poème à traduire

proposez ici les poèmes chinois que vous aimez, si possible avec le texte original, le pinyin et la traduction

poème à traduire

Messagepar Timoune » 06 Mai 2013, 12:34

Bonjour,
il y a quelques années, j'avais acheté un livre pour apprendre le chinois et en cadeau, j'ai eu un petit livre de poèmes chinois, ils ne sont pas traduits en français. Voici le premier :

jiān jiā
兼葭


jiān jiā cāng cāng, báiwéi shuāng
兼葭苍苍

suǒ wèirén, zài shuǐ fāng
谓伊

huí cóng zhī, dào qiě cháng


yóu cóng zhī, wǎn zài shuǐ zhōng yāng
中央

Est-ce difficile à traduire?

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Eros au fil de l'eau...

Messagepar laoshi » 06 Mai 2013, 17:29

Ce poème est en effet difficile à traduire. Si j'en crois Che Lin, l'auteur de "Entre tradition poétique chinoise et poésie symboliste française", il s'agit en réalité d'un poème érotique extrait du Livre des Poèmes (ou plutôt "des Odes"), le premier recueil de poésie chinois.

Il décrit les ébats amoureux d'un homme dans l'automne de son âge avec une jeune femme à travers un jeu de métaphores végétales et aquatiques ; le roseau et la rosée ont un sens symbolique qu'il n'est pas nécessaire d'expliquer ; aux vains efforts du nageur qui s'obstine à remonter le courant, le poète oppose le plaisir apaisé du lâcher-prise... Je traduis au plus près du texte chinois en tenant compte de la polysémie des caractères.

"le roseau vieillissant bleuit et la rosée d'automne prend des blancheurs de givre
celle que j'aime règne sur les eaux
si je la poursuis en remontant le courant, je rencontre des obstacles tout au long
mais si je me laisse aller au fil de l'eau, je la trouve, ondoyante, au milieu des flots"


NB : il y a une erreur de transcription du caractère [wǎn], au dernier vers, il s'agit
et non de .
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rêverie érotique au bord de l'eau

Messagepar laoshi » 06 Mai 2013, 17:44

Voici la traduction de Che Lin sans laquelle je n'aurais pas compris qu'il s'agissait d'une rêverie érotique :

"Joncs et roseaux
Sont blancs de givre
Elle m'enivre
Au bord de l'eau
Quand je la suis au fil de l'eau
Elle me fuit à mi-ruisseau
Comme je la cherche sans bateau
Elle se tient au milieu des flots"


Comme nous l'avons déjà vu ailleurs, à vouloir respecter la forme rimée et la prosodie, le traducteur est contraint de trahir le sens du texte. Je préfère, quant à moi, rendre au mieux le sens quitte à sacrifier la régularité métrique et les rimes...


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Du vocabulaire au sens

Messagepar laoshi » 07 Mai 2013, 17:59

J'ai oublié de vous signaler une autre erreur de transcription, Timoune, sur le premier caractère : c'est et non ; c'est la clef du végétal 艹 et non la clef de la séparation 丷;

J'ai la chance d'avoir l'édition chinoise du Livre des Odes (malheureusement sans traduction) et j'ai donc pu vérifier le texte mais comme je n'ai pas vu tout de suite la différence, j'ai eu bien du mal à comprendre le sens du premier vers...

Voici le texte corrigé


蒹葭苍苍
一方
洄从道阻
游从中央


[jiān jiā cāng cāng, bái lù wéi shuāng
suǒ wèi yī rén, zài shuǐ yī fāng
sù huí cóng zhī, dào zǔ qiě cháng
sù yóu cóng zhī, wǎn zài shuǐ zhōng yāng]


Je vous propose maintenant d'explorer avec moi le vocabulaire du poème, même si vous ne pratiquez pas le chinois, vous comprendrez pourquoi je pense qu'il est question d'un homme vieillisant

蒹葭 : "roseau", "roseau à balai", "d'’origine humble", mais aussi "penser à un ami lointain".
苍苍 : signifie "bleu foncé", "vieux, vieilli" et, parlant des cheveux, "grisonnants" ; le redoublement va de pair avec l'idée d'une progression, d'un processus qui avance pas à pas.

C'est pourquoi je traduis par "le roseau vieillissant bleuit" ; on pourrait, bien sûr, traduire par un pluriel ; j'ai opté pour un singulier générique...


: "la rosée d'automne", "la rosée blanche", c'est l'une des 24 "périodes solaires" de l'année dans le calendrier traditionnel chinois, c'est le "souffle" de la mi-automne
: "devenir"
: "gelée blanche", "givre" (mais aussi "noble et pur") ; comme "la rosée blanche", "le givre" correspond à un souffle saisonnier, c'est le "qi" de la fin de l'automne...

La rêverie amoureuse de l'auteur s'inscrit donc dans une poétique de l'automne, dont nous avons vu qu'elle évoquait tout à la fois des paysages peu à peu gagnés par le gel et la mélancolie de l'âge qui vient. Mais l'automne est aussi la saison où les rivières, gonflées par la pluie, sortent de leur lit, c'est ce qu'évoque la suite du poème :

: "celui ou celle que l'on appelle"
: "cette personne-là". autrement dit "la personne aimée"
: "être", "se trouver"
一方 : "toute la région" c'est pourquoi j'ai traduit par "règne sur les eaux" après avoir pensé à "est cernée par les eaux"

La suite est plus facile à interpréter, au moins pour le sens littéral :


: "remonter le courant"
: "suivre" (le caractère représente un homme qui en suit un autre)
: ici, pronom personnel de la troisième personne du singulier au cas régime, "elle"
: "la voie", "le chemin", "arriver à" mais aussi "cours", "lit" d'une rivière, d'où la traduction de Che Lin
: "obstacle" mais aussi "se séparer", d'où la traduction de Che Lin (il est vrai que la séparation est l'un des motifs privilégiés de la poétique de l'automne).
: "et aussi", "tour à tour"
: "long", "longueur"
: "descendre le courant"
"ondoyer", "onduler", "se balancer" mais aussi "souple", "accommodant" ; la jeune amante, qui se montre rétive aux étreintes "à contre-courant", se fait laisse aller au plaisir "au fil de l'eau"
中央 : "au centre", "au milieu"

Voilà qui j'espère aura pu vous faire mieux apprécier le poème...
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Re: poème à traduire

Messagepar lucie » 08 Mai 2013, 13:49

Bonjour,

Je complète la traduction de ce poème que j'ai trouvé dans le web chinois.
苍 : vert foncé, bleu, grisonnant
苍苍 ici a le double sens comme dit Laoshi, c'est une progression dans le changement des couleurs des roseaux. C'est donc mieux de traduire les deux sens, l'un pour un pluriel avec la couleur du vert foncé, l'autre pour la couleur "grisonnant", c'est à dire que les roseaux sont abondants au début, puis au fil du temps, ils devinnent grisonnants, je pense que ceci est pour interpréter le temps qui passe, l'auteur pense beaucoup à son amant aimée.

一方 ici est simplement pour "l'une côté de la rivière".

L'expression 在水一方 est aussi pour le titre d'un feuilleton chinois, d'une chanson . La chanson a été interprétée par la chanteuse populaire Teresa Teng (Deng Li-Jun) que vous connaissez peut-être.
Les paroles de cette chanson s'expliquent le sens de la version complète de ce poème, vous trouvez également les paroles dans ce lien.

宛 que j'ai trouvé dans les sites chinois est simplement traduit par "sembler, avoir l'air"

J'espère que la chanson vous aide à comprendre le sens du poème.

à bientôt
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polysémie

Messagepar laoshi » 08 Mai 2013, 14:51

Merci beaucoup, Lucie ! C'est étrange toutes les traductions différentes que donnent les auteurs dans les différentes langues, j'en ai trouvé encore une autre, en anglais, qui inverse totalement les sexes (cette fois, c'est une femme qui parle de son amant). La poésie chinoise est décidément polysémique...

Voilà la définition de
que donne le Ricci :

L'auteur de l'entrée 宛, dans le Grang Dictionnaire Ricci, a écrit:
[wǎn] 1. Courbe; courbé; incliné; docile; souple; accommodant. 2. Semblable à. Comme si. 3. Onduler; bouger; se balancer. 4. Petit; fin. 5. pour [wǎn] (Méd. chin. trad.) Poignet. 6. Nom de famille.


Mon édition du Livre des Odes est commentée (c'est le merveilleux cadeau, rapporté de Chine, que m'a fait la collègue qui a repris l'atelier de chinois) ; j'essaierai de transcrire et de traduire le texte du commentateur chinois dès que j'en aurai le temps ;) . Peut-être aurons-nous la clef de l'énigme...
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Re: poème à traduire

Messagepar Timoune » 09 Mai 2013, 15:02

Bonjour,
merci beaucoup pour avoir traduit ce poème. Je suis impressionnée par votre niveau en chinois à toutes les deux! :applause: :ec16:
Qu'est-ce que la prosodie
et la régularité métrique?
Merci pour le temps que vous avez passé à le traduire.
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la rime, le rythme et le sens

Messagepar laoshi » 09 Mai 2013, 16:29

Je parle de "régularité métrique" parce que le traducteur chinois garde en français le même nombre de pieds qu'il y a de syllabes dans le poème chinois : tous ses vers ont quatre pieds ou bien sont des octosyllabes faits de deux groupes de quatre syllabes. Quant à la "prosodie", elle concerne le rythme du poème, l'accentuation et la longueur des syllabes : le E de "elle" compte dans "elle m'enivre" ("el-le" = 2 pieds) mais il est muet dans "ivre" => 1 seul pied),

Tout cela va de pair avec le jeu des rimes : c'est pour respecter la contrainte de la rime que le poète chinois coupe les deux premiers octosyllabes en deux mais, pour faire rimer "eau" et "roseaux", il est obligé de sacrifier tout un aspect du texte (les roseaux qui bleuissent en vieillissant et la rosée d'automne) ; de même pour trouver une rime à "givre", il est obligé de trahir le texte : il n'est absolument pas question d'ivresse dans le poème chinois pas plus qu'il n'y est question de "bateau" ou de "ruisseau" mais il a besoin de rimes en "eau"...

Mon niveau de chinois ne serait rien sans le Grand Ricci et beaucoup d'obstination (je n'aime pas ne pas comprendre).

Quant à Lucie, que je remercie pour toutes les précisions qu'elle nous donne... elle est chinoise, ça aide !
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Re: poème à traduire

Messagepar laoshi » 03 Juil 2013, 06:48

Voilà une autre traduction du poème datant de 1896. Elle est de Séraphin Couvreur (1835-1919). Il choisit une traduction très neutre, asexuée... mais il avoue, dans sa présentation du poème, ne pas savoir ce dont il est question : "Un homme s'efforce vainement d'aller trouver quelqu'un qui est dans le voisinage. Il est arrêté par les obstacles, et celui qu'il cherche n'a pas de lieu fixe. Les interprètes supposent dans cette pièce une allusion à un fait qu'ils ne savent pas deviner".

Les roseaux et les joncs sont verdoyants ; la rosée se change en gelée blanche.
Celui que je cherche est en quelque endroit de la rivière.
Pour aller à lui, je marche en sens contraire du courant ; mais le chemin est semé d'obstacles et fort long.
Je marche dans le sens du courant ; mais voilà cet homme immobile au milieu de l'eau.

Les roseaux et les joncs sont luxuriants ; la blanche rosée n'est pas encore évaporée.
Celui que je cherche est sur la rive verdoyante.
Pour aller à lui, je marche en sens contraire du courant ; mais le chemin est semé d'obstacles et va en montant.
Je marche dans le sens du courant ; mais voilà cet homme immobile au milieu d'un îlot.

Les roseaux et les joncs sont bons à couper ; la blanche rosée n'a pas encore disparu.
Celui que je cherche est sur la digue de la rivière.
Pour aller à lui, je marche en sens contraire du courant ; mais le chemin est semé d'obstacles et tourne à droite (fait des détours).
Je marche dans le sens du courant ; mais voilà cet homme immobile au milieu d'un îlot.
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