende de Wu Gang et le cannelier géant qu'on aperçoit lors de la Fête de la mi-automne : "Le cannelier paraît ; un fin givre d’automne"... Les deux derniers poèmes que j'ai cités plus haut, on l'a vu, sont eux aussi consacrés à cette Fête de la lune qui est la plus fréquemment évoquée dans la poésie.

Les poètes recourent également à un ensemble de formules empruntées au calendrier rural,
[nónglì], qui divise l'année en 24 [qì], c'est-à-dire en 24 "souffles", ou [jié qì], des périodes d'une quinzaine de jours, caractérisées par un signe saisonnier : la "rosée blanche", [bái lù] est le qi de la mi-automne ; le qi de la fin de la saison, est celui de la gelée blanche, du givre [shuāng jiàng]. Li Bai, dans son poème, s'interroge ainsi sur le qi de la saison : "est-ce du givre sur le sol ?" ; c'est la contemplation de la lune qui lui donne la réponse...

Chaque qi, à son tour, est divisé en trois
[hòu], en 3 séquences de cinq jours chacune, associées à une expression-clef dans l'almanach populaire. Le premier souffle de l’automne, par exemple, est décrit ainsi : "le vent frais arrive, la rosée blanche se dépose, la cigale stridule" ; les trois hou de la fin de l'automne constituent une phrase du même genre : "le loup offre des bêtes en sacrifice, les feuilles jaunissent et tombent, les animaux hibernants rentrent tous dans leur terrier" ; le poète peut emprunter ces motifs pour dater son poème de manière allusive : la chute des feuilles d'érable, par exemple, évoquera le deuxième hou du qi de la fin de l'automne dans la poésie Tang.

Des correspondances supplémentaires s'établissent entre les cinq éléments (le bois, le feu, la terre, le métal et l'eau), les quatre points cardinaux, les couleurs, les fleurs et le découpage des saisons : le métal, l’ouest, le blanc et le chrysanthème sont les symboles de l'automne.

D'autres éléments, étrangers au Yueling, associent enfin des motifs convenus, qu'ils soient descriptifs ou philosophiques, à l’automne : les rivières gonflées par la pluie, le claquement des battoirs sonnant sur les pierres à laver, le bruissement soyeux des feuilles dans le vent, la séparation et tout ce qui sépare (les balustres, les paravents, les rideaux), le déclin de toute chose, le crépuscule, l'âge qui vient, l'exil aux frontières, ou l'exil de l'homme loin du ciel, l'illusion de la permanence des choses (dont la montagne est le symbole) opposée à leur vacuité réelle (symbolisée par les nuages ou la brume dans lesquels les rocs semblent se dissoudre) etc....

Chaque poète, en fonction de ses convictions et de sa sensibilité, puise dans ce répertoire commun pour construire un tableau original et subjectif de l'automne ; car, comme le note Philippe Postel, "le poème obéit à une logique essentiellement picturale", il évoque un paysage intérieur accordé à un paysage extérieur, les deux se faisant mutuellement écho : "Bien que le sentiment se distingue du paysage dans la mesure où le premier réside dans le cœur tandis que le second relève du monde extérieur, écrit Wang Fuzhi, auteur d’une anthologie de la poésie Tang, le paysage donne naissance au sentiment comme le sentiment donne naissance au paysage."

Les deux derniers poèmes que j'ai cités plus haut, par exemple, celui de Meng Haoran et celui de Li Bai, traduisent parfaitement le sentiment de l'exil intérieur de l'homme séparé du Ciel et aspirant à l'union impossible avec lui : dans le poème de Meng Haoran, le reflet de la lune sur le fleuve - image du monde réel -, suscite la tristesse du voyageur songeant à son foyer, mais c'est sa nostalgie - sentiment intérieur -, qui suscite l'image du Ciel qui "se penche" pour décrire ce merveilleux reflet... Li Bai traduit quant à lui cette dialectique de l'extériorité objective du monde et de l'intériorité subjective du poète à travers le mouvement des yeux, levés vers le ciel dans la contemplation du clair de lune puis baissés vers la terre dans un repli nostalgique... Mais, dans les deux cas, c'est à travers l'évocation de la Fête de la lune ou de "la réunion", empruntée au Yueling, aux almanachs de la tradition rituelle, qu'ils construisent leur paysage d'automne.

La poésie Tang de l'automne est donc née d'un jeu de contraintes rituelles, rhétoriques et thématiques dont chaque poète explore à sa manière la combinatoire commune pour faire une oeuvre originale.
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Chen Zi'ang, Du Haut de la Terrasse de Youzhou

Messagepar laoshi » 05 Fév 2013, 10:24

Voilà bien longtemps que je ne vous ai pas parlé de poésie.

Je vous propose aujourd'hui une oeuvre de Chen Zi'ang, un poète originaire du Sichuan qui fut l'un des proches conseillers de l'impératrice Wu Zetian. Partisan d'une poésie réaliste, il intègre à ses poèmes des commentaires de portée sociale. C'est peut-être ce qui lui a valu d'être persécuté par Wu Sansi, le neveu de Wu Zetian.


登幽州台各



前不

之悠悠
然而


[Dēng yōu zhōu tài gè gē
Chén zǐ àng
Qián bú jiàn gǔ rén
Hòu bú jiàn lái zhě
Niàn tiān dì zhī yōu yōu
Dú chuàng rán ér tì]

Du Haut de la Terrasse de Youzhou

Chen Zi'ang

Devant, je ne vois pas l'homme passé,
Je ne vois pas, derrière, l'homme à venir,
Songeant au ciel-infini,
Seul et amer, je fonds en larmes.


Poème assez énigmatique puisque le passé et le présent semblent paradoxalement échanger leur place : on s'attendrait que "l'homme passé" soit "derrière"et "l'homme à venir", "devant"...
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Re: la poésie de la dynastie Tang

Messagepar laoshi » 05 Fév 2013, 10:48

Je viens de trouver une traduction anglaise du poème :

On Yuzhou Terrace

Of ancient men, none are left;
of those to come, none are seen.
I ponder the immensity of heaven and earth.
So lonely. Sad. Two tears fall.


Je la traduis en français, elle me semble plus juste, sauf pour le dernier vers, que je corrige :

Du Haut de la terrasse de Youzhou

Des hommes anciens, aucun ne reste,
Des hommes à venir, je n'en vois aucun,
Je mesure l'immensité du ciel et de la terre
Si seul. Triste. Deux larmes tombent


Je ne vois pas où l'auteur a trouvé l'idée des "deux larmes" dans le texte ; je traduirais plus simplement le dernier vers ainsi : "Si seul et si triste que j'en pleure."

L'auteur de cette page donne un long commentaire, que je traduirai quand j'en aurai le temps.
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Re: la poésie de la dynastie Tang

Messagepar laoshi » 05 Fév 2013, 15:58

J'ai traduit librement et mis mon grain de sel dans l'explication très fouillée du poème que propose Matthew Flannery dans The Juejue Exemplified. Chen Zi’ang’s “On Yuzhou Terrace”

Chen Zi'ang (656-698 ou 661-702) est un poète du début de la dynastie Tang partisan de la simplicité du style mais aussi de la profondeur émotionnelle. On le considère comme le premier poète majeur qui ait abandonné le style de cour, dit "gonti shi", tourné vers l'élégance, la complexité de l'élaboration, voire les afféteries de la forme. A l'inverse, Chen privilégiait la simplicité de la diction et la valeur émotive du poème. En ce sens, il est à la fois le précurseur et le promoteur de ce que deviendra la poésie de la dynastie Tang à son apogée.

Le poème Du Haut de la terrasse de Youzhou illustre parfaitement ce nouveau style tout en démontrant les possibilités expressives du jueju, autrement dit du "quatrain", qui est lui aussi une forme de vers réguliers jusqu'alors inédite en Chine.

C'est en partie parce qu'il est extrêmement synthétique que le quatrain est expressif : le jueju typique obéit à une structure ramassée dans laquelle le premier vers introduit le thème, le deuxième l'amplifie et le renforce, le troisième amorce un tournant conduisant à la conclusion du quatrième vers.

Mais le poème de Chen fait beaucoup plus que de réaliser à la perfection la forme classique du quatrain. Grossièrement, on peut dire que le thème de ce poème est la solitude, l'isolement. Les deux premiers vers montrent comment, confinés dans le présent, nous sommes irrémédiablement séparés des hommes du passé et de ceux du futur. Le troisième vers met en évidence l'immensité de l'univers à laquelle est confronté l'individu prisonnier d'une irrémédiable solitude, l'individu qui fait l'épreuve douloureuse de la déréliction. Structurellement, le poème est donc divisé – lui aussi séparé-, en deux blocs parallèles traitant chacun l'un de ces thèmes parallèles de la séparation : séparation dans l'espace et séparation dans le temps. Ce faisant, il met en évidence l'énigme de notre présent, qui n'est qu'un instant éphémère dans l'immensité incommensurable du temps comme il oppose le minuscule écoulement des larmes et leur densité impondérable à l'immensité incommensurable de l'espace….

Mais les deux premiers vers ont aussi une signification toute personnelle pour Chen. Non seulement ils se réfèrent à la solitude de l'homme délaissé dans le temps, radicalement séparé du passé et du futur, mais ils constituent aussi une métaphore de la révolution littéraire qu'il a introduite lui-même dans la poésie : rompant avec les formes du passé et avec les poètes qui l'ont précédé (en particulier Tao Qian, 365-427), il espère avoir donné un nouvel avenir à la poésie, sans pouvoir en juger, prisonnier qu'il est, lui aussi, du présent. De la condition humaine universelle à la métaphore personnelle, la conséquence est bonne….

Mais il y a plus puisque Chen inverse l'ordre de l'espace et du temps : il traite l'opposition temporelle des hommes du passé et des hommes du futur sur le mode spatial (deux niveaux d'interprétation superposés) et l'opposition spatiale de l'infiniment grand (l'univers) et de l'infiniment petit (les larmes) en termes temporels (sous la forme de la succession des vers 3 et 4). Il exprime d'abord l'isolement des hommes dans le temps en termes d'espace et il exprime l'opposition entre solitude personnelle et isolement impersonnel en termes de temps. Cette structure complexe, en forme de chiasme, confère son unité à cette Terrasse de Youzhou….

Globalement, la structure du poème Du haut de la Terrasse de Youzhou repose sur les traits que nous venons de mentionner mais il emploie également des moyens poétiques plus subtils. La symétrie des deux premiers vers, dont la structure grammaticale est rigoureusement identique, va de pair avec une rigueur formelle qui, isolée, n'aurait rien de très remarquable mais Chen abandonne cette rigidité dans le deuxième et le troisième vers pour une syntaxe beaucoup plus souple. Cette rupture stylistique, qui ouvre sur une écriture beaucoup plus colorée, plus imagée, plus chargée d'émotion, épouse le sens du poème. Quant au dernier vers, il permet une interprétation plurisémique, se référant tout à la fois à l'univers tout entier, dont il vient d'être question au troisième vers, mais aussi à l'auteur et à chacun d'entre nous.

On le voit, la structure globale du poème est sous-tendue par un réseau de relations très fines conjuguant symétrie, opposition diachronique (= dans l'ordre de la succession), synchronie (= simultanéité) et empilement des niveaux d'interprétation. Immensité de l'espace, immensité du temps, opposition de l'espace et du temps, opposition de l'univers et de l'individu, tout cela est centré sur le thème de l'isolement, de la séparation, de la solitude. Et ces relations – rassemblées dans un bref poème développant la séquence complète du jueju typique -, mettent en évidence la grande complexité possible dans une forme aussi brève et, sans doute, la difficulté d'en maîtriser la composition. Mais, en dépit de sa forme compacte, aussi brève que complexe, cette œuvre reste d'une grande simplicité de diction et de vocabulaire. On lit ces vers sans difficultés, en parcourant, sur une vingtaine de mots à peine, toute la gamme des pensées qui mènent du lointain passé au futur incertain, de l'infiniment grand de l'univers à l'infiniment petit des larmes, du sentiment personnel de la solitude à l'universalité de la condition humaine.
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Zhang Julin : Depuis que tu es parti

Messagepar laoshi » 02 Mars 2013, 07:51

Je n'ai rien trouvé, ni en français ni en anglais sur ce poète de la dynastie Tang. Ce petit quatrain, très simple, ne m'en semble pas moins mériter de figurer dans cette petite anthologie...

君之出



君之出矣,
不复
思君月,
夜夜清辉


[zì jūn zhī chū yǐ
zhāng jiǔ líng

zì jūn zhī chū yǐ
bù fù lǐ cán jī
sī jūn rú mǎn yuè
yè yè jiǎn qīng huī]

Depuis que tu es parti
Zhang Julin

Depuis que tu es parti, mon bien aimé,
Mes mains n'ont plus touché à l'ouvrage.
Pensant à toi, je suis comme la pleine lune,
Dont nuit après nuit décroît l'éclat.


Image
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