par laoshi » 03 Oct 2012, 08:57
L'imaginaire chinois, façonné par la culture rurale, reste tributaire des rites ancestraux, qui suivent le rythme des saisons. Le confucianisme, en mettant l'accent sur le respect des rites, renforce encore cette tendance et les poètes trouvent tout naturellement leur inspiration dans la célébration immuable des saisons et de leurs rites telle qu'elle figure dans le 月令[yuè lìng], les Travaux des mois ou Ordonnances mensuelles du 礼记 [lǐ jì] (Mémoire sur les Rites).
Leurs préférences vont aux deux saisons intermédiaires et tempérées que sont l'automne et le printemps : « entre les froids durs et secs de l’hiver et la chaude humidité estivale, écrit Marcel Granet, le printemps et l’automne, avec leurs pluies légères et leurs ciels variables, sont comme deux instants merveilleux : la nature, d’un coup, commence ou cesse de vivre. »
Les poètes taoïstes, qui ont construit leur système en rupture avec les moeurs sédentaires des paysans des plaines et qui chantent l'ermite retiré dans la montagne en quête d'immmortalité (c'est visiblement le cas du premier poète que j'ai cité plus haut), ne sont pas moins sensibles à ces deux saisons que les poètes bouddhistes ou confucianistes. Ils y voient le témoignage de l'impermanence du monde qu'ils opposent à l'illusion de l'immutabilité de l'être.
Quelle que soit leur sensibilité philosophique, c'est l'automne qui a la préférence des poètes : selon Philippe Postel, dans L'Automne, un rapide inventaire des principales anthologies extraites du corpus pléthorique de la poésie Tang (50 000 textes !) semble montrer qu'un poème sur 5 environ célèbre cette saison. Mais ce n'est jamais l'automne en général que chantent les poètes, c'est une date précise, une circonstance particulière. Quand ils ne datent pas explicitement leur oeuvre, comme Li Bai dans Le 9° jour de la 9° lune, buvant sur le mont du Dragon, ils y font une allusion transparente, comme Wang Wei évoquant la légende de Wu Gang et le cannelier géant qu'on aperçoit lors de la Fête de la mi-automne : "Le cannelier paraît ; un fin givre d’automne"... Les deux derniers poèmes que j'ai cités plus haut, on l'a vu, sont eux aussi consacrés à cette Fête de la lune qui est la plus fréquemment évoquée dans la poésie.
Les poètes recourent également à un ensemble de formules empruntées au calendrier rural, 农历 [nónglì], qui divise l'année en 24 气 [qì], c'est-à-dire en 24 "souffles", ou 节气 [jié qì], des périodes d'une quinzaine de jours, caractérisées par un signe saisonnier : la "rosée blanche", 白露 [bái lù] est le qi de la mi-automne ; le qi de la fin de la saison, est celui de la gelée blanche, du givre 霜降 [shuāng jiàng]. Li Bai, dans son poème, s'interroge ainsi sur le qi de la saison : "est-ce du givre sur le sol ?" ; c'est la contemplation de la lune qui lui donne la réponse...
Chaque qi, à son tour, est divisé en trois 侯 [hòu], en 3 séquences de cinq jours chacune, associées à une expression-clef dans l'almanach populaire. Le premier souffle de l’automne, par exemple, est décrit ainsi : "le vent frais arrive, la rosée blanche se dépose, la cigale stridule" ; les trois hou de la fin de l'automne constituent une phrase du même genre : "le loup offre des bêtes en sacrifice, les feuilles jaunissent et tombent, les animaux hibernants rentrent tous dans leur terrier" ; le poète peut emprunter ces motifs pour dater son poème de manière allusive : la chute des feuilles d'érable, par exemple, évoquera le deuxième hou du qi de la fin de l'automne dans la poésie Tang.
Des correspondances supplémentaires s'établissent entre les cinq éléments (le bois, le feu, la terre, le métal et l'eau), les quatre points cardinaux, les couleurs, les fleurs et le découpage des saisons : le métal, l’ouest, le blanc et le chrysanthème sont les symboles de l'automne.
D'autres éléments, étrangers au Yueling, associent enfin des motifs convenus, qu'ils soient descriptifs ou philosophiques, à l’automne : les rivières gonflées par la pluie, le claquement des battoirs sonnant sur les pierres à laver, le bruissement soyeux des feuilles dans le vent, la séparation et tout ce qui sépare (les balustres, les paravents, les rideaux), le déclin de toute chose, le crépuscule, l'âge qui vient, l'exil aux frontières, ou l'exil de l'homme loin du ciel, l'illusion de la permanence des choses (dont la montagne est le symbole) opposée à leur vacuité réelle (symbolisée par les nuages ou la brume dans lesquels les rocs semblent se dissoudre) etc....
Chaque poète, en fonction de ses convictions et de sa sensibilité, puise dans ce répertoire commun pour construire un tableau original et subjectif de l'automne ; car, comme le note Philippe Postel, "le poème obéit à une logique essentiellement picturale", il évoque un paysage intérieur accordé à un paysage extérieur, les deux se faisant mutuellement écho : "Bien que le sentiment se distingue du paysage dans la mesure où le premier réside dans le cœur tandis que le second relève du monde extérieur, écrit Wang Fuzhi, auteur d’une anthologie de la poésie Tang, le paysage donne naissance au sentiment comme le sentiment donne naissance au paysage."
Les deux derniers poèmes que j'ai cités plus haut, par exemple, celui de Meng Haoran et celui de Li Bai, traduisent parfaitement le sentiment de l'exil intérieur de l'homme séparé du Ciel et aspirant à l'union impossible avec lui : dans le poème de Meng Haoran, le reflet de la lune sur le fleuve - image du monde réel -, suscite la tristesse du voyageur songeant à son foyer, mais c'est sa nostalgie - sentiment intérieur -, qui suscite l'image du Ciel qui "se penche" pour décrire ce merveilleux reflet... Li Bai traduit quant à lui cette dialectique de l'extériorité objective du monde et de l'intériorité subjective du poète à travers le mouvement des yeux, levés vers le ciel dans la contemplation du clair de lune puis baissés vers la terre dans un repli nostalgique... Mais, dans les deux cas, c'est à travers l'évocation de la Fête de la lune ou de "la réunion", empruntée au Yueling, aux almanachs de la tradition rituelle, qu'ils construisent leur paysage d'automne.
La poésie Tang de l'automne est donc née d'un jeu de contraintes rituelles, rhétoriques et thématiques dont chaque poète explore à sa manière la combinatoire commune pour faire une oeuvre originale.
laoshi